Die Entführung aus dem Serail
Singspiel en
trois actes,
K 384
de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Livret
de Goettlieb Stephanie Jr, d’après Bretzner Création : Vienne, Burgtheater, 16
juillet 1782
Opéra de Toulon,
9 avril 2017
Éternellement jeune, la musique de Mozart ne
semble jamais mieux sonner que servie par des jeunes, et cette production,
d’une juvénile fraîcheur, résonne encore à nos oreilles.
Turquerie
Les rapports entre l’Europe et la Turquie, qui nous
occupent ou préoccupent encore aujourd’hui, ne sont pas d’hier. Dernière grande
alerte ottomane, turque, en Europe, le siège de Vienne en 1682 : heureuse
conclusion au moins d’un conflit, nous lui devons les
« viennoiseries », les croissants (de lune), délicieuses pâtisseries
de la victoire autrichienne et chrétienne, de la Croix sur le Croissant
islamique et, un siècle plus tard, passé le danger, l’Enlèvement au sérail de Mozart (1782). Son premier singspiel, mêlant chant et parole, musique savante et populaire ; le
second et dernier, sa Flûte enchantée
situe dans l’Égypte, turque encore de son temps, le temple de l’humanisme
maçonnique.
L’Orient était en vogue au Siècle des Lumières depuis
la fin du siècle précédent.
Venue d’une Espagne ayant chassé et pourchassé ses derniers maures et
arrêté l’avancée turque en Méditerranée à Lépante en 1571, la mode orientale, à
travers romans (Zaide, de Madame de
La Fayette), avait eu un regain d’actualité en France avec l’ambassade turque
ratée à Versailles des envoyés de la Sublime Porte (1669) dont Louis XIV voulut
se venger en commandant la turquerie de Molière/Lully, Le Bourgeois gentilhomme (1670). Cette comédie ballet et le Bajazet tragique de Racine (1672)
traduisent et trahissent le sentiment ambivalent de l’Europe pour la
Turquie : on voudrait en rire mais on en a peur, on voudrait l’intégrer et
on la redoute. Un siècle après, vaincu ou contenu, le Turc, l’Oriental, peut devenir
le sage symbole inverse de nos folies chez Montesquieu et ses Lettres persanes, Voltaire, ou bien
l’image de la magnanimité dans Les Indes
galantes de Rameau et dans Mozart et son Égypte maçonnique que Bonaparte
mettra largement à la mode avec sa campagne (1798) et sa cohorte de savants,
dont Champollion. Les Orientales,
dramatiques, de Victor Hugo ne sont pas loin avec les déchirements du
soulèvement anti-turc des Grecs. Mais, au XVIIIe siècle, la traduction par Antoine Gallant des Mille et Une Nuits (1704) avait mis à la
mode un Orient sensuel et badin, alibi de l’érotisme libertin du Sopha de Crébillon (1742), des Bijoux indiscrets (1748) de Diderot, un
peu plus édulcoré dans les opéras de Gluck La
finta schiava (1744), Les Pélerins de
la Mecque (1764) qui deviendra sagement bourgeois chez Boieldieu et son Calife de Bagdad (1800) et carrément
bouffe avec le Rossini du Turc en Italie
et de l‘Italienne à Alger. Fantasmes
et chimères d’un Orient, désorienté (perdre l’orient), qui ne fait plus peur à
l’Europe triomphante.
Mozart
avait déjà écrit la musique de scène de Thamos,
König of Aegypten (‘Thamos, roi d'Égypte’, 1773) pour accompagner un drame d’inspiration
maçonnique, un mélologue à la mode du
temps, avec passages déclamés sur la musique. Mozart avait aussi manifesté son
intérêt pour cet Orient alors aux portes de l’Autriche avec une autre turquerie
allemande inachevée, Zaide (ou Das Serail, 1779), fondée déjà sur une
histoire de sérail similaire, avec un personnage appelé aussi Osmin, une basse comme
dans l’Enlèvement, et il compose
également Le
gelosie del Seraglio (‘les jalousies du
sérail’ 1772), esquisse d’un ballet pour son opéra italien, situé dans
la Rome antique Lucio Silla. L'Oca del Cairo (‘L’Oie du Caire’,1783), est un opéra-bouffe d’inspiration
encore orientale, inachevé.
L’œuvre
Die Entführung aus dem Serail, ‘l’Enlèvement au sérail, de Mozart un opéra ou, plutôt, un Singspiel
en trois actes de 1782, livret de Stephanie. Le Singspiel , ‘Jeu chanté’, est du théâtre
musical joué et chanté en allemand. L’Espagne, depuis le début du XVIIe
siècle, avait créé la zarzuela, alternant passages parlés et chantés, suivent
les ballad operas anglais et l'opéra-comique français,
pas forcément comique au sens de faire rire, mais avec ce mélange de lyrique et
de « comique », c’est-à-dire relevant de la comédie, des comédiens. Carmen, rappelons-le, est un vrai
opéra-comique, puisque les passages parlés sont très importants.
Origine à
tiroirs, le livret allemand est tiré d’une pièce tirée d’un roman anglais
inspiré de traditionnels récits espagnols de captifs sur des pirates
barbaresques enlevant et faisant esclaves des chrétiens, les belles femmes
étant réservées au sérail, au harem du seigneur. Ici, c’est un enlèvement
contre le rapt : le maître et son valet, Belmonte, noble espagnol et Pedrillo,
vont tenter d’enlever, d’arracher du sérail du pacha Sélim leurs deux amantes
enlevées, respectivement Constance et Blonde, sa soubrette anglaise, malgré
l’eunuque ogresque et grotesque, Osmin.
Réalisation et
interprétation
Misère des temps ? Manque de moyens sans doute mais non
d’imagination d’une mise en scène alerte et enjouée de Tom Ryser, qui, avec la complicité de David
Belugou pour les décors, essentiellement des tentures, des panneaux peints
de beaux motifs orientaux (faïences ou tissus) descendant des cintres et des
lumières magiques, de conte des mille et une nuits hollywoodien, de Marc
Delamézière, retrouve l’esprit presque enfantin du théâtre de tréteaux qui
convient à l’essence de l’œuvre. Juste une échelle en signe d'évasion. D’entrée, ce tissu bleu agité des deux
côtés de la scène figure plaisamment et simplement la mer et ses vagues et un
triangle de tissu à l’horizon est voile de navire de Belmonte arrivant ou des
captifs partant à la fin. Au début, sur un écran défile un film muet, une belle
jeune femme, heureuse, cheveux au vent, filmée d’un œil sûrement amoureux et la
parenthèse se fermera à la fin sur l’idée et la caméra du Pacha magnanime
filmant le départ des amants heureux comme il avait filmé son malheureux amour
que l’on comprend maintenant.
Habilement,
les toiles peintes ou panneaux, avec fluidité, dessinent, délimitent des
espaces, muret, mur séparant les lieux de l’action, place, palais, sérail,
singularisant les héros solitaires, ombres et lumières, pénombre et mystères du
sérail. Un défilé de femmes, cheveux dissimulés, suffit à en dire l’oppression
de prisonnières du sérail ou d’une religion, hurlant comiquement à la vue d’un
homme infiltré accidentellement, et la récupération de leur libre chevelure à
la fin, rendue par le Pacha lui-même, qui les aura symboliquement enfermées en
leur passant et boutonnant un chemisier uniforme, en dira la libération
parallèle à celle des héros. Signe éclairant de ce beau symbole contemporain de
nécessaire émancipation des femmes inscrit, sans tambour ni trompette autres
que de cette « musique turque » plaisamment stylisée par Mozart, dans
cette mise en scène modernisant intelligemment
sans le tirer par les cheveux autres que ceux des dames, le propos et
les costumes (Jean-Michel Angays et Stéphane Laverne) : les
Turcs sont ici des guerriers contemporains, des sortes de talibans, petites
coiffes de turban en tête, armés de mitraillettes et le Pacha en est le rigide
et sombre chef, joué avec une rude grandeur par Tom Ryser lui-même, le
metteur en scène. Sous la musique riante de Mozart et sous la souriante fable
du texte affable, une sombre actualité : régression du statut des femmes,
rapts, rançons, violence, guerre menace de tortures dont la dignité exaltée de
l’héroïne, femme fidèle, saura se tirer. Mais rien d’insistant, rien contre la
musique.
Servie de
main de maître par Jurjen Hempel, baguette agile, jamais lourde, dynamique,
tonique dès l’ouverture percutante, pulsation parfois haletante en ses tempi
mais sans jamais mettre en danger les chanteurs, sachant manager les silences
humoristiques de pas de loup de certains moments. Le Chœur de l’Opéra
de Toulon (Christophe Bernollin) chante avec la conviction obligée
des masses soumises la gloire d’un Selim pirate et oppresseur, qui la mériterait
pourtant à la fin dans la grandeur de sa clémence et de sa générosité. Dans ce
rôle ingrat, parlé, Tom Ryser, racé, déploie une belle élégance, une
noblesse même dans sa raideur de chef militaire toujours armé, qui ne le
rendrait pas indigne d’une héroïne, fidèle à son amant, mais sensible aux
marques d’amour que lui manifeste son geôlier : admiration réciproque et
signe, peut-être, d’un amour moins conventionnel raté.
