…et non de mourir comme dans la tragédie de Voltaire (1760) et l’opéra éponyme de Rossini
(1813). Du moins dans la version originale de Venise, vite corrigée par un
heureux final à Ferrare, l’opera seria, tout tragique qu’il fût, voulant
un lieto fine. Et nous aussi après, du début à la fin, la magistrale
interprétation de chanteurs d’exception dans cette version concert.
TANCREDI,
Opera seria de Gioacchino
Rossini,
Livret de Gaetano Rossi,
D’après Tancrède de Voltaire (1760)
26 octobre
Voltaire, sur la fin de ses jours, fut couronné sur
la scène d’un théâtre en son temps, mais le théâtre ne l’aura pas couronné au
nôtre. Alors qu’on met en scène aujourd’hui certains de ses textes en prose, aucune
de ses pièces, tragédies ou comédies, n’est pratiquement montée. Et pourtant, théâtral dans sa vie et ses
actes, critique et même comédien, maniaque metteur en scène de son infatigable
production, tyrannique directeur d’acteurs, se voulant réformateur du théâtre
classique figé dans ses conventions surannées, Voltaire est un homme de théâtre
complet avec cinquante-deux œuvres auxquelles il ne manque rien : sauf un
chef-d’œuvre. De Corneille, Molière, Racine, nombre de gens peuvent citer
certains vers. De Voltaire, pour le bonheur rhétorique et ironique de la
définition de « cacophonie », on cite ce vers nasillard :
« Non,
il n’est rien que Nanine n’honore » (Nanine, III, 8)
Et pourtant, à la lecture de certains passages
assez forts de son Samson (1732), on regrette
vivement que le génial mais caractériel Rameau, qui menaçait de mettre
en musique La Gazette de Lausanne quand on lui reprochait la faiblesse
de ses livrets d’opéras, ait dédaigné ce texte que lui destinait Voltaire.
C’est à l’adaptation lyrique de Rossini (Semiramide,
1823) de sa Sémiramis (1746) que l’on doit sa relative survie scénique,
et de ce Tancredi antérieur de dix ans.
L’œuvre
L’action est située dans la Sicile du
XIe siècle, dominée depuis deux siècles par les musulmans malgré les
tentatives de reconquête des Byzantins, mais où subsistent des poches
chrétiennes, comme à Syracuse. Ce seront des mercenaires normands, les fils de
Tancrède de Hauteville, qui en feront la conquête vers la fin du siècle. Notre
Tancrède n’a rien à voir avec celui, bien plus tardif des croisades, exalté dans
la Gerusalemme liberata (1581), la ‘Jérusalem délivrée’ du Tasse, dont
les amours et le combat mortel avec la sarrasine Clorinde nous émeuvent à
travers Monteverdi et tant de tableaux baroques.
Voltaire, qui osa chasser les
spectateurs qui étaient sur scène aux places les plus chères, voulait donc
réformer le théâtre classique mais, se borna à tenter une variété de mètres, des
rimes croisées et non suivies. Ici, il abandonne la règle de l’unité de lieu
même dans le même acte, mais se plaît à souligner qu’il respecte celle de temps,
exclamation triomphante qui passe dans l’opéra : tout se déroule en un
seul jour !
Une version de
concert, concentrée sur la magie du chant et de la musique, nous épargne encore
les nœuds, disons les ficelles, bien grosses de ce drame reposant, comme on ne
manqua pas de le souligner malicieusement[1]
l’année même de la création de l’original de Voltaire, sur l’interception d’un
malheureux billet écrit par la malheureuse et maladroite héroïne
Aménaïde :
« Régnez sur Syracuse, et surtout sur mon cœur ».
La parole empêchée
Une fâcheuse missive adressée par la
belle, sans nom de destinataire, à son amant le chevalier syracusain Tancrède,
chevalier connu exilé à Byzance, mais interceptée par Solomir le chef des sarrasins assiégeant
Syracuse, qui propose la paix en échange de sa main. L’inconséquente donzelle,
élevée à Byzance, y avait promis sa foi au proscrit Tancrède avec l’aval de
sa mère mourante mais, rentrée à Syracuse, son père, Argire, veut la
marier incontinent avec Orbassan, chef d’un clan adverse qui lui dispute le
pouvoir, pour sceller la réconciliation civile. Et ne voilà-t-il pas que
Tancrède, dont elle demandait le retour, est arrivé, et, pas plutôt vu, elle
le somme de repartir sans même lui expliquer qu’il est condamné à mort ni l’informer
qu’elle est promise en mariage à Orbassan. Beaucoup de silences pour une seule
personne.
Le jour même, le Sénat venait de décréter une loi : la mort pour qui trahira la patrie,
sans égard de rang, de sexe ou d’âge. Le billet tombé
entre les mains de Solomir tombe bien mal pour Aménaïde. Il semble signer sa
collusion avec l’ennemi et, encore une fois, quand elle n’a qu’un mot à dire
pour se justifier, tout en proclamant : « Qui va répondre à Dieu, parle aux hommes sans peur », elle reste bouche cousue en
attendant son exécution souhaitée même par un père cornélien, qui sacrifie sa
fille à l’honneur :
« Les lois n'écoutent point la
pitié paternelle. »
Mais le jugement de Dieu, duel de Tancrède contre Orbassan, la sauvera du crime de
trahison patriotique mais pas du soupçon d’infidélité. Mais le héros aura enfin
la révélation par Solamir, qu’il vient d’occire aussi, libérant Syracuse, que
le billet lui était destiné (mais comment ce noble sarrasin expirant sait-il
que la lettre, sans destinataire, était adressée à Tancrède ? ). Dans la
pièce originale et la version de Venise, Tancrède mourait de ses blessures et Amenaïde,
sur son corps. À Ferrare, ils triomphent et s’épousent enfin.
Innocente Amenaïde : crue infidèle par Tancrède et traîtresse par tous
quand il lui suffisait d’un mot pour dissiper ces accusations :
« Et voilà pourquoi votre fille est
muette », aurait dit Molière.
Interprétation
Heureusement pour nous, même annoncée souffrante, l’Amenaïde d’Annick Massis, ne l’est pas. Quand on
aime et admire cette scrupuleuse artiste, quand on a le souvenir de sa voix,
heureusement souvent entendue à Marseille, la finesse infinie d’harmoniques brillants
rayonnants, moirés dans le moindre pianissimo sur un soupir de souffle, de zéphire
vocal dirait-on, d’une douceur ineffable, on sent avec elle, une infime fatigue,
mais, paradoxalement, son timbre, se nimbe d’une brume imperceptible qui arrondit
ses facettes diamantines en perles délicates qu’elle roule et déroule en longs
colliers de ces vocalises en guirlandes fleuries, trilles qu’on suit sur son
corps même, frissonnant de leur battement d’ailes, prises profondes de souffle
comme une recherche de remède aérien intérieur. Je dirais même que cet état
avoué de faiblesse, sans faille pour le chant, vient servir ce vaporeux
personnage émouvant de victime de son propre silence.
On retrouve avec bonheur le couple qu’elle formait déjà en 2001 avec la
même Daniela Barcellona, qui a
domestiqué avec maîtrise la puissance d’une voix raffinée en timbre,
déconcertante d’aisance de l’aigu percutant au grave jamais forcé pour ce rôle
héroïque de travesti faute de castrat, sans jamais en rajouter à la masculinité
qui ne s’exprimera, avec amour et humour, hors le personnage du viril
chevalier, que par le baisemain galant à la dame dans les saluts. Stature
imposante, elle n’en impose jamais lourdement, sourire radieux, chaleureux, au
chef et à la salle, légèreté de la personne pour un personnage de noble héros
taillé dans un marbre, démenti par la voltige ébouriffante de vocalises acrobatiques
qu’elle déploie comme se riant. Son air d’arrivée, le fameux « Di tanti
palpiti… » est chanté, murmuré par moments comme pour soi-même, vrai
monologue et dialogue d’amour avec l’absente.
On découvre, ébahi, le Chinois Yijie
Shi, petit par la taille, géant par la voix, digne d’un rôle de tenore di grazia de certaines œuvres
bouffes de Rossini dans les nuances délicates, mais transposées ici dans les
déchirures intimes d’un père certes absolu, tyrannique, mais contraint par le
devoir à sacrifier sa fille. Les airs qui lui sont dévolus sont terribles de
longueur et de puissance et l’on pense aux aigus déchirants du Mitridate de Mozart, dont l’ombre heureuse
semble passer souvent dans cette musique. Dans
le rôle ingrat d’Orbazzano, amoureux vindicatif et sans pitié de l’esquive
Amenaïde, le traditore innommé de l’entrée
de Tancredi, la basse Patrick Bolleire, qui contraste en genre avec le
héros transgenre et le père ténor (avec une justesse vocale plus grande que
dans l’opéra romantique, les vieillards, dont la voix s’éclaircit avec l’âge en
proportion de la perte de testostérone, étaient confiés à des ténors) campe un
personnage d’un bloc, amour ou haine, avec des airs moins ornés que ceux des héros
selon la codification précise de l’opera
seria, dont se tire bien sa grande voix.
Autre
rôle travesti en digne écuyer du héros, Ahlima Mhamdi, est un Roggiero à
la bien jolie silhouette et jolie voix de mezzo léger qu’un seul air,
malheureusement, ne permet pas de goûter comme on voudrait. Confidente d’Aménaïde,
en Isaura, Victoria Yarovaya déploie
un mezzo corsé et rond, pulpeux, une technique rossinienne impressionnante et
un sens dramatique très convaincant.
Proches
ou lointains par le volume sonore maîtrisé et dramatisé, les chœurs, tous
masculins dans cet univers où des chevaliers sont chantés par deux femmes, sont impeccablement tenus par Emmanuel Trenque. Giuliano Carella dirige l’Orchestre de
l'Opéra de Marseille
avec une passion italienne contrôlée, sans débordements mélodramatiques du
mélodrame, serrant de près la partition mais desserrant l’espace et la
respiration pour les chanteurs, dans un tempo général très soutenu et des
lignes soignées d’une œuvre de transition entre l’esthétique néoclassique qui l’inspire
et le romantisme qu’elle annonce, avec ses airs-scène à reprise, coupés par le
chœur pour la cavatine. Le prélude orchestral à l’entrée de Tancredi, comme
soulevé des petites vagues qui l’ont amené sur ces bords, est un moment de douce
poésie et l’auréole orchestrale de la prison d’Amenaïde pleine de touchante grâce.
Au pianoforte, que tenait Rossini à la
première, Caroline Huynh Van Xuan,
réussit à exister dans les rares passage de recitativo
secco qui lui sont accordés.
Rossini reprit l’ouverture de La Pietra del paragone pour celle-ci, urgente nécessité de la
commande, pratique fort courante en son temps, l’ouverture, rarement
caractérisée dramatiquement, servant surtout à donner le temps aux spectateurs de
se placer quand on ouvrait le théâtre. On s’émerveille de l’air, « Di
tanti palpiti… », aussitôt célèbre et populaire, qu’il aurait composé le
temps d’un rizotto. Mais il faut dire que ce type d’œuvre a une écriture
formulaire, technique d’écriture rapide en une époque où l’opéra, avec une demande
très forte, comme aujourd’hui le cinéma, a une production pratiquement « industrielle ».
Il y a donc moins à s’étonner de cette rapidité d’exécution, qui relève du
métier et du talent, que de la beauté immédiate de cet air, qui relève du
génie. Rares sont les compositeurs savants qui réussissent à donner, à un morceau
élaboré, l’évidence d’une chanson populaire. Ainsi Mozart et son « Non pui
andrai… » qui se siffla aussitôt dans les rues, ainsi Verdi et « La
donna è mobile… ». Mystère du génie créateur rencontrant le génie
populaire.
Tancredi
de Rossini
Opéra
de Marseille, 24 et 26 octobre
Distribution :
Tancredi : Daniela Barcellona ; Amenaïde : Annick Massis ; Isaura : Victoria Yarovaya ; Roggiero
: Ahlima Mhamdi.
Argirio : Yijie Shi ; Orbazzano :
Patrick Bolleire
Chœur de l'Opéra de
Marseille
Chef
de chœur : Emmanuel
Trenque
Pianoforte :
Caroline
Huynh Van Xuan
Orchestre de l'Opéra de
Marseille
Direction
musicale : Giuliano Carella.
Photos : Christian Dresse:
1. Bolleire, Shi ;
2. Yarovaya, Massis, Barcellona, Carella, de dos, Shi, Bolleire,
Mhamdi ;
Mhamdi ;
3. Massis, Barcellona, Carella.
[1] « Un billet surpris dans les mains d'un esclave que
l'on croit être pour Solamir, fait toute [s]on intrigue », André-Charles CAILLEAU (1731-1798), Les Tragédies de M. de Voltaire, ou Tancrède
jugée par ses sœurs, Comédie nouvelle en un Acte et en Prose, Paris, 1760.
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