BAROKKO
Opéra-Théâtre,
Livret et texte de Marion Coutris
Musique de
Marco Quesada
Théâtre Nono,
Marseille
Marseille
13 avril 2018
Baroque
De l’aube glacée du maniérisme au
crépuscule rose du rococo[1],
du dernier tiers du XVIe siècle à la moitié du XVIIIe se
déploie en Europe, de l’Italie à la Russie, de Saint-Pétersbourg à Istanbul,
conséquence des Grandes Découvertes et sous l’impulsion de la Contre-Réforme,
un art que l’on appellera tardivement, à la fin du XIXe, baroque. Je
parlerai plutôt d’une éthique et d’une esthétique qui embrasse tous les
domaines de l’activité culturelle et intellectuelle, de la religion à la
philosophie. Avec des modalités des plus diverses en une si longue période.
L’expansion coloniale espagnole et portugaise
l’exporte mondialement, et on en trouve des témoignages ou des traces même en
Inde et au Japon, ce qui en fait le facteur commun artistique le plus universel
tel que nous avons pu le définir à l’UNESCO en 1992, pour le cinq-centième
anniversaire de la Rencontre de deux Mondes, la découverte de l’Amérique :
rives, dérives, rivages et visages divers d’un art qui englobe l’Autre dans
l’Un, un art migrant mais d’accueil, comme j’ai pu le définir, qui, loin de
séparer, ségréguer, englobe, amalgame métisse généreusement, dans un moule
général, un mode commun, des modalités particulières diverses dans un excès qui
n’est pas un trop. D’où une plasticité, une liberté qui, avec la chutes des
dogmes et des idéologies totalitaires, n’a pu que séduire, en notre temps, des
artistes et penseurs fatigués et désabusés des guerres de chapelles.
Cinquante ans déjà que cet art,
reconnu partout ailleurs, dans une France longtemps rétive, est revenu en force,
qu’il y ait retour du ou retour au Baroque. La Postmodernité a paru
comme un synonyme de ce qu’on a aussi appelé, pour le distinguer du Baroque historique,
Néobaroque. Un engouement qui a déchaîné aussi les rages et ravages d’une mode
baroqueuse bruyante et brouillonne, souvent superficielle, dont le moins que
l’on puisse dire c’est qu’on n’en pourra pas taxer ce Barokko, fruit d’un projet conçu et mûri durant une décennie.
Barokko
Immense
espace bi-frontal sur la longueur du théâtre, scène dépouillée, cadre vide d’un
miroir baroque grand comme un portail à un bout, une poutre en verre à l’autre
avec un homme nu en attente de spectateurs, plus tard, une boule sans doute globe
du monde, attribut dérisoire du pouvoir, ou ce bonnet pointu passant sur quelques
têtes, puis le trait d’union d’une longue table d’un banquet funèbre final. À
part cela, nul décor autre que le décorum d’une célébration, d’un cérémonial,
d’une envoûtante liturgie profane, sans doute danse macabre, une lente
traversée de la surface de la scène du théâtre du monde, dans le continuum du
flot musical, du flux fluctuant de la parole et de la danse.
Porté par les sensations, on ne
tentera pas d’assigner un sens unique abusif aux signes proliférants de ce
spectacle polymorphe, aux diverses formes (théâtre, opéra, danse), conjuguées
en un, dans un rêve vraiment baroque de spectacle total, où même le parfum,
l’encens, se mêlait aux images oniriques comme le rêvait et réalisa quelquefois
Calderón, et spectacle polysémique car chaque image, chaque personnage sinon
personne, allégories plutôt, ne pouvait se clore en une seule signification :
ainsi, avant même le début du spectacle, cet homme nu assis sur une poutre de
verre, friable et solide, tel un étique Job silencieux sur un tas lumineux de
fumier, image de la
misère et de la grandeur de l’homme, est aussi un pape que l’on va vêtir,
revêtir d’habits sacerdotaux, puis l’en dévêtir symétriquement (expolio) et réduire à l’épure, à la bure, blême
emblème de la trajectoire humaine du berceau au tombeau, dénuement et
dénouement suprêmes égalisateur ; ainsi ce jeune lutin roux, mince bouffon affublé
d’une fraise immense autour du cou, sans doute, ange déchu de l’amour de Dieu
déçu, lucide Lucifer acide par sa langue acérée, et pourquoi, pas coiffé d’un
bonnet pointu rouge, hérétique voué aux flammes de l’Inquisition, ou peut-être
encore aussi bouffon du pape ou
fou du roi d’un dérisoire monde réduit à une boule, où les deux vieux jumeaux,
dans un bouillonnement de dentelles, barbouillés de barbe et gribouillés de
cheveux blancs, seraient, à l’égale horizontale, les rois tête bêche d’un jeu
de cartes fabuleux. Il y a ce roi de Carnaval cynique en tunique volante,
voix tonitruante, coiffé, couronné d’une dérisoire salade, dérision peut-être
du pampre vineux d’un Bacchus avec
sa cohorte dansante de bacchantes avinées. Et cette étrange et inquiétante
triade de tribades : trio, trinité, d’inquiétantes drag Queens chauves,
barbues de rouge, bottées, en robes à paniers, Parques noires quand elles
arborent en offrande fatale les cordes de la vie entre leurs mains tendues. Le
symbolique nœud, peut-être gordien, des sens non déliés, ce moine sacrificiel ou
Prophète portant en ses mains un amas de cordes en tribut, pour faire amende
honorable ? pour être pendu ensuite peut-être ? Nœud inextricable de
la question qu’on ne résoudra pas, d’ailleurs averti par le texte qui pousse à se
résigner
À voir naître
Et s’éloigner
L’espoir
D’une réponse.
Perchée sur les échasses de hauts
talons, longue de noir vêtue, pâle, la Mort, telle une ombre traversant lentement
l’espace, passant de l’autre côté du miroir, est univoquement identifiable,
revenant coiffée d’un chapeau melon arborant un livre ouvert, peut-être le
livre de la vie.
Ce sont-là les figures singulières,
au double sens du mot, les figurations étranges, douées de la parole (dont la
sonorisation à l’excès brouille le son), d’un énigmatique jeu qui se déploie
sur la scène éclairée, allongée de la longueur du théâtre, plutôt arène
bi-frontale de gradins où les spectateurs affrontés se voient sans se regarder
mais dans un effet subjectif de multiplication visible des regards collectifs
qui démultiplie la visibilité de ces images proches à toucher qui prennent plus
de présence objective à s’offrir à tous les yeux témoins dans ce champ clos, ce
théâtre du monde, déterminisme du voir réversible, irréversible fatalité :
Qui a vu, verra.
Sera vu.
Débusqué.
Offert. Poursuivi.
Exposé. Abandonné.
À
l’opposé du Maniérisme, art pour l’art élitiste et minoritaire, le Baroque,
didactique, porteur d’un message universel, même né dans l’élite, est un art
aristocratique et populaire s’adressant objectivement à tous dans son propos, mais
avec la conséquence pour chacun d’entrées subjectives intellectuelles et
cultuelles dans ses propositions, d’où sa plurivocité d’appréhension, au
minimum son ambiguïté. Au service du pouvoir, de l’Église, des monarchies
absolues qui font spectacle ostentatoire, théâtre ostensible de leur puissance pour
resserrer le groupe social autour de leurs valeurs par des manifestations festives et fastueuses de
masse, il les sape néanmoins, les mine, mine de rien, par l’étalage de cette excessive
débauche qui débouche ironiquement sur la mise en scène de leur vanité : son
idéologie s’énonce et se dénonce au
regard implacable, sinon de tous pour l’heure, déjà de quelques un, détournement
théâtral du sens unique dicté d’en haut diffracté en pluralité de
significations. Pris à leurs propres signes extérieurs de richesse excessifs, l’excès du signe en signe le vide. Ainsi,
ce Pape cérémonieusement habillé selon une rigoureuse étiquette, rituellement
imposé puis déposé, dépossédé de ses attributs, posé en équilibre instable sur
la fragilité nue de départ, entre deux infinis pascaliens, le vide du ciel sur
sa tête et l’abîme du néant à ses pieds, refermant le cercle impassible de
l’impossible permanence de la vie, de la chair vouée à la décrépitude, à la
finitude. Mais paradoxal éternel retour du même, cycle du vivant, célébré d’un
extrême à l’autre d’une table, festin de vie et de mort et passage du relais :
il faut que le Père meure pour que le Fils advienne.
