L’Oristeo
Dramma per musica de Francesco Cavalli (1602-1676)
Livret de Giovanni Faustini (1615-1651)
Création à Venise, teatro Sant’Aponal (1651)
Recréation mondiale
Mars en Baroque
Marseille Théâtre de La Criée
11 mars 2016
On ne reprendra pas ici tout ce qui s’est dit
de Cavalli et de l’Oristeo que l’on trouve dans tous les dossiers de presse à
l’occasion de sa magnifique résurrection dans le cadre de Mars en Baroque par
le Concerto soave. Je me bornerai à apporter des éléments pour montrer que ce
compositeur, presque né avec le siècle, à près de cinquante ans, avec un
librettiste qui meurt l’année même d’une création qui en marque la moitié, est
la synthèse géniale, pragmatique, de toute une effervescente réflexion
esthétique théâtrale et musicale de 1600 jusque-là.
Comedia, commedia, « opéra »
Tout siècle qui commence s’éprouve comme neuf.
De l’Astronomia nova de Képler aux Musiche nuove de Caccini (1600, 1601), des sciences aux arts, c’est
l’enthousiasme de la nouveauté qui est la marque du Baroque, de tous ces
créateurs que nous qualifions aujourd’hui anachroniquement de
« baroques » et qui, tous, dans une guerre de
« manifestes », se revendiquent de la nouveauté et se proclament
hautement « modernes. » Dès les premières années du siècle, en
Italie, en Espagne, on a réglé leur compte aux « Anciens », dans une
« Querelle des Anciens et des Modernes » qui ne sera soldée, en
France, qu’au tournant des XVIIe et XVIIIe.
Musique nouvelle
C’est la prétention à la nouveauté, à la
primauté, à la paternité de l’invention de recitar cantando, qui expliquent la course de
vitesse entre Peri
et Caccini pour
leurs respectives Euridice (1600), et tout le déferlement d’œuvres nouvelles en
compétition d’originalité, de polémiques amplifiant la querelle entre la prima et la seconda prattica en Italie[1]. Des fondateurs de la Camerata
de’ Bardi et Vincenzo
Galilei, père du
savant, qui théorise en 1581 le dialogue entre la musique ancienne et moderne (Della
musica antica et della moderna ), en passant par Vincenzo Giustiniani partisan d’une musique actuelle (Discorso
sopra la musica de suoi tempi, 1628), Pietro della Valle, qui en réclame la paternité en
1640, on entend jusqu'au milieu du siècle les échos de la querelle dont le
traité de l’Espagnol Caramuel résonne encore et la résume dans son Ars musicæ (Vienne, 1646), qu’il publie en
castillan à Rome (Arte nueva de música, 1669). Au milieu du XVIIe siècle de
l’apogée de Cavalli, donc, la musique scénique, rappresentativa, s’est imposée partout en Europe
sauf en France.
Mais en Italie même, vocalement, passé
l’engouement de la nouveauté du recitar cantando, on commence à en dénoncer la
monotonie, et Domenico Mazzocchi, dès 1626, dans sa préface à La catena d’Adone, explique qu’il a semé son œuvre de
mezz’arie, de
‘moitié d’airs’, pour compenser l’ennui (tedio) du récitatif. La voie est ouverte
pour la fluidité musicale de Cavalli, glissant insensiblement d’un récit arioso à un air concis qui refuse encore
la clôture symétrique de l’aria à venir, son da capo se réduisant souvent au simple retour de deux vers,
catalyseur exemplaire d’un demi-siècle de musique en Italie.
Comedia
et livrets
Une Italie aux trois quarts espagnole. De la
Sicile au Royaume de Naples confinant aux portes de Rome où l’Espagne fait
encore les papes, en passant par le Milanais, avec Gênes et Florence comme
satellites ou alliés, à l’exception de l’irréductible Venise, toute la
péninsule subit la politique et l’empreinte culturelle de l’Espagne. Notamment
de son nouveau théâtre, la comedia nueva, théorisé en 1609 par Lope de Vega et son Arte nuevo de hacer
comedias en este tiempo, ‘Art nouveau de faire du théâtre pour notre temps’, adressé à
l’Académie de Madrid. C’est le premier manifeste, dont se souviendra Hugo, du
théâtre moderne : ici et maintenant, le Baroque, sans les nostalgies
passéistes du classicisme figé dans l’imitation antique. Déjà annoncé par Giordano
Bruno et son Candelaio : abandon de la règle
artificielle des trois unités d’Aristote, de temps, de lieu et d’action. À quoi s’ajoute
l’uniformité de style et de ton : tragédie et comédie séparées.
