La ballade du pendu
L’OPÉRA DE QUAT’SOUS
Pièce avec musique en huit tableaux
et un prologue de Kurt Weill (1900-1950)
Livret de Bertolt Brecht (1898-1956)
d’après The Beggar’s Opera de John Gay
(1685-1732)
Traduction française de Jean-Claude Hémery
(1931-1985)
Création : Berlin, 31 août 1928
Opéra de Toulon
Auteur prédateur
Brecht ne devait pas être très mal à l’aise avec le monde de
voleurs que met en scène Die Dreigroschen oper, ‘l’Opéra de trois
sous’, littéralement en allemand, connu chez nous sous sa surenchère française
de « quatre sous ». S’il reprend The beggar’s opera (1728) de John Gay et
Christopher Peppush, dans la traduction d’Elisabeth Hauptmann, même si elle est
citée lors de la première et de la parution du livret et s’il n’apparaît au
début que comme adaptateur en allemand (Deustche Bearbeitung), le nom de sa
collaboratrice, auteur aussi d’une grande partie du texte parlé, semble
progressivement disparaître ensuite au seul profit de Brecht. Il ne se vante
pas non plus d’y inclure comme sienne la version allemande de La Ballade
du pendu de Villon qu’il emprunte, sans le mentionner également,
à la version allemande de Karl
Anton Klammer (1879–1959), ce qui lui vaudra un procès plus tard, alors qu’il
en intenta un « pour détournement d’œuvre » contre la version
filmique de Pabst (1931), bien qu’ayant participé au scénario. Communiste,
le dramaturge avait une conception très personnelle du travail commun, collectif, une idée
propre très singulière du pluriel, surtout féminin, un sérail qui présida
souvent à nombre de ses œuvres : ses maîtresses Elisabeth Hauptmann, Margarete Steffin, Ruth Berlau, et sa femme, Helene
Weigel.
Remarquable comme toujours, le programme de Toulon eût gagné sans doute à ces
précisions, il vrai généralement inconnues ou passées sous silence par une
critique brechtienne politiquement hagiographique.
L’œuvre : micmac et fric-frac
De tous temps, bien
sûr cette picaresque et pittoresque « famille » : sous la férule
et pour le pécule du crapule Peachum, ces gueux déguenillés, déguisés, faux
aveugle, faux infirmes, faux manchots pour faire la manche, ces miséreux
misérabilisés par la théâtrale rentabilité de leur misère, des broques, des loques, des héros
loqueteux, en bande réunis pour recevoir du maître
escroc les signes et les consignes, se débandent dans la ville en secteurs
répartie pour demander l’aumône et vivre de la charité, attisant la pitié des
cœurs sensibles, juteuse industrie d’un industrieux menteur mentor et de sa
femme. Besogneux gagne-petit du niveau infime de l’infâme, mais, d’abord en
surplomb, au-dessus du pavé, au-dessus d’un cran, Macheath, Mackie le mec, micmac
de mac rêvant du fric, du frac
grâce au fric-frac, frayant dans le luxe par le commerce de la luxure de ses
femmes, ses féminines escortes et son escorte de gens de sac et de corde, Héros
fameux de mafia allègre, de la pègre, type déjà mythique, déjà chanté en
complainte sans plainte. Les deux mondes se côtoient mais ne devraient pas se
rencontrer, sauf que Mackie enlève et s’envoie Polly, la fille du ménage
Peachum, déclenchant l’ire du père, Rigoletto rigolard de la vindicte sérieuse,
et, pire, la jalousie vengeresse de Jenny, une de ses gagneuses privilégiée,
malgré le rempart prudent qu’il s’est donné en épousant Lucy, la fille de Tiger
Brown, le complice chef très policé de la police londonienne.
Monde immonde qui
grouille, farfouille, fouille,
d’une
cour de miracle sans miracle aucun, intrigue mince d’un nombreux peuple, les
damnés des bas-fonds, mais grossie par le contexte de la toute proche grande
dépression de 29, d’une Allemagne ruinée par sa dette de guerre, l’occupation
et l’inflation. Dans son cynisme et son renversement des valeurs revendiqués
dans l’outrance, beau prétexte pour une œuvre politique, engagée, dénonçant
exploitation, profit et corruption : ceux d’en haut de l’échelle et ceux
d’en bas.
Réalisation et interprétation
Une ingénieuse
scénographie unique (Luc Londiveau), dessine une cour carrée carrelée de briques,
surmontée d’une passerelle reliée par un escalier plongeant, qui se module à
vue en magasin aux accessoires et friperie, salle de banquet de noces, chambre
à coucher, bordel, prison, lieu chaque fois personnalisé par les lumières
expressionnistes de Jacques Châtelet. La passerelle, entre les diverses scènes, est
pont, point de vue sur le spectacle et spectacle aussi de la parade des filles
de joie en petite tenue, le reste en plaisants costumes (Frédéric Pineau) de l’époque de la
création, les années folles, pour un texte référant au siècle précédent du
couronnement de la reine Victoria (1837).
Dans cette œuvre, Brecht
expérimente, avec succès par sa nouveauté, sa conception d’un théâtre
didactique qui paradoxalement refuse l’illusion théâtrale bourgeoise par ce
qu’il appelle la distanciation : adresses constantes au public pour
abolir la distance entre scène et salle, panneaux annonçant les
« songs », les airs chantés, d’une brièveté qui empêche la
délectation sensuelle de la musique, théâtre dans ce théâtre où les personnages
en surplomb de la scène commentent eux-mêmes l’action et l’intention, non sans
pléonasme pesant entre ce qui se voit, se dit, se joue et se surjoue.
Abolissant le « quatrième mur », il prétend abolir aussi la
projection et l’identification du spectateur avec l’acteur réduit à n’être
pratiquement qu’une abstraction, une idée supposée nous faire réfléchir.
Là se trouve sans doute la
contradiction de la mise en scène de Bernard Pisani. Revendiquant tirer délibérément son
travail vers la farce, référant à la comédie italienne (Affreux, sales et
méchants)
et à la comédie musicale américaine dans des chorégraphies bien enlevées, il est vrai, qui
collent parfaitement à la rythmique incisive de Weill, il en casse cependant la
vivacité, la légèreté, en conservant l’intégralité de plomb des textes parlés à
visée politique et didactique de Brecht. Certes, qui ne souscrirait, surtout
aujourd’hui, à la critique de la finance, et que le héros, trader ou pas, est celui qui
vole la banque, fondation de voleurs ? Mais, hélas, le texte parlé est d’une impitoyable longueur,
ni théâtral, ni littéraire dans la traduction de Jean-Claude Hémery, par ailleurs
excellent dans l’adaptation des airs, exercice périlleux par les accents si
divers de l’allemand tonique et du presque atone français, qui passe
naturellement. Faute de précisions, on doit supposer que, devenue le
« Testament de Mackie », la saisissante Ballade du pendu de Villon, qui se
coule si naturellement dans la musique, fut musiquée par Weill lui-même pour la
création française de 1939, bien qu’il fût déjà aux Etats-Unis, car il avait
déjà fait des chansons fameuses pour Lys Gauty (dont Youkali) lors de son séjour
en France.
À de rares exceptions
près, les chanteurs sont gênés à faire les acteurs, encombrés de ce texte qui
ne s’anime théâtralement, en vaudeville, que lors de la confrontation entre
Lucy et Polly, les deux épouses de Mackie. En polie Polly, le soprano léger de Sophie
Haudebourg donne un cruel raffinement aux chansons incisives de son rôle,
et la Lucy d’Anna Maria Sarra, avec sa pointe d’accent gracieux, en est un joli pendant
vocal et physique, dans une rivalité complice de femmes du même homme, mais
aussi de filles que les parents, sordides ou corrompus, ont voulu élever
au-dessus de leur condition. Plus tragique, en habit de travail déshabillé, Anna
Destraël,
est la pute au grand cœur, blessée, désabusée, exprimant avec une chaleur
vibrante l’amertume de sa vie, trahissant car trahie. Patronne, matrone matoise
de poids, Isabelle Vernet en impose, s’impose avec sa belle grande
voix de beau fruit mûr, même
limitée dans les effusions vocales par le style cabaret du chant de Weill qui
coupe les ailes au lyrisme opératique.
À ses côtés, son Peachum
de mari, Frédéric
Longbois,
aussi à l’aise qu’elle en parole ou chant, a une ronde et faconde souplesse de
l’opportuniste qui s’en tire toujours, gros matou de gouttière ou de caniveau,
damant le pion au « Tiger » de la police, plutôt chat que tigre, dans
un plaisant renversement du titre par le physique et la voix, Jean-Philippe
Corre.
Le mac, le mec, Macheath, canaille qui ripaille, pendard pendable qui ne le sera pas, est campé par un
d’abord déconcertant Sébastien Lemoine par un physique et une
voix en rien saillants pour un héros dont on chante d’entrée les saillies, les
faits et méfaits : peut-être plus inquiétant par là et une seule phrase en
douce voix de tête en exprime la séduction auprès des dames qui le vénèrent,
mais il atteint le tragique dans son « Testament ».
Le reste de l’équipe, une
quinzaine de parfaits choristes, danseurs, se hisse au diapason des personnages
principaux, menés avec un dynamisme électrisant par Nicolas Krüger, également au piano,
à la tête des onze musiciens galvanisés par cette musique concise, cinglante,
percutante, qui n’a pas vieilli. Les airs, les « songs », sont de
vrais chef-d’œuvres par leur poésie, faubourienne parfois, exprimant une noire
philosophie
existentielle, plus un amer désespoir qu’une espérance de lendemains qui
chantent, exaltés par cette musique grinçante, lancinante qui se glisse, se
visse en nous, qui, finalement anéantit cette « distanciation »
artificielle de Brecht, par une
communion qui nous emporte.
Cependant, malgré tant
d’atouts et tant d’excellents artistes sur scène, on reste sur sa faim
paradoxalement par satiété : le texte parlé de Brecht n’est pas bon, trop long,
on attend désespérément la musique de ce tout de même « opéra », même
s’il ironise en se qualifiant de « Quat’sous », plutôt qui n’a pas de
prix. Il aurait mieux valu trancher dans le vif et donner toute sa place à ce
qui fait la valeur de l’œuvre, la passionnante musique de Weill qui, ainsi,
semble diluée dans un bavardage impitoyablement long et daté, quelles que
soient ses bonnes intentions de ce qu’on qualifierait aujourd’hui de
« politiquement correct ».
L’Opéra de Quat’sous
De Kurt Weill, livret
de Bertolt Brecht ;
Opéra de Toulon
1, 4 et 6 mars 2016
Coproduction de l’Opéra de Reims et de l’Opéra-Théâtre de Metz
Orchestre et chœur de l’Opéra de Toulon.
Direction musicale Nicolas Krüger.
Mise en scène et chorégraphie : Bernard
Pisani.
Décors : Luc Londiveau. Costumes : Frédéric Pineau. Lumières : Jacques
Châtelet.
Distribution
Polly Peachum : Sophie Haudebourg ; Madame Peachum : Isabelle Vernet ; Jenny-des-Lupanars :
Anna Destraël ; Lucy Macheath :
Anna Maria Sarra.
Macheath : Sébastien Lemoine ; Jonathan Peachum :
Frédéric Longbois ; “Tiger” Brown : Jean-Philippe
Corre ; Filch / Un pasteur /
Un gardien : Nicolas Djermag ; Matthias : Arnaud
Toussaint ; Un mendiant /
Jimmy : Steve Terruzy.
Photos : © Frédéric Stéphan :
1. Repaire du père Peachum ;
2. Le rêve des mecs (et du mac).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire