ORIENT
MAGIQUE
Jazz, fado, blues
PAR JEAN-MARIE
MACHADO, PIANO
14 avril 2017
Des mots et des notes
La musique n’a pas de sens, disait
Stravinsky. Certes, elle évoque, invoque, convoque des significations
subjectives, mais on ne peut lui assigner un sens objectif : elle est
pléthore de sens imprononçable. Bien sûr, la culture a créé des conventions
musicales, des habitudes d’écoute, de perception, et l’on prête des affects,
des figures, des couleurs aux sons, des tonalités, sombre pour le grave, clair
pour l’aigu et l’on traduit, en clair, par l’aigu, le ruissellement transparent
d’une source dont pourtant, étudié en physique, tout le spectre sonore est
grave. La musique, est abstraite (dans la mesure où est abstrait ce qui tombe
sous un sens, en l’occurrence, l’ouïe) mais notre besoin de sens, de comprendre,
sans doute est-il si irrépressible que nous avons hérité de codes de la musique
figurale, descriptive, et l’usage de mettre aux œuvres musicales des titres qui,
prétendant les éclairer, expliciter, induisent une signification parlant à
notre imaginaire tels ceux, apocryphes de certains morceaux de Beethoven, ou
ceux délibérés des compositeurs eux-mêmes, Nuages,
la Mer, de Debussy, etc. La musique,
surtout inédite, a besoin d’être dite, nous avons besoin de mots, sinon pour
physiquement la sentir, pour la ressentir intellectuellement, pour donner, au-delà
de la sensation, un sens à ce que nous écoutons, éprouvons comme pour l’assurer,
le conforter.
Voyage orienté de Jean-Marie Machado
Ainsi va-t-il lorsqu’un artiste, en
confiance et proximité avec son public, juste par quelques paroles sans apprêt,
des plus simples, nous invite au voyage, nous orient/e, au sens précis du mot
vers un Orient magique personnel que
ses doigts virtuoses ou rêveurs vont… dessiner ?
non, c’est trop précis : ébaucher, figurer en touches colorées de notes suscitant
ou réveillant en nous, avec les sons, des images. Et, sans être nullement ce
que l’on appellerait un conteur, Jean-Marie
Machado, de ses quelques mots modestes et de son piano généreux, finalement nous
raconte un conte personnel, sans doute un parcours de vie, qu’il fait un peu nôtre,
à partir de son Tanger natal.
Et c’est, en ouverture, forcément la
mer, ouverte à tous les horizons, ici, horizons de toutes les musiques,
classique, jazz par sa liberté d’improvisation, à partir de standards, de
chansons. Mer qu’il nous a annoncée et que l’on ressent alors dans le vaste espace
aéré, aspirant à la lumière, de ces sonorités, ondes d’arpèges, vagues de
gammes ascendantes, frémissantes, moutonnement de notes pressées, éclairées d’une
crête mousseuse d’écume, vertigineusement virtuoses sur une obsédante
profondeur de basse continue.
On saute ou plonge dans Izella, ‘Le village d’en bas’ breton,
poétiques couleurs modales et frange indicible mais subtilement audible (mirage
auditif?) de l’enharmonie. Puis c’est encore la Bretagne de Lezanafar, surgissement entêtant, ample,
généreux de jazz déferlant et l’on croit voir, dans la dentelle de l’aigu, une
danse folle de coiffes bigoudènes, luttant contre le vent. Est-ce parce qu’il a
sobrement nommé Muraille le morceau
suivant que le bourdon, la basse obstinée semble le fondement, le ciment de
touches larges et dures comme des blocs pierres une à une érigée de Chine à vague
couleur pentatonique ? Puis le
pianiste se lève sans abandonner la main gauche sur le clavier, frappant d’un
marteau feutré les cordes à nu du piano, les percutant, les pinçant, saveur d’instrument
oriental, construisant un grandiose crescendo, morceau de bravoure s’éteignant
en un écho lointain. Déjà ainsi préludé, l’Orient
magique venait après, jouant d’un grand écart entre les touches percutées
et les cordes pincées, ajouré comme un moucharabieh, ombre et lumière se
dissolvant dans une pédale au mode mystérieux.
Fado, Solidaõ, ‘Solitude’, hommage, par le jumelage, sinon dans le sang (Irmãs de sangue, ‘Sœurs de sang’), dans la brume de la nostalgie, blues et saudade par-delà la mer, le même cafard, le même spleen, de deux
voix de l’universel par le particulier, deux sœurs par l’âme, l’Afro-américaine
Billie Holiday et la Portugaise Amália Rodrigues, fado et blues, aux mêmes
libertés mélismatiques. Ici, dans un respect amoureux des deux grandes
chanteuses, la main gauche égrènera la pure mélodie de certaines de leurs plus
belles chansons tandis que la droite tissera l’auréole de commentaires
admiratifs et créatifs. Un fado joyeux, en fait ce que les Portugais nomment un
fado corrido (‘courru’), semble
exorciser par sa vitalité le sens même du mot fado, qui signifie fatum, destin,
dans un vital galop et un déchaînement vibrant, grondant avec des percussions
accessoires, dont un moulinet de canne à pêche ! sur les cordes d’un piano
évoquant avec humour le fameux piano
arrangé, élargi, John Cage.
En bis, Blue spice, puis Solidão,
succès des deux chanteuses, avec des
gloses virtuoses qui signent une entrée du jazz par la grande porte, finalement
si heureusement ouverte, de Musicatreize.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire