HÉRODIADE
Opéra en quatre actes et sept
tableaux (1881)
Version de 1895
Livret de Paul Miliet et Henri
Grémont
D’après Hérodias de Gustave
Flaubert
NOUVELLE PRODUCTION
COPRODUCTION
Opéra de Marseille / Opéra de Saint-
Étienne
23 mars
De la Bible à Hérodias, Hérodiade
Jean
le Baptiste
Tête capitale du conte et de
l’opéra, Jean le Baptiste apparaît dans les
Évangiles comme cousin et parallèle exact de Jésus. À ses parents âgés
et stériles, il est aussi annoncé par l’ange Gabriel. Sa mère Élisabeth, en a
soudain le sentiment en ses entrailles par l’opération du Saint Esprit lors de
la Visitation de sa cousine Marie après l’Annonciation, les deux
enfants tressaillant simultanément dans le ventre respectif des deux femmes
enceintes (Luc, 1 : 20, 24-56). Contemporain presque exact de Jésus qu’il
baptise, il est une anticipation du Christ, qu’il annonce et énonce lui-même
comme « l’Agneau de Dieu », refusant le titre d’Élie conféré
par le peuple, confédéré par ses prédications enflammées, voyant en Jean le
Messie prophétisé par la Bible, le
possible nouveau roi d’Israël colonisé par les Romains. Il refuse aussi le
titre de « Prophète », se définit comme « une voix qui
clame dans le désert » (Jean, 1 : 23, 26-27, 29-31, 36). Vêtu de « poils
de chameau », « une ceinture de cuir autour des reins », se
nourrissant « de sauterelles et de miel sauvage », il baptise dans le
Jourdain et proclame la fin des temps, l’urgence de la repentance (Matthieu,
3 : 1-12).
Mais ses imprécations contre le
mariage incestueux d’Hérode et de sa nièce et belle-sœur Hérodias ou Hérodiade
entraînent sa perte. Hérode, « chef de district » selon Matthieu, le
fait enfermer, tente vainement de le faire taire. Finalement, lors d’un banquet
pour son anniversaire, aux instances
d’Hérodiade lasse de ses insultes incessantes, séduit par la danse de sa
belle-fille et nièce, Salomé (innommée par les évangélistes), prisonnier de sa
promesse inconsidérée de lui donner tout ce qu’elle demanderait si elle
accédait à son désir de la voir danser encore, malgré ses réticences, Hérode se
résoudra à le faire décapiter pour complaire à la jeune fille qui a consulté sa
mère et recevra la tête du Baptiste sur un plateau ( Marc, 6 : 21-29 ;
Mathieu, 14 : 9-10).
De
passage à Jérusalem, Hérode, hanté par cette mort, se fait présenter Jésus en
qui il voit « Jean le Baptiste [relevé] d’entre les morts », ce qui
expliquerait ses miracles (14 : 1-2). C’est peut-être pour cela que, lorsque Jésus est arrêté
tant les prêtres et les Romains craignent un soulèvement lors de la fièvre de
la Pâque juive dans une Jérusalem exaltée, en ébullition, il refuse de le juger
bien que relevant de sa juridiction de Galilée, le remettant à Ponce Pilate.
Hérode Antipas (20 av. J-C-39 ap. J-C.)
Il est l’un des quatre fils d’Hérode
le Grand, celui du Massacre des Saints Innocents, Roi de Judée avec l’aval
d’Auguste. À sa mort, le monarque divise son royaume en quatre
« tétrarchies » accordées en héritage à ses fils, celle de
Galilée-Parée revenant à notre Hérode Antipas, devenu ainsi Tétrarque, gouverneur de la Galilée,
« chef de district » pour Matthieu. Il ambitionne de ceindre la
couronne comme son père tout en cultivant l’amitié des Romains ; il s’est
fait bâtir une capitale, nommée Tibériade en l’honneur de l’empereur Tibère qui
a dû l’adouber à Rome.