À l’inverse, au nom du naturel, de la vie, Lope
mêle allègrement le tragique et le comique, celui-ci dévolu à des personnages populaires,
doubles cocasses des maîtres, souvent les valets, traducteurs en langue simple
des propos alambiqués des nobles héros : un théâtre intelligible pour
toutes les classes sociales. L’action n’est plus unique mais sans qu’on puisse
réduire à l’unicité son protéiforme théâtre, elle est souvent dédoublée avec deux
intrigues parallèles,
affectant en général deux couples, les deux jeunes premiers et les symétriques seconds, dans
un quadrille aux chassés-croisés amoureux et quiproquos vaudevillesques.
Faustini, le librettiste de Cavalli s’en fera une spécialité.
Foin des cinq actes pesants : on
passera à trois actes,
les deux entractes occupés par des délassements comiques musicaux, les entremeses (qui donneront plus tard, unifiés,
l’opera buffa).
Adieu les sujets mythologiques chers aux grosses et chères
machines du théâtre de cour[2]. Dans des cours modestes en plein
air et jour (corral), justement se joue ce théâtre savant et populaire à la fois, dont les
intrigues foisonnantes et palpitantes vont nourrir nombre de scenari de l’italienne Commedia dell’Arte,
dont le Don Juan et sa statue parlante qui court l’Europe, ainsi que les
mélodrames, le ‘théâtre mélodieux’, dont certains de Cavalli, comme son fameux Giasone, son dramma per musica le plus représenté, qui s’inspire de La viuda valenciana et de La fuerza lastimosa du même Lope, ainsi que son célèbre
Xerse, qui en
reprend Lo cierto por lo dudoso[3].
Polymétrie
Il est vrai que Lope de Vega est une mine
extraordinaire de sujets avec les mille-huit cents comedias qu’on lui prête (neuf cents sont
documentées). Abondance qui s’explique par la technique d’écriture rapide qu’il a mise au point et
formalisées dans son Arte nuevo. Il envoie aux orties l’unité de style aristotélicienne,
préconise la polymétrie et un mètre de vers adapté aux situations : les
récits (relatos), s’écriront en vers de romance, c’est-à-dire le mètre de la poésie
populaire héritée du romancero, octosyllabes avec une simple rime assonante et uniforme
aux vers pairs, et des parties plus élaborées, en rimes consonantes, parfois
des formes closes, lyriques, comme les sonnets. Il est difficile de ne pas
voir, dans ce « bilinguisme » métrique de la comedia en trois actes, et cette exigence
de variété naturelle de tons, de mètres, comme un antécédent de celui du dramma
per musica
qu’imposera Venise contre le florentin, le faisant descendre du Parnasse et
Permesse d’Orphée à la joyeuse kermesse polymorphe vénitienne.
Rhétorique des affects
On peut gager que les académies italiennes qui
discutaient du nouveau théâtre espagnol, entre autres la vénitienne des
Incogniti dont les membres (parmi lesquels Faustini et Ciccognini, librettistes
de Cavalli) dédièrent nombre de poèmes à Lope, n’auront pas manqué de noter la
première et rapide exposition, dans l’Arte nuevo, d’une théorie des affects et des
moyens rhétoriques de les exprimer sur scène[4]. Pour la musique, l’ouvrage Musica
poetica (1606) de Joachim
Burmeister semble
plus cryptique et lointain.
Plaire au plus grand nombre
Car ce qui caractérise Lope, chantre du théâtre
public pour tous, c’est un pragmatisme mercantile que, face à ses détracteurs,
il affiche sans honte avec une logique cynique :
Si
le peuple qui paye y trouve un agrément,
Tout
moyen pour lui plaire en devient pertinent.
Contrainte du théâtre commercial privé :
plaire au public dont dépend sa survie, acte moderne de génie créateur autant
qu’affairiste qui est aussi la marque de Cavalli comme le démontre abondamment
Olivier Lexa dans sa biographie.
Changement de lieux
Quant à la polytopie, la multiplication
anti-aristotélicienne des lieux de l’action, qui font rêver les spectateurs,
encore théorisée par Lope, elle est formulée par Cervantes dans une de ses
pièces, dans ces quelques vers de romance,
La
comedia est une carte
où
à peine un doigt distant
tu
verras et Londres et Rome
et
Valladolid et Gant.
Peu
importe au spectateur
que
je passe en un instant
de
l'Allemagne à l'Afrique
sans
qu'il bouge pour autant,
car
la pensée a des ailes
et
il peut bien, un moment,
me
suivre partout en rêve
ni
égaré, ni fatigant.
L’Oristeo ressuscité
L’œuvre
Des trente-trois opéras connus de
Cavalli, sur les vingt-sept conservés, il est le seul de sa main, mais sans les
soins d’un exemplaire soigneusement recopié dans l’atelier du compositeur, ce
qui fait imaginer ceux de Jean-Marc Aymes pour en déchiffrer l’écriture,
défricher le fatras, remplir les vides et assurer la réalisation musicale.
Exemplaire travail à en juger par le résultat.
Entre 1651 et 1652, Cavalli et
Faustini associés dans leur théâtre Sant'Aponal de Venise, la première salle
lyrique de l'histoire fondée et dirigée par un librettiste et un compositeur,
inaugurent avec L’Oristeo le premier des quatre chefs-d'œuvre de leur fructueuse
association : La Rosinda, La Calisto et L'Eritrea, qui ont en facteur commun le mélange des genres musicaux
et dramatiques. Le sujet, avec le quadrille de jeunes amants sans doute puisé
dans la comedia
espagnole, a la complication du roman baroque qui s’est forgé avec la
redécouverte, à la Renaissance, de ce que l’on appelle le « roman
grec » ou byzantin du IIe au IVe siècle de notre ère
dont le modèle canonique est Théagène et Chariclée ou les Éthiopiques, d’Héliodore : aventures et mésaventures de deux
jeunes amants qui sont séparés et subissent des épreuves à rebondissements multiples
avant de convoler enfin en justes noces.
Drame et
vaudeville
Ici, comme dans
La Forza del destino de Verdi inspiré de la pièce espagnole de A. S., Duque de Rivas, dans un malheureux combat nocturne,
le roi Oristeo, le héros amoureux, tue accidentellement le père de sa promise,
la princesse Diomeda et celle-ci, si elle ne s’enferme pas dans un couvent
comme la verdienne Leonora, fait un vœu religieux de chasteté. Assez relatif
puisqu’on la découvre au lever de rideau acceptant avec complaisance les hommages
empressés du prince Trasimede, lui-même promis de la princesse Corinta déguisée
sous le nom d’Albinda, tentant de récupérer son fiancé volage, elle-même
convoitée par Oresde, un rustique maître jardinier qui lui conte lourdement
fleurette, tandis que le roi Oristeo, sous le masque de Rosmino,
sous-jardinier, essaie de reconquérir son ingrate beauté. Bref nous avons un
schéma dramatique classique : A aime B qui aime C aimé de D, aimée de F, et une situation que l’on dirait
vaudevillesque puisque tout ce monde se retrouve en même temps où il ne
faudrait pas, dans un même lieu : la cour de Diomeda. Ce petit monde
s’abandonne aux délices et poisons de la guéguerre d’amour, des dépits amoureux
qui font bouger les lignes du quadrille, quand la vraie guerre fait irruption
dans leur tendre univers : Corinta, est détrônée et poursuivie par un
usurpateur ; Trasimede, vainement exhorté à l’action par Erminio,
prosaïque et ironique soldat d’amour, risque de perdre son trône dans les
mollesses de sa passion pour Diomeda et les deux sont poursuivis par l’adverse
Nemeo, puis par Eriale, le fils vengeur d’Oristeo qui les croit meurtriers de
son père disparu. A chacun, donc, son escorte d’assassin. Une sorte d’intermède
mythologique des trois Grâces avec le cynique Intérêt, chantre de l’amour
vénal, et du favorable Cupidon, opposera la gracieuse bienveillance des dieux à
la fatalité qui séparait les couples, qui, masques déposés, réconciliés,
convoleront en justes mais de justesse noces.
Réalisation
et interprétation
Un couple, devant le rideau, amorce
une explication, pas très explicite, de la complexe intrigue. On manquera ainsi
de clés sur les nombreux personnages, dont deux déguisés, affublés d’un faux
nom, et treize autres assumés par les mêmes six chanteurs ; sept autres
rôles masculins sont interprétés par des soprani travesties, une Grâce est de
sexe masculin, seul Oristeo, en genre et nombre, ne chante que sa part. On
mettra cela sur l’étroite comptabilité économique du théâtre aujourd’hui et,
gentiment, sur le compte de l’ambiguïté sexuelle baroque, mais la clarté n’y
trouve pas le sien. Les maladresses et faux sens de la traduction des
surtitres, donnant systématiquement les couples de héros comme mariés alors que
toute l’intrigue repose sur leur désir effréné d’hymen, couronné à la fin,
n’éclaireront guère notre lanterne.
Les lanternes,
justement, au lever de rideau, posées sur le sol, captent et ravissent notre
attention : sur fond ombreux de la vaste et profonde scène jonchée de
roses, métonymie fleurie du jardin, elle soulignent de leur belle et sombre
clarté, à jardin, une masse de musiciens, le chef, au clavecin et orgue, les
cordes, et, avec le même effet caravagesque de luminisme/ténébrisme à cour, les
vents, cornets à bouquin, flûtes à bec, un basson, une guitare baroque et un
archiluth auquel le rai de lumière, qui caresse sa coque et sa hampe tel un
mât gréé de ses cordes, au gré des mouvements de l’interprète, donne des
allures de navire ancien prêt à prendre le large. Une rampe de cierges couronne
les deux masses orchestrales qui n’en feront, féerique, qu’une seule en seconde
partie. Le discret éclairage rasant arrache de l’ombre les corps et les visages
avec une impression d’authenticité scénique baroque qui n’a pas oublié les
leçons de notre ami Eugène Green, de son disciple Benjamin Lazar, dont se réclame le metteur en
scène Olivier Lexa.
Ces lumières (Alexandre Martre) sont déjà une belle réussite. Elles illuminent les lignes
métalliques dorées d’un siège duo, parfait pour les amants qui se font face ou
dos de dépit, une balançoire des nonchalances amoureuses ou des indécisions du
cœur qui balance, une tonnelle, des chaises de jardin de même style. C’est
léger et poétique.
Tout l’immense fond de
scène est occupé, ouvert sur l’espace, en première partie, par la vidéo d’un
jardin labyrinthe (amoureux) à l’italienne où passe un garde avec une
hallebarde au milieu de statues antiques (Giardino Giusti de Vérone) et, en
seconde, d’un horizon marin vu d’un promontoire (Castelo di Duino, Frioul). C’est
d’une grande beauté, évoquant les grands tableaux baroques.
Les costumes, choisis
par Julia Didier dans
les atelier de l'Opéra de Marseille, jouent le jeu d’une époque sans trop
d’époque, en général dans le goût du XVIe siècle, seul Oristeo à la
fin, rendu à sa dignité royale est en vêtements du XVIIe siècle, les
Grâces, Penia, ont de seyantes robes années 30-40, les jardiniers en tabliers
et canotiers, armés de brouette et arrosoir, fantaisie de bon aloi.
Fort joyeusement, Olivier
Lexa, ne sacrifie pas à la doxa de l’actio ou gestique baroque de ses
prédécesseurs, en inventant une d’abord plaisante gestique qui tient de la
gymnastique et des gestes et mouvements stylisés, saccadés, de la Commedia
dell’Arte, bien en mesure, mais dont la répétition un peu trop mécanique,
contrevenant à la souplesse de la musique variée, use vite la surprise. C’est le même
défaut de l’excès répétitif de certaines trouvailles qui en neutralise
l’effet : personnages se roulant par terre, grimpant sur des chaises,
mimant ce que chante l’autre dans un faux duo.
Le déferlement de la
guerre dans cette Cour d’Amour et les déguisements ne sont pas traités,
épaississent une confuse action pourtant d’une grande géométrie de relations.
L’intérêt, le piquant théâtral d’un déguisement est que le spectateur est en
surplomb de l’action et connaît ce que les personnages ignorent. À part Oristeo
(Rosmin), dont le travestissement était annoncé dans le prologue parlé, les
autres personnages, inconnus, non définis, semblent surgir d’on ne sait où ni
pourquoi.
Olivia Lexa, annonce d’entrée, dans le
programme, une mise en scène « résolument ironique et comique de
l’œuvre ». Il ajoute : « Les lamenti de Cavalli ne sont pas toujours
écrits pour nous faire pleurer » (ce qui suppose que certains le sont),
estimant même, arbitrairement, qu’ils sont « pensés pour nous faire
rire », sans qu’il apporte ni argumentation ni preuve. Conviction
subjective démentie par leur musique émouvante si ce n’est bouleversante, dont
les imprécations des héroïnes trahies. L’invraisemblance des situations
n’empêche pas la vérité des sentiments, l’irréalité des actions, la réalité de
la douleur, comme
dans Cosí fan tutte. Ainsi, dans l’uniformité comique, les saillies ne font plus justement
saillie sans effet de rupture. La dérision générale donne une unité de ton aristotélicienne
à une œuvre qui ne l’est pas, efface le mélange de drame et de comédie, de ce dramma
giocoso, ‘drame
joyeux’ que, par un anachronisme, le metteur en scène prétend paradoxalement
qu’elle préfigure.
Bref, si l’on renonce
au sens d’une pièce qui n’est malgré tout pas insensée dans ses conventions
pour s’abandonner à la seule beauté des images, à la sensualité de cette
musique, le bonheur est parfait.
Bonheur du raffinement
de la réalisation de Jean-Marc Aymes, de ses brefs interludes orchestraux, à la souplesse de son
soutien aux chanteurs, de ses appels de vents pour des passages martiaux qui
seuls, sinon la mise en scène, colorent les passages guerriers. On goûte
voluptueusement ce flot continu, sinon de simple favellare in armonia, de recitar col canto à basse continue, mais de récit
obligé, déjà plus accompagné instrumentalement, qui tourne insensiblement, sans
la stratification du da capo postérieur, à l’aria, toujours brève, qui ne pèse
ni ne pose mais s’impose par un bonheur mélodique séducteur et accrocheur.
Réminiscences montéverdiennes, couleur d’époque, ou main de la femme de Cavalli
dans la copie de L’incoronazione di Poppea ?, on savoure des formules connues
comme la jubilante « Speranza, speranza » de Corinta, un jeu d’échos
intertextuels qui ravissent le mélomane averti.
Tous les interprètes sans exception
dominent ce style baroque : vibrato contrôlé, maîtrise des gruppi, du trillo encore caccinien, trille martelé
sur une seule note comme cadence, ponctuation finale des phrases, aisance dans
les vocalises qui ourlent les mots-clé. L’ambitus vocal de cette période de
l’histoire lyrique est encore raisonnable, ne vise pas à la prouesse de la
tessiture et c’est pratiquement en voix « naturelle » que chantent
les personnages, sauf quand l’expressivité dramatique l’exige pour les deux
héroïnes, Diomeda, ductile soprano, joliment interprétée par Aurora Tirotta (qui sera aussi un Amour frais et
fripon), déchirée en imprécations hystérisées par le metteur en scène, et la
Corinta de la mezzo Lucie Roche (qui incarne aussi en belles formes Pénia, déesse de la
pauvreté mais aussi mère de l’Amour, donc pratiquement Vénus), dont le
désespoir amoureux la porte à l’extrême des aigus de son timbre chaud et
voluptueux. Elles sont dotées d’airs d’une grande beauté musicale, vocale et
dramatique. Successivement Erminio, Nemeo, deux mâles soldats en léger soprano
d’humour, Maïlys de Villoutreys retrouve sexe et glamour dans une Grâce. Même miracle théâtral du travestissement défroqué
pour Lise Viricel,
gracieuse Grâce et vindicatif Euralio. Pour faire et parfaire le trio des
Grâces, inattendu, dans sa robe moulante à plongeant décolleté, Pascal
Bertin,
contre-ténor, sinon en contre-emploi (certains rôles comiques de vieille femme
étaient dévolus à des hommes), se taille, sinon de guêpe, un beau succès
comique, tout comme en Oresde, jardinier libidineux, qui ne lâche pas Albinda
(Corinta), mais lâche lâchement son maître à l’heure du danger. Celui-ci, le
ténor Zachary Wilder, prête au roi Trasimede la beauté de son timbre lumineux, tout
logiquement d’argent pour incarner L'Interesse, ‘l’Intérêt’ qui vante l’amour
contre or sonnant et trébuchant. Ne trébuche pas non plus malgré les
chausse-trappes de la mise en scène qui fait jucher les chanteurs sur des chaises
branlantes, mais voix d’or bien sonnante, le baryton Romain Dayez, stature imposante qui s’impose en
faux jardiner mais vraiment royal Oristeo.
Et tous ces
interprètes, jeunes, sont sur scène, vocalement et théâtralement, comme chez
eux.
Surtitres plaisants
Une réussite donc, un
spectacle qui devrait tourner. Avec la précaution de corriger les surprises de
l’amour et de l’histoire, pour de bon comiques, des surtitres : « tu
blanchis » pour « tu pâlis », une fois « Zeus », une
autre « Jupiter », tous ces « époux », « épouse »
qui brouillent les cartes de ces fiancés, de ces promis aspirant au mariage,
devenus de la sorte tous adultères, qui font de Diomeda une aspirante bigame
puisque, malgré le vœu de la Grâce I «qu’elle redevienne l’épouse de l’amoureux
Oristée » qu’elle repousse, elle cherche à le devenir de Trasimede. Quant
au langage galant, précieux, européen, de l’amour, il offre aussi ses
involontaires cocasseries : on avouera que, au climax de ses imprécations
douloureuses, si Diomede s’estimant dédaignée reproche à l’infidèle Trasimede
« Tu brûles pour un autre flambeau » (« ardi per altra
face »), cette princesse a bien sujet de se plaindre de se voir préférer un
lampadaire d’époque et que le roi objet de ses fureurs fait mieux que le
Xerxès de Cavalli amoureux d’un
platane, alors que le malheureux, dans l’original, est accusé, dans la langue
de Molière, de « brûler d’une autre flamme. »
L’Oristeo de Francesco Cavalli
Marseille,
la Criée,
11 et 13
mars,
Coproduction
avec le Venetian Centre for Baroque Music et l'Institut Culturel italien de
Marseille ; coréalisation avec La Criée ; en partenariat avec l'Opéra
municipal de Marseille.
L’Oristeo a été diffusé sur France-Musique le
19 mars à 19h08 au cours d’une soirée consacrée au Concerto soave de Jean-Marc
Aymes et María Cristina Kiehr.
Direction
musicale : Jean-Marc
Aymes
Mise en
scène : Olivier
Lexa
Assistant
à la mise en scène
: Simon Allatt
Lumière : Alexandre Martre
Costumes : Julia Didier
fournis par
l'Opéra de Marseille
Régie
générale : Romain
Rivalan
Assistant
régie : Nicolas
Wattine
.
Technicien
vidéo : Michele
Piovesan
Distribution :
Oristeo : Romain Dayez
Diomeda, Amore : Aurora Tirotta
Erminio, Nemeo, Una Grazia : Maïlys de Villoutreys
Corinta, Penia : Lucie Roche
Oresde, Una Grazia : Pascal Bertin
Trasimede, L'Interesse : Zachary Wilder
Euralio, Una Grazia : Lise Viricel
Concerto
Soave - Jean-Marc Aymes
Marco
Piantoni, Anaëlle
Blanc-Verdin, violons
Cécile
Vérolles, violoncelle
Pieter
Theuns, archiluth
Tiago
Simas Freire, Sarah
Dubus, cornets à
bouquin/flûtes à bec
Anaïs
Ramage, basson
Mathieu
Valfré, clavecin
Elena
Spotti, harpe
Jean-Marc
Aymes, orgue,
clavecin et direction
Photos :
François Guery :
1. En costumes d'époque, Concerto soave ;
2. Sur fond de jardin labyrinthe, le dépit amoureux : Trasimede et Diomeda (
Wilder et Tirotta);
Wilder et Tirotta);
3. Jardin d'amour : au centree, Penia (Roche);
4. Les roses et les épines de l'amour : Diomeda desespérée (Tirotta);
5. Intervention de l'Amour (Tirotta travestie) ;
6. Penia et les Grâces…éclairées de pénombre.
[1]
Je renvoie à mes livres D’Un Temps d’incertitude, Deuxième Partie, II. Nouveau, moderne (1), credo Baroque ; II
Nouveau, moderne (2) : manifestes de
la nouveauté, Sulliver, 2008, p. 151-170 et Figurations de l’infini. L’espace baroque européen,
Deuxième Partie, La musique conquise sur le ciel, Sous le signe d’Orphée, le
Baroque, le Seuil,
1999, p.254-272, Grand Prix de la Prose 2000.
[2]
Lope de Vega est le premier librettiste d’un opéra, à sujet mythologique
entièrement « chanté à l’italienne » mais en espagnol, La Selva
sin amor (1626), musique perdue de
Piccinini et Monnani, dont il reste le texte et l’émerveillement de Lope sur
les machines et les effets scéniques de Cosimo Lotti.
[3] Cf Olivier
Lexa, Francesco Cavalli, Actes Sud,
2014, p.94, 131.
[4]
Cf B. Pelegrín, D’Un Temps d’incertitude,
op.cit., Première Partie, VII.
L’empire des passions, p. 95-116, Rhétorique scénique des passions (p. 107).
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