Pédrillo
est plus incarné dans le jeu physique agile du ténor Keith
Bernard Stonum que vocalement, avec un aigu un peu opaque, mais il est
touchant et se tire bien d’un air héroïque rarement dévolu par la convention
lyrique à un valet de comédie. Il fait couple avec l’accorte Blonde de Jeanette
Vecchione, virevoltante, dont la voix de soprano léger, a un joli corps pulpeux, un aigu piquant
colorant d’une touche picaresque un personnage joliment troussé en servante
maîtresse, esclave faisant trembler le redoutable gardien du sérail, lui
donnant une cinglante leçon de galanterie, prenant, avec le fusil, le pouvoir. Ce dernier, la tonitruante basse Taras
Konoshchenko, accuse des graves profonds détimbrés dont on accusera
certainement rhume ou allergie, si l’on déchiffre les quelques gestes
désespérés du chanteur signalant discrètement sa coupable gorge. Mais il est le
personnage, faisant même effet comique de sa difficulté comme étouffant de rage
les sons difficiles étranglés. Sous le comique de la force brutale et fanatique
vaincue et ses rêves sadiques de tortures, demeure malgré tout sa menace
latente au poids de plomb.
Ni comique
ni vraiment dramatique, le personnage de Belmonte est le ténor amoureux de
convention qui annonce par son lyrisme élégiaque le Ferrando de Cosí fan tutte mais sans le déchirement
de l’amour trahi, on n’aura ici que du traditionnel dépit amoureux entre les amants
au pire moment de l’évasion. Le ténor Oleksiy Palchykov le représente
avec une silhouette aussi juvénile que son timbre lumineux et raffiné, au phrasé
élégant, à l’impeccable tenue de souffle qui déploie avec clarté le ruban des
vocalises. Personnage le plus profond, noble, tragique, Konstanze a une palette
de sentiments qui vont de la nostalgie du premier au désespoir du second, airs expressifs
et poignants, di portamento, de tenue
de souffle, à l’héroïsme échevelé de
vocalises du troisième, « Marten alle Arten », où elle défie les menaces terribles du Pacha, véritable
air de concert précédé d’un long prélude orchestral où la voix, instrument
virtuose, rivalisant avec les vents et même les trompettes, et en triomphant. Jeune, noble belle silhouette, Aleksandra
Kubas-Kruk, voix de soie, aigus limpides et sûrs, se drape avec
naturel dans l’étoffe du personnage, se coule, sans jamais sombrer, dans
la folie de l’air concertant dont elle transcende la virtuosité par une expressivité
émotive d’héroïne lumineuse qui, plus que plaidant pour la clémence du
bourreau, semble aspirer avec jubilation au martyre au nom de la fidélité à sa
foi : l’amour.
Venant d’horizons
nationaux divers, U.S.A., Ukraine, Pologne, tous ces interprètes, jeunes, se fondent,
pour notre bonheur, dans la musique sans frontière de Mozart.
Die Entführung aus dem
Serail
de Mozart,
Opéra de Toulon,
7, 9, 11 avril 2017
Direction
musicale : Jurjen Hempel
Mise en
scène : Tom Ryser. Décors : David
Belugou. Costumes :
Jean-Michel Angays et Stéphane Laverne. Lumières : Marc Delamézière. (collaboration de Marc-Antoine Vellutini)
Distribution :
Konstanze : Aleksandra Kubas-Kruk ; Blonde : Jeanette Vecchione ;
Belmonte :
Oleksiy Palchykov ; Pedrillo : Keith Bernard Stonum ; Osmin
; Taras Konoshchenko ; Pacha Selim (rôle parlé) : Tom Ryser.
Orchestre
et chœur de l’Opéra de Toulon
Coproduction
Opéra de Fribourg, Opéra de Lausanne, Opéra de Tours, Théâtre du Capitole de
Toulouse.
Photos Frédéric Stéphan :
1. Belmonte, prisonnier d'Osmin ;
2. Konstanze et le Pacha geôlier ;
3. Le sérail ;
4. Voile de la libération ;
5. Le Pacha filme : son amour enfui ou sa générosité?
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