Hérodiade
C’est
sans doute pour cela que, répudiant sa femme, fille du roi nabatéen de Pétra,
il épouse l’ambitieuse Hérodiade, femme et nièce de son demi-frère Hérode sans
Terre, avant la mort de celui-ci, petite fille d’Hérode le Grand, qui est donc
aussi sa nièce et belle-sœur. Double divorce et mariage scandaleux dénoncé par
le Baptiste, réprouvé par les Juifs, contesté par les Nabatéens qui battent les
armées d'Antipas, dont la défaite est vue par le peuple comme une vengeance
divine en punition de l’exécution de Jean.
Hérodiade
a eu, de son premier mariage, une fille, Salomé, qui est donc aussi la nièce
d’Hérode. Mais les évangélistes, on l’a dit, ne la nomment pas lors de sa danse
fatale, la désignant simplement comme la fille d’Hérodiade, « la jeune
fille ».
Victime,
d’une machination d’Agrippa, semble-t-il frère d’Hérodiade, auprès de
l’Empereur, Hérode est déchu par Caligula, banni et exilé en Gaule.
Hérodiade le suivra fidèlement dans son exil.
Hérodias de Flaubert
Flaubert publie en 1877 ses trois nouvelles, Trois Contes, qu’il
a élaborés trente ans durant, parmi lesquels Hérodias, autre nom d’Hérodiade. Il suit exactement
les Évangiles, brossant simplement un tableau coloré de la situation
exacte. Hérode est dans sa citadelle de Machaerous, pas à Jérusalem,
contemplant avec angoisse
« les
troupes du roi des Arabes, dont il avait répudié la fille pour prendre
Hérodias, mariée à l’un de ses frères, qui vivait en Italie […].
Antipas attendait
les secours des Romains ; et Vitellius, gouverneur de la Syrie, tardant à
paraître, il se rongeait d’inquiétudes. »
Sa
situation politique est par ailleurs très délicate, son pouvoir disputé en
secret par son frère Philippe, Tétrarque de Batanée, contesté par les Juifs,
miné à Rome par Agrippa, frère d’Hérodias. Il compte resserrer ses rangs et
alliances en invitant à un grand festin, à l’occasion de son anniversaire, les
chefs et dignitaires de Galilée, Vitellius et son fils devant attester
publiquement le soutien sans faille des Romains.
Hérodias,
présentée comme une ambitieuse « patricienne » qui méprise son époux
« plébéien », rêvant d’un empire, vient lui faire une scène violente
en dénonçant les affronts de « Iaokanann, le même que les Latins appellent
saint Jean-Baptiste. ». Il est au pouvoir d’Hérode en ce lieu et sa voix,
de son cachot, perturbe le palais par ses imprécations contre le couple qu’il
maudit. Hérodias en demande la tête, ce que le Tétrarque refuse, déchaînant
chez sa femme des reproches violents sur son ingratitude, rappelant tout ce
qu’elle a fait pour l’aider à accéder au pouvoir :
« Rien
ne me coûtait ! Pour toi, n’ai-je pas fait plus ?… J’ai abandonné ma
fille !’’
Après son
divorce, elle avait laissé dans Rome cette enfant, espérant bien en avoir
d’autres du Tétrarque. »
Elle
insinue même pouvoir réussir, par ses manœuvres, à éliminer son frère,
l’hostile Agrippa, rival pour le titre de roi espéré des Romains par Hérode,
révulsé au fond de lui du projet fratricide de sa femme. Cependant,
il se distrait de ses soucis et de la scène de ménage en observant les
mouvements gracieux une belle jeune femme vêtue à la romaine sur la terrasse
d’une maison. Il ne la connaît pas, Hérodias non plus,
prétend-elle, qui voit le risque d’une répudiation au profit d’un nouvel objet
de désir par son volage époux : elle en connaît la faiblesse. Dont elle
fera une force : lors du festin, une jeune danseuse inconnue subjugue les
invités, enflammant le Tétrarque. Elle ôte son voile :
« C’était
Hérodias, comme autrefois dans sa jeunesse. » En fait, à coup sûr comme
une arme, elle « avait fait instruire, loin de Machaerous, Salomé sa
fille, que le Tétrarque aimerait ; et l’idée était bonne. »
Très
bonne en effet : allumé par la danse suggestive de jeune fille, fou de
désir, Hérode lui jure de lui donner absolument tout ce qu’elle voudrait si
elle répondait à ses feux. Il réitère ses offres au comble du désir. Alors,
montant sur la tribune, elle dit,
« en
zézayant un peu […] d’un air enfantin.
— Je
veux que tu me donnes dans un plat… la tête…
Elle avait oublié le nom, mais
reprit en souriant : « La tête de Iaokanann ! »
Nous
n’avons pas, dans ce texte originel, la terrible obstination de la jeune Salomé
dans l’opéra éponyme de Strauss (1905) d’après la pièce d’Oscar Wilde (1891),
tirée aussi de Flaubert : face au Tétrarque consterné tentant de la détourner
de son horrible requête par de compensatoires offres mirifiques, la gamine, ingénue
et perverse, têtue, répète : « Den Kopf des Jochaanan », ‘La tête de
Jean », dont elle veut baiser la bouche qu’il lui avait refusée.
Le seul suspense sera ici les atermoiements du
supplice dû aux scrupules, à la terreur du redoutable bourreau, chargé pourtant
des pires basses œuvres d’Hérode : il n’ose exécuter cet ordre impie contre
le Prophète, qui passe pour Élie. Mais après une attente insupportable pour
d’impitoyables invités montés contre Jean, insistants, impatients de voir punir
le trouble-fête imprécateur, l’ellipse tranche sur le vif :
« La tête entra. »
C’est Phanuël, ici non un Chaldéen
comme dans l’opéra mais un Essénien, un Juif, également compatissant, qui
emportera le corps du supplicié avec deux hommes.
L’œuvre
Les librettistes Paul Milliet et Henri
Grémont transposent l’action dans la Jérusalem décadente, déchirée entre
Samaritains et Pharisiens, où les Romains, les vrais maîtres, laissent habilement
l’apparence du pouvoir au Tétrarque Hérode Antipas. Cependant, la révolte
gronde contre l’occupant, et le prophète Jean le Baptiste semble incarner les
espérances messianiques mais aussi politiques du peuple pour qui il est, malgré
ses dénégations, le Messie ou le roi légitime des Juifs. Double réputation et
imputation proches de celle contre Jésus qui arrivera bientôt pour son malheur
dans l’effervescence des célébrations populaires de la Pâque juive dans une
Jérusalem explosive, condamné doublement par les religieux juifs qu’il
conteste, et le pouvoir romain qu’il inquiète : prétendu Messie et
prétentieux « INRI », ‘Jésus de Nazareth, Roi des Juifs’.
Son image invisible traverse
adroitement le livret, ne serait-ce que dans la demande d’Hérodiade de
crucifier Jean, et sa dénonciation au Proconsul Vitellius comme roi des Juifs.
Ce n’est, au fond que ce qu’en prétend le peuple, mais la seule charge qui peut
à la fois armer contre le Prophète le Tétrarque aspirant à être roi et le
représentant de l’Empereur romain redoutant la révolte.
Amour de Salomé
C’est peut-être encore l’image du
Christ, révolutionnaire aussi dans son attention délicate aux femmes, qui se
révèlera d’abord à Madeleine après sa mort, qui inspire le couple
Jean/Salomé. L’amour préalable de Salomé
pour l’apaisant Prophète, et le réciproque amour de celui-ci est certes aussi
une concession à l’opéra romantique qui veut des histoires d’amour même
improbables, mais aussi un habile moyen de faire exister depuis le début le
personnage, qui sera ici l’involontaire cause de la perte de Jean par sa lointaine
danse innocente troublant un Hérode voyeur, et par un amour avoué pour le
Prophète qui le condamne à mort par un rival jaloux. Dans Wilde et Strauss,
c’est l’insultant refus du baiser qu’elle demande à Jean dans un accès et excès
érotique, qui pousse Salomé à demander sa tête par dépit d’avoir été repoussée
et pour baiser triomphalement ses lèvres mortes, déclenchant le dégoût d’Hérode
qui la fait écraser par les boucliers de ses soldats. Mais cet amour de
convention est sans doute l’une des plus belles pages de l’opéra, Salomé
chantant à l’acte I l’effet bienfaisant de la parole de Jean : « Il
est doux, il est bon […] Prophète bien-aimé. »
Massenet traite ce sujet, sa
seizième œuvre lyrique entre les conservées et perdues, dans le style du grand opéra à la française, spectacle
grandiose en quatre actes, sept tableaux pour la version finale, des décors
monumentaux, un grand ballet, des fanfares, des soldats romains, des prêtres
hébreux, des chœurs. Créé en 1881 à Bruxelles, l’opéra passe l’année suivante à
la Scala de Milan en italien, dans la mise en scène de Massenet lui-même. Cette
version, remaniée, est ensuite traduite en français et remplacera la primitive.
Marseille ne l’avait pas vu depuis
1966.
Réalisation et interprétation
Un rideau de scène aux lignes
verticales de pointes agressives. Il se lève sur une brume sable et or,
ombreuse lumière percée de persiennes géantes aux lattes, aux tranchantes lames
horizontales superposées, jalousies filtrant un avare soleil des âmes
confinées, confites en leurs obscures passions finissant par éclater, par
exploser : haines, désirs jaloux, dévorantes ambitions. Tout se joue dans
l’incernable pénombre dorée des civilisations méditerranéennes fuyant le
soleil. Le fond s’ouvre, se couvre parfois de ciels somptueux mais, brouillés
par l’orage menaçant des cœurs et des mœurs, ils n’arrivent pas à aérer ni
éclaircir le flou onirique de cet univers clos
sur ses rancœurs inexpiables ; la voûte céleste constellée examinée par
Phanuël demeure aussi une angoissante interrogation entre la terre et le ciel,
l’homme et le divin, une énigme comme ce Jean, « Est-ce un homme ?
Est-ce un Dieu ? ». Et le mur du Temple, ou déjà des Lamentations,
barre impitoyablement toute issue : mais s’il y a Prophète, prophétie et
astrologie, tout n’est-il pas déjà écrit ?
Les lumières de Michel Theuil, ocre et or, parfois allégées,
auréolées d’une tendresse rose pour suivre la douce Salomé, magnifient ce
décor symbolique signifiant de Jérôme Bourdin, qui signe aussi les costumes. Il
n’a pas cédé non plus à un naturalisme hors de saison et on lui sait gré de
nous avoir épargné une vision misérabiliste, grisâtre, qui afflige en général,
au théâtre ou au cinéma, la représentation des juifs ou des chrétiens
tristounets. Ils sont d’un faste oriental luxueusement interprété : à part
Salomé, traitée dans une claire légèreté heureuse et souple, rigides, ils se
fondent, sans se confondre cependant dans l’obscure dorure ambiante par leurs
scintillantes pierreries et dorures dont sont chamarrés ces tissus somptueux
mais raides comme des carapaces, leur prêtant un aspect de scarabées moirés et
mordorés.
Justement,
le problème du début, l’unité de tons générale, cette esthétique fusion crée
une confusion dans l’indiscernable affrontement entre Samaritains et Pharisiens
où Dieu seul peut reconnaître les siens. Par ailleurs, ce Vitellius en capote
militaire, son escorte romaine pressée à
la prussienne avec des casques à pointes démesurées, prêtent à sourire. Quant à
Jean, que toute l’iconographie issue des Évangile nous peint vêtu, sinon de
peaux de bêtes indéterminées, de « poils de chameau » précis,
qu’Hérodiade a décrit presque nu, sans doute pour ne pas jurer dans le camaïeu
de l’ensemble, est harnaché d’un plaisant accoutrement camel, bottes,
jambières, chausses, cape sur sangles croisées : bref, au pire, un ascète
Baptiste sauterelle (dont il se nourrit), au mieux un élégant Prophète en loden pour une pieuse
revue de mode.
Avec ce
qui pourrait paraître la lourdeur du « grand opéra » français, ce
décorum heureusement stylisé, Jean-Louis Pichon réussit finalement une
mise en scène fluide, l’énorme chœur renforcé, même grouillant et bouillant de
disputes, bien maîtrisé en ses mouvements, fait comme une nécessaire frise de
fond, un bas-relief qui met en valeur, à l’avant-scène, les hauts reliefs, les
déplacements des héros singuliers qui, fatalement, s’inscrivent, écrivent, leur
destin propre dans une geste collective immémoriale fixée par la Bible. Il y a de superbes
images : le lit d’Hérode voilé de nébuleux désir, bercé par une musique
onirique et des danses érotiques dans leur simplicité (Chorégraphie de Laurence
Fanon) ; le cabinet astrologique de Phaneël, les candélabres du
Temple, du palais, les vidéos de Georges Flores …
L’Hérodiade de Massenet est du grand
spectacle et une grande musique imposante en proportions, d’une richesse
orchestrale assez wagnérienne, et un traitement des voix proche du prochain
vérisme italien, sollicitant les voix verticalement, du grave à l’aigu,
exigeant de tous les interprètes un médium étoffé pour y asseoir la puissance
des aigus. D’où la difficulté à monter un ouvrage qui requiert un minimum de
cinq rôles principaux, très exigeants. La distribution aura été sans faille.
Dans ce
contexte très orchestral, comme un apaisant appel venu de l'ombre lointaine des
coulisses, a capella, on apprécie la ferme et claire Voix du Temple de Christophe
Berry ; dans le Temple même, le Grand Prêtre d’Antoine Garcin,
voix noire oraculaire, a une vibration qui ne messied finalement pas à la
ferveur religieuse émue du personnage. Jean-Marie Delpas, en impose,
Vitellius puissant dont la voix impérieuse sonne comme un ordre impérial même
pour un Hérode arrogant soudain soumis face au colonisateur romain.
Avec une
seule phrase pour s’imposer, presque une berceuse pour le sommeil fuyant le
Tétrarque, Bénédicte Roussenq, en Babylonienne experte en infusion
propitiatoire aux songes, déploie la générosité contenue d’une voix ample, d’un
timbre riche, dont la couleur semble même infuse dans l’environnement
rêveusement doré de l’ensemble. On portera au crédit des librettistes qui, en
inventant ce personnage, comme en passant, réussissent à élargir le cadre,
l’environnement géographique et culturel d’Israël par l’évocation des vieilles
civilisations voisines, médecine ou magie, science de Babylone, Phanuël, devenu Chaldéen, étant
l’astrologue par antonomase puisque c’est en Chaldée que fut inventée
l’astrologie, héritage arrivé jusqu’à
nous aussi fabuleux que la Bible. Vêtu, revêtu, enveloppé d’une immense et
somptueuse chasuble ou simarre qui lui
donne, isolé, une silhouette de solitaire pyramide posée par le destin, figure
presque géométrisée d’icône byzantine, Nicolas Courjal, voix nocturne éclairée de bonté, est l’homme versé
à déchiffrer les étoiles plus faciles à décrypter que les insondables noirceurs
des cœurs humains. Par les astres, il sent venir mais ne peut prévenir les
désastres, et sa voix a les tendres vibrations compatissantes d’un confesseur
plus que d’un confident des puissants qui courent, concourent à leur perte
inéluctable.
En Salomé, Inva Mula garde le privilège d’une silhouette juvénile et, par son
art, sait faire passer le printemps dans sa voix blonde, ronde, perlée, sans
aspérité, toute en miel dans des piani évanescents, expressifs, passant des
graves à des aigus lumineux d’une écriture vocale ingrate. Peu familiers de
cette œuvre, on se représente Salomé à travers la riche iconographie, des
tableaux dépeignant cette belle jeune femme avec la tête sanglante de Jean sur
un plateau d’argent et, on la voit et entend, musicalement, dans l’hystérie et
le délire érotique morbide dont la dote Strauss : perverse fleur du mal.
Ici, son rôle, c’est la parenthèse de la tendresse, de la douceur dans un monde
brutal, sensible à la parole qui sait convaincre quand les armes ne font que
vaincre sans persuader : pour elle, Jean, c’est d’abord la parole, la
consolation, la douceur, et Inva nous le distille avec la sienne. Car, de la
douceur de Jean pourtant nourri de miel, nous n’aurons que ce témoignage de la
femme qui l’aime, à part l’aveu final de l’amour réciproque. Il est surtout
l’imprécateur, « la voix qui clame dans le désert » déclame, proclame
chez les hommes pervertis du palais des accusations, des insultes, des menaces
apocalyptiques : "Sa voix tonne comme la foudre", dit Phanuël, je dirais plutôt comme l'éclair, tant celle de Laconi, plus que foudroyante, est éclatante, lumineuse. Il est essentiellement cette puissante voix dont parle la Bible, qui terrifie les coupables,
audible dans la salle du festin du fin fond de la basse fosse où on l’a enfermé
sans pouvoir le faire taire : dopé par les protéines des sauterelles dont
il faisait son ordinaire ? En tous les cas, extraordinaire, Florian Laconi est de la sorte un
Prophète vaillant, véhément, combattif, d’une étourdissante énergie et une santé
vocale à rendre malade un Tétrarque.
Et celui-ci l’est déjà : rongé
d’inquiétudes sur sa situation politique, affecté soudain d’une affection
inattendue pour une lointaine image de jeune fille : le printemps dans
l’automne d’une vie. Et le désir, d’autant plus poignant qu’insaisissable, est
le grain de sable délétère qui vient corroder, ronger la belle mécanique. Et Jean-François Lapointe en est une,
puissante, presque massive dans son costume ajusté comme une cuirasse, dont le
défaut a permis la blessure imprévue, et non de l’ennemi mais de l’amie rêvée.
Il est déjà ailleurs, insensible aux récriminations vengeresses et politiques
de sa femme criant vengeance contre l’imprécateur, dissipant par sa violente
requête les douces rêveries amoureuses dont elle sent vite le danger pour son
couple. Il chante, entre rêve, désir de possession violente et douceur, sa
« Vision fugitive… » qui s’empare de lui, de son corps avec une
splendeur vocale du grave à l’aigu d’un chanteur à son sommet. Mais, personnage
le plus complexe et le mieux traité de l’œuvre, il est aussi un habile chef de
guerre et politique et Lapointe, en grand acteur et chanteur, offre à chaque
fois une facette différente du personnage mais avec une égale et crédible
intensité. Hérode est à coup sûr le vrai héros de l’opéra, et c’est sans doute
pour cette raison qu’on lui laisse le salut final bien que le titre soit Hérodiade, accroche féminine toujours
plus séduisante.
Mais quand celle-ci est campée avec
l’autorité, la vérité et la beauté qu’on lui connaît par Béatrice Uria-Monzon, voix d’ombre et d’ambre, noble et furieuse
figure de proue du navire agressif de sa robe lamée à la traîne comme un
sillage, on est pris de regrets. Bien sûr, il n’appartient pas au critique de
« refaire » une œuvre, un spectacle, une mise en scène qu’il doit
juger tels quels, ici et maintenant, mais on permettra au dramaturge de regretter
que les librettistes, sacrifiant à la sirupeuse et rassurante tradition, à la
langueur et longueur du couple d’amoureux soprano/ténor du drame romantique,
n’aient pas exploité davantage les potentialités vénéneuses d’un personnage
qu’ils pouvaient hisser au niveau d’une Lady Macbeth ou d'une Ortrude. Car elle est le
personnage le plus noir de l’œuvre : dans son tempétueux air d’entrée sans
préparation, elle réclame du sang, la tête d’un homme attentant à son honneur
de façade, publiant ses secrets d’alcôve pourtant officiels désormais et acceptés
dans la conquête du pouvoir. Elle use de chantage envers son époux, lui
rappelle sans ambages ses services politiques, et tente de le retenir par la
séduction, la volupté : Béatrice, assassine d’abord puis câline, féline,
est alors une sombre Manon veloutée, tentant la reconquête de l’amant perdu,
mais aussi une Thaïs blessée douloureusement par les atteintes de l’âge,
redoutant d’être éclipsée, dans l’amour et le pouvoir, pouvoir de l’amour, par
une jeunesse. Elle révèle enfin, face à Phanuël, la faille intime : la
fille abandonnée. Mais ces scènes sont elliptiques et, quand elle annonce la
venue des Romains et dénonce Jean, sa dimension politique, plus grande que
celle d’Hérode, est éludée : elle n’est plus que spectatrice et non
actrice de son destin.
Les chœurs, renforcés, masse
imposante, aux savantes superpositions complexes, admirablement préparés par Emmanuel Trenque, sont impressionnants
de cohésion, du murmure à la clameur. Ancien assistant de Lawrence Foster, qui nous quitte, Directeur musical
de l’Opéra, appelé aussi à d’autres destins par Daniel Barenboïm à Berlin, le
jeune chef Victorien Vanoosten, à la
tête d’un Orchestre de l’Opéra
de Marseille transcendé, soucieux des chanteurs risqués dans ce déluge
orchestral souvent, semble
chez lui dans cette immense partition de Massenet et nous fait la grâce de nous
y promener ou baigner en guide intelligent qui en sait faire briller les
couleurs les plus délicates ou tonner les tumultes les plus palpitants.
Les
ridicules gardiens du temple aussi décrépit qu’eux de l’opéra français à
l’ancienne, s’autorisent quelques huées, vite couvertes par l’enthousiasme des
applaudissements, même abrégés par l’heure tardive et la longueur de l’œuvre
qui presse le départ du public.
Hérodiade de Jules Massenet
Opéra de Marseille
23, 25, 28 et 30 mars
Direction musicale : Victorien VANOOSTEN
Mise en scène : Jean-Louis
PICHON.
Décors et costumes : Jérôme BOURDIN. Lumières : Michel
THEUIL. Chorégraphie : Laurence
FANON. Vidéo : Georges
FLORES.
Distribution :
Salomé : Inva MULA ; Hérodiade : Béatrice URIA-MONZON ;
la Babylonienne : Bénédicte
ROUSSENQ.
Jean :
Florian LACONI
; Hérode : Jean-François
LAPOINTE ; Phanuël :
Nicolas COURJAL ; Vitellius :
Jean-Marie DELPAS ;
Le Grand Prêtre : Antoine
GARCIN ;
La Voix du Temple : Christophe BERRY.
Orchestre
et Chœur de l’Opéra de Marseille. Chef de Chœur : Emmanuel
TRENQUE.
Photos :
Christian Dresse
1. Jean (Laconi) ;
2. Salomé, Hérode (Mula, Lapointe) ;
3. Hérodiade (Uria-Monzon) ;
4. Salomé (Mula);
5. Babylonienne, Hérode (Rousseng, Lapointe) ;
6. Phanuël, Hérodiade (Courjal, Uria-Monzon) ;
7. Phanuël (Courjal) ;
8. Vitellius (Delpas) ;
9. Temple ;
10. Final.
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