I Capuletti e i Montecchi
Opéra de Vincenzo Bellini ,
livret de Felice Romani,
d’après Roméo et Juliette de Shakespeare
Opéra de Marseille
29 mars 2017
L’œuvre
Le drame de Shakespeare avait déjà
inspiré une dizaine d’opéras avant que Bellini, en quarante-cinq jours, n’en
compose dans l’urgence cette version pour Venise (1830), utilisant des
fragments d’autres de ses œuvres sur un livret de Romani, repris de celui que
le librettiste avait fourni deux ans plus tôt à Vaccaj. Il est inévitable à nos
yeux que la pièce de Shakespeare vienne planer, même injustement, sur cet opéra,
qui ne s’en inspire probablement pas.
Le livret paraît d’abord subtil par sa
condensation extrême, nécessité économique de l’opéra d’alors, qui réduit à
cinq les quinze personnages nombeux (sans compter les comparses) du drame de
Shakespeare si, du moins, celui-ci en fut le modèle. Roméo est ici le chef de
la faction des Gibelins, partisans de l’Empereur germanique, donc directement,
politiquement —et presque œdipiennement— opposé à l’ennemi Capellio, père de
Juliette, ici, chef des Guelfes, partisans du pape dans la longue querelle qui
opposa ces partis durant les XIIIe et XIVe siècles en
Italie. Il y a, de la sorte, un affrontement direct de clan à clan d’autant
plus aigu que, pour corser le drame, dans cette version, Roméo en a tué en duel
non le cousin Tybalt mais le fils, donc, le frère de Juliette. Mais les amants
de Vérone, en dépit des familles, ont déjà surmonté l’abîme de cette mort et se
sont voués l’un à l’autre sans que l’on sache depuis quand et sans que le
mariage ait sanctionné cette union. Roméo viendra même, ambassadeur dissimulé,
demander au père la main de sa fille en gage de paix entre les deux partis,
alors qu’on a fiancé la jeune fille à son cousin Tebaldo (Tybalt), suppléant
ainsi le prétendant Pâris, aussi disparu que le Mercutio de la pièce. Cependant,
il est sans doute vrai que les auteurs
italiens étaient partis non de la pièce de Shakespeare, en une époque où la
péninsule se cherche un destin patriotique national dans une Italie unifiée,
mais de la nouvelle originale de Bandello, et probablement d’un avatar théâtral
de la même, d’où le dramaturge anglais avait tiré son drame : ils rendent
à l’Histoire politique de l’Italie une histoire d’amour brodée, génialement,
par le dramaturge anglais.
Au lever du rideau, l’intrigue est donc complètement
nouée mais, quand on a inévitablement en tête la pièce, on regrette l’intensité
du coup de foudre clandestin et transgressif entre les jeunes gens. Quant au
personnage pacificateur et sacral de Frère Laurent, il faut aussi
l’oublier : c’est dans l’opéra le médecin Lorenzo, le « physicien »
comme on le nommait au Moyen-Âge, complice des amoureux et dispensateur de la
drogue, logique de son métier, pour Juliette afin qu’elle échappe au mariage
avec son cousin. Finalement, il faut renoncer à juger l’opéra par la complexe
tragédie de Shakespeare, tout en regrettant la fade simplification romantique
d’une rivalité amoureuse entre Roméo, l’amant officieux, et Tebaldo, le fiancé
officiel, briguant bourgeoisement la main de la même femme.
Musicalement, ce n’est pas non plus le
meilleur opéra de Bellini, contraint aussi, comme le dit son librettiste dans
la Préface, à une rapidité d’exécution liée au contrat, mais il suffirait de
l’air de Juliette, « O, quante volte… », embrumé de la nostalgie d’un
cor, enrubanné d’arabesques moelleuses de vocalises languides, pour que toute
sa grâce musicale la fasse à l’œuvre entière. Les duos et ensembles sont aussi
intéressants même dans leur rhétorique romantique déjà figée et leur pauvreté
orchestrale, et l’on remarque l’importance des chœurs, image sonore de la
violence des hommes, tous masculins dans un opéra où seule l’héroïne est femme,
avec le paradoxe d’un Roméo travesti, dans la tradition du musico, du castrat des rôles héroïques.
La réalisation
On avait déjà salué en 2009 l’intelligence
avec laquelle Nadine Duffaut, qui
signe la mise en scène, se tire des pièges d’une œuvre qui dit plus la violence
qu’elle ne la montre, avec une vocalité essentielle mais très étirée, qui ne
favorise guère le mouvement. Cependant, dