Madame
Chrysanthème
Opéra en quatre
actes, un prologue et un épilogue
d’André Messager
Livret de
Georges Hartmann et Alexandre André
d’après le
roman éponyme de Pierre Loti
Création à
Paris, Théâtre de la Renaissance, le 21 janvier 1893
Première
représentation à l'Opéra de Marseille
23 mars 2016
Version
concertante
Le
joli temps des colonies…
Bien loti le Loti, en
femmes : une dans chaque port. Chaud lapin, ce marin qui, de ses succès
féminins (faciles) ramène en métropole des succès de librairie qui font
rêver d’érotisme exotique lointain ses compatriotes au foyer.
De son vrai nom Louis
Marie Julien Viaud (1850-1923), sous son nom d’écrivain, Pierre Loti (celui d’une
fleur de Tahiti) cet officier de marine français, dans ses romans d’inspiration
autobiographique, narre complaisamment ses pittoresques amours : dans le
premier, paru anonymement, qui affecte en partie la forme de journal intime, Aziyadé (1879), c’est son
aventure (bien improbable) avec une odalisque du harem d’un dignitaire ottoman
: elle mourra de son abandon, l’amant aussi ; il qualifie cette liaison
d’ « amourette à la turque ». Le Mariage de Loti (Rarahu) (1882), raconte déjà un
mariage, à Tahiti, avec une indigène, et il en sera tiré le livret de l’opéra de jeunesse de Reynaldo Hahn, L'Île du rêve, créé en 1898 à
l’Opéra-Comique, après avoir aussi coloré Lakmé (1883) de Léo Delibes. Le 9
juillet 1885, dès son arrivée pour une escale à Nagasaki, Loti épouse par
contrat d’un mois renouvelable, une jeune Japonaise de dix-huit ans, Kiku-San
(Madame Chrysanthème). Les amours de la contemporaine Carmen (1875) lyrique
« ne durent pas trois mois » ; celles de Loti, bien moins :
il quitte son épouse japonaise le 12 août et en fait le roman de ce nom en
1887, mis en musique par Messager en 1893.
Pierre
Loti, qui eut des funérailles nationales dans un pays qui se reconnaissait en
lui, était arrivé au bon endroit au bon moment. Alors qu’en 1892, l’Espagne, le
plus grand empire d’Europe pendant plusieurs siècles, perd, avec Cuba,
Porto-Rico et les Philippines, les derniers vestiges de ses colonies, avec
certaines nations de l’Europe, la France se taille un empire colonial : en
1883 prise de Hanoï, expédition au Tonkin, protectorat imposé à l’Annam,
occupation de Madagascar. Puis annexion de Tahiti. Dix ans après, alors qu’on
bricole les statuts de l’Algérie conquise, c’est le Soudan, le Cambodge arraché
au Siam, le Laos… Loti, qui sillonne les mers du sud, représentant de la marine
de guerre française, incarne dans ses œuvres un amour gaulois exporté qu’il
importe paré des couleurs exotiques à la Gauguin, autre pourvoyeur
contemporain d’images sensuelles de Vénus complaisantes des îles. C’est,
sinon encore le tourisme, le colonialisme sexuel en tout bien tout honneur: la France fait
l’amour, pas la guerre. Mais guerre d’amour tout de même, à en juger par les dégâts.
Madame Chrysanthème
Avec la conjonction de
Lakmé à Avignon, de Butterfly qui y trouve une
source, c’est une magnifique idée de Maurice Xiberras que de nous proposer ce
regard sur une œuvre oubliée, inédite à Marseille, imbue avec une insouciante
inconscience de la même idéologie impérialiste occidentale, franchouillarde
ici, et nourrie de la même veine orientaliste de Félicien David.
On
regrettera l’absence de surtitres pour capter, malgré la générale bonne diction
française des interprètes, les finesses d’un texte jusqu’ici inouï, dont le peu
qu’on comprend n’est pas sans intérêt, bien que le découpage du livret, sans
doute trop fidèle à l’original littéraire narratif, statique, passant mal la
nécessaire concision et dynamique dramatiques requises par la mise en musique
qui en allonge forcément le tempo, explique sinon justifie son échec. Avec de
longs passages parlés, c’est bien une œuvre d’Opéra-Comique, de demi-caractère,
sans caractère dramatique justement. Il n’y a pas ici la nécessaire tension
scénique du théâtre : exposition, nœud, péripéties et catastrophe ou
dénouement. C’est une plane succession de morceaux de genre, un Prologue breton
ému qui aura le pendant d’une fête japonaise ironisée, une séparation plus
qu’une rupture ou un divorce matrimonial sans drame autre qu’une scène de
petite jalousie plus proche du vaudeville que d’Othello, et un sage Épilogue de
retour au bercail breton, avec, pour conclusion de la parenthèse orientale, une
philosophie petitement masculine qui reprend, à la fin, le credo du
début sur l’universelle similarité des femmes.
Des
bourgeois épouseurs
Mais
héros étranges de banalité face à la même pas inquiétante étrangeté de cette
terre et population étrangères. Ils n’ont pas rompu les amarres de leur
Bretagne originelle du Prologue, retrouvée à l’Épilogue en un cercle narratif
et musical, et cette nostalgie semble les rendre imperméables humainement à
leur nouvel environnement humain des antipodes. D’entrée, donc, comme une
donnée fondamentale bien machiste, « Les femmes sont partout les
femmes », ritournelle digne d’Offenbach, reprise à la fin. Axiome
confortable de la supériorité masculine posé ou imposé sur la diversité du
réel, qui les rend incapables, peut-être à l’exception d’Yves, géniteur devant
l’éternel et regrettant femme et enfants de sa Bretagne, de cultiver les fleurs
de la différence, malgré les apparences de les cueillir.
Car cette fine fleur
de la marine française, quatre officiers sans doute (interprétés par deux
chanteurs) et un Amiral évoqué, à peine posé le pied sur cet archipel des
hommes comme disait Roland Barthes, ne semblent avoir de cesse que d’avoir
choisi, sur le catalogue d’une solide agence matrimoniale, une femme, une
épouse au nom de fleur ou de fruit : Chrysanthème, Jonquille,
Campanule, Prune, Fraise…
Tant
qu’à effeuiller la marguerite, on pourrait penser qu’on peut en varier les
pétales, adorer autant la rose qu’honorer d’autres fleurs. Mais non : même
si ce répertoire botanique de filles-fleurs ou femmes-fruits, qu’offre à la
consommation ou dégustation la maison de Monsieur Kangourou, pourrait être
celui d’un bordel, justement, ces messieurs bien, au lieu de butiner de fleur
en fleur, semblent ne vouloir que se fixer sur une seule, et par mariage, même
par contrat renouvelable. Mariage, institution. Loin d’être des aventuriers du
sexe ou des « épouseurs
à toutes mains » comme Don Juan qui ne prodigue la sienne que pour passer de femme
en femme, ces bons bourgeois transposent ici les normes de là-bas, cherchant
femme, même a minima, mais avec la stabilité, la sécurité que leur garantit
l’agence officielle.
Alors
que les héros français, si l’on a bien compris, demeurent en ces terres
lointaines bien plus qu’une saison (un an, deux ans ?) on ne voit pas
que les fruits passent les promesses des fleurs : pas d’accident, pas
de conséquence filiale à ces mariages sans procréation, comme avec des fleurs
stériles. Et, autant qu’on en juge, aucune empathie, guère de sympathie envers
ce peuple et ses coutumes, jugées, comme la cuisine locale, avec une
condescendance amusée, évoqué plus tard sans nostalgie.
Archipel
musical
C’est donc sans
émotion dramatique que l’on assiste à cette version concert, dont le mérite
est, par ailleurs d’intensifier notre attention à la musique. Nous la
découvrons non comme un vaste continent perdu mais, oui, comme un savant
archipel d’îles musicales aux accents reconnaissables de son temps, même
wagnériens, mais profondément personnels, puissants, tendres. Le chef Victorien
Vanoosten, qui s’est longuement plongé dans la partition oubliée, sans
références externes comparatives, nous y fait naviguer d’une baguette sûre,
soulevant la houle ou apaisant la tempête d’un orchestre très nourri,
enveloppant de vagues ou d’écume les chanteurs sans jamais les noyer.
Il faut dire que
la distribution c’est un équipage d’une rare solidité et homogénéité, même dans
un rôle des plus brefs pour la soprano Virginy Fenu, Madame Jonquille.
On
retrouve avec grand plaisir, Sandrine Eyglier, Oyouki, Madame
Campanule, candidate rebutée au mariage avec Yves, l’imperturbable mari fidèle
à sa femme bretonne, dans un très beau duo avec l’héroïne et un air de genre,
poétique et aérien sur « la colombe » plein de charme. Madame Prune
délurée et madame Fraise pleine d’allure, Lucie Roche déploie le
velours de son mezzo comme toutes les ressources de la coquetterie, toute
piquant et douceur, pour assouvir avec humour son goût féminin d’exotisme
masculin européen, quitte à tromper son Sucre de mari, un Xin Wang, peut-être trop
doucement sucré, presque couleur locale, mais cantonné aux coulisses bretonnes
des Prologue et Épilogue.
Entrepreneur
matrimonial cynique, dynamique et joyeux, Rodolphe Briand, grand comédien
et excellent chanteur, se taille un légitime succès en Monsieur Kangourou et un
Charles indéfini, tirant cette œuvre vers son caractère plus comique qu’opéra
dramatique. Dans des rôles doubles qu’on a du mal à discerner, Yves et René, le
premier ami, le second (peut-être frère) du héros, le Yann Toussaint incarne de sa
magnifique voix noble de baryton, égale sur tout son registre, le seul
personnage nuancé de l’œuvre, sensible autant que viril, muré dans sa fidélité
à l’épouse lointaine, digne et un peu distant mais témoin lucide du spectacle
guère reluisant de son supérieur Lieutenant. Celui-ci, chantant sinon incarnant
deux personnages, Raoul indéfini, et Pierre, on n’ose dire le héros, mais la
figure centrale de la pièce, c’est le ténor Jean-Pierre Furlan, arrogante
voix, vaillante, héroïque pour un rôle qui ne l’est guère, surmontant toutes
les difficultés dont est semée sa partie. Madame Chrysanthème, Annick Massis
mérite
encore une fois des fleurs, tous les bouquets : sans singer les
petites filles, elle joue d’une voix éternellement jeune, onctueuse, aisée, ce
personnage touchant, doté des grâces d’une partition fleurie, exquise, sans
mièvrerie, un gazouillis d’ornements comme dans l’air de « la
cigale » : un régal.
Des
chœurs grandioses et nombreux (Emmanuel Trenque) servent
brillamment cette musique, malheureusement desservie par un livret falot.
Madame Chrysanthème
d’André Messager
Opéra de Marseille
23 mars 2016
Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille
Direction musicale Victorien Vanoosten.
Distribution :
Madame Chrysanthème : Annick MASSIS ;
Madame Prune /
Madame Fraise : Lucie ROCHE ;
Oyouki / Madame Campanule : Sandrine EYGLIER
; Madame
Jonquille : Virginie FENU. Pierre / Raoul : Jean-Pierre FURLAN
; Monsieur Kangourou /
Charles : Rodolphe BRIAND
; Yves / René : Yann TOUSSAINT ;
Monsieur Sucre /
Un gabier :Xin WANG.
Photos
Christian Dresse :
1. Annick
Massis ;
2.
Jean-Pierre Furlan ;
3. Yann
Toussaint ; Virginue Fenu, Lucie Roche ;
4. Sandrine
Églier, Annick Massis ;
5.Xin Wang
Rodolphe Briand, Yann Toussaint.
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