Ce
spectacle, somptueuse vanité baroque, s’anime donc de ce double mouvement
d’affirmation et d’infirmation du pouvoir, de la chair, voués à la cendre. C’est
traduit en troublantes
trouvailles, plastiques, visuelles d’une grande beauté insolite qui, sans faire
sens immédiat font sensation immédiate et déjà théâtre en soi comme l’indétermination
sexuelle de certains, pour se fondre, sans se confondre, dans le flot et rythme
continu musical, vocal et verbal dans un mouvement incessant, d’un bout à l’autre de
l’espace, de files, défilés d’images oniriques perçues avec « les yeux du
dedans », cortèges toujours
semblables mais différents : femmes silencieuses émergeant de l’ombre
comme des spectres, en robes blanches écumeuses de dentelles, avec des
tournoiements de convulsionnaires, de possédés ; théorie de sortes
d’écolières en uniforme, col Claudine et gants rouges, coiffées de brindilles, entonnant
un chœur d’une grande beauté mélodique ; requiem saisissant avec femmes en
mantilles noires ; procession parodique avec étendard, litière portant une
châsse, des reliquaires, branches mortes en guise de palmes feuillues ;
parade, charivari carnavalesque, il y a une incessante succession d’images dans
la scansion d’une musique et d’un texte qui, même mal perçu, ont un effet incantatoire. Même s’il y a des
ruptures de tempo à l’intérieur du mouvement, des accélérations
tourbillonnantes, des rondes folles hallucinatoires, jets de talc et aspersion
d’eau, on a le sentiment global d’un rythme général d’une lenteur hypnotique,
envoûtante : celui même des rêves.
Arraché à la
fascination du spectacle, on reste ébahi de la maîtrise de Serge Noyelle à
mettre en règle, toute cette cohorte d’acteurs, chanteurs et danseurs englobés
dans ce mouvement perpétuel réglé comme un ballet, même les mains, les doigts,
avec une fluidité remarquable des entrées, de sorties des cortèges : c’est
mise en scène et chorégraphie. C’est paradoxalement parfois hiératique, mais
sans raideur, d’une lenteur solennelle mais sans lourdeur. Le travail d’acteur
est aussi notable : l’Homme nu, silencieux, immobile presque tout le temps
de la représentation (Noël Vergès), arrive à exister cruellement ; l’Ange
déchu clownesque et attendrissant de jeunesse (Lucas Bonetti), grinçant, fait expression de cette voix discordante,
le Prophète (Guilhem Saly) est
douloureux d’intensité ; les deux jumeaux cérémonieux (Caspar Hummel, Gérard Martin). Il y a
aussi de pittoresques figures comme tirées de tableaux flamands de Breughel. Et
sur tous, plane la mort (Marion Coutris)
qui passe, traverse l’espace humaine par l’expression, inhumaine par la raideur
inquiétante, et un verbe hautain qui nous atteint tous.
Les
costumes (Catherine Oliveira), les
coiffures sont d’une inventivité toute baroque. La chorégraphie d’Estelle Chabretou est belle et parfaitement
intégrée dramatiquement. Les lumières de Bernard Faradji savent creuser les ombres en peinture broque,
parfois caravagesque.
Sagement, ni la musique ni le texte
ne parodient le Baroque. Le texte de Marion
Coutris, qui signe également
le livret, est malheureusement, redisons-le, parasité par l’amplification qui, perturbant
les habitudes d’écoute qui contraint à aller chercher le son naturellement, en
en mettant plein les oreilles artificiellement en dispense l’audition et la
recherche du sens : on entend sans écouter. Il est vrai aussi que la
musique, le piétinement inévitable, même léger de tant d’intervenants sur scène
et, surtout, la vue captée par tant d’images superbes divergentes et en
incessant mouvement d’un bout à l’autre de cette grande arène, l’attention de l’auditeur
est distraite au profit des yeux du spectateur. C’est dommage, car l’ayant lu
grâce à son amabilité, il est beau, non vraiment baroque par l’écriture mais
par des thèmes qui semblent mûrement et subtilement assimilés, pensés puis
dispensés textuellement sans nulle démonstration, longue litanie parfois, justement
lyrique à d’autre : théâtre et opéra, donc, et elle se coule avec hauteur
ou douceur dans son propre texte. Il est vrai que sa lecture éclaire forcément
l’identité des personnages, la Mort, Ange noir, Prophète, etc. Sans doute une indication
précise des rôles dans la distribution (donnés par ordre alphabétique dans le
programme) permettrait-elle d’orienter le spectateur. Mais peut-être cette
indétermination joue-t-elle aussi dans le sens de l’énigme, de l’indétermination
baroque.
Venu du jazz, Marco Quesada, ne prétend pas à une écriture baroque qui
risquerait le pastiche. Il use avec une efficace économie d’un petit
ensemble musical, guitare (lui-même), piano, un accordéon, quelques vents (flûte,
saxo), batterie pour offrir une composition musicale dramatique, en gros
homophonique et homorythmique, avec quelques décalages polyphoniques d’entrée
pour le saisissant et terrifiant trio des Parques par deux contreténors et une
basse (Alain Aubin, Rémy Brès et Oleg Ivanov). Il y a parfois une prégnance rythmique à la Kurt
Weill, une scansion palpitante et une jolie citation d’un air fameux de Purcell
vite varié. Le chant russe de la chorale collégienne est d’une grande beauté.
Il est à noter que, à l’exception de la Mort, tous les acteurs chantent à un
certain moment et Quesada a bien servi les solistes, qui le lui rendent bien (Camille Hamel et Grégory Miège). Les musiciens, dans la pénombre d’arrière le
miroir, semblent être dans un autre monde au-delà de la scène contemplant et
commentant de la parole de leurs instruments, le spectacle terrible et
dérisoire du Grand Théâtre de ce monde.
« Jour de fureur. Jour de guerre »,
dit le texte de Coutris, funèbre requiem : c’est à travers ce cadre du miroir au regard vide que se
dévidera le grand flot du monde sombrant dans l’obscurité. Nous offrant les images d’une fin de vie plus
longue que la vie elle-même, avec ses symboles, ses allégories, ce spectacle, funèbre
célébration, cérémonie, rituel, liturgie avec les signes de la religion mais
sans Dieu, relève, plus que de l’opéra, de l’oratorio et, avec ses allures
parfois de kermesse flamande, de l’auto sacramental, fastueuse allégorie théâtrale
et musicale de l’Espagne baroque.
Théâtre Nono
BaroKKo ,
coproduit par le théâtre Nono, le Teatr-Teatr
de Perm, le Théâtre Russe de Vilnius (Lituanie) et le Théâtre Dramatique de
Plovdiv (Bulgarie)
5, 6, 8, 7, 10, 12, 13, 14
avril
Mise en scène : Serge Noyelle
Texte et livret : Marion Coutris
Composition Musicale : Marco
Quesada
Costumes : Catherine Oliveira
Lumières : Bernard Faradji
Accessoires : Marie-Claude Garcia
et Bertyl Rance
Traduction : Marina Verchenina.
Distribution
Mort : Marion Coutris ;
Homme nu : Noël Vergès ; Ange déchu : Lucas Bonetti ;
Prophète : Guilhem Saly ; Bacchus, Bonhomme : Grégori Miège ;
Jumeaux : Caspar Hummel, Gérard Martin) ; Triade : Alain
Aubin, Rémy Brès, Oleg Ivanov ; soliste procession : Camille Hamel,
avec les artistes de la troupe de l’Opéra-Théâtre :
avec les artistes de la troupe de l’Opéra-Théâtre :
Lisa Barthélémy, Kristina
Bazhenova, Patrick Cascino, Estelle Chabretou, Aurélien Charrier, Idir Chatar,
Ulyana Danilova, Flavio Franciulli, Alexei Karakulov, Baptiste Martinez, Jeanne
Noyelle, Anna Ogereltseva, Hwa Park-Dupré, Kristina Perina, William Petit, Magali
Rubio, Luca Scalambrino, Ekaterina Belyayeva.
Photos : Cordula Treml :
1. Vêtir, revêtir, dépouiller : le pape et les jumeaux ;
2. Cortège de la Mort ;
3. L'Ange déchu ;
4. Toujours l'ombre de a Mort ;
5. La triade ou les Parques ;
6. Le Prophète de dos ;
7. La cadre vide de la vie qui s'en va et miroir des jumeaux.
1. Vêtir, revêtir, dépouiller : le pape et les jumeaux ;
2. Cortège de la Mort ;
3. L'Ange déchu ;
4. Toujours l'ombre de a Mort ;
5. La triade ou les Parques ;
6. Le Prophète de dos ;
7. La cadre vide de la vie qui s'en va et miroir des jumeaux.
[1] On me
pardonnera —mais cela légitime ma parole pour parler de ce fascinant spectacle—
de renvoyer immodestement à mes ouvrages sur le sujet, Éthique et esthétique du Baroque, Actes Sud, 1985, Figurations de l’infini, éditions du
Seuil, 1999, Grand Prix de la Prose et de l’essai, D’Un temps d’incertitude, éditions Sulliver, 2008, etc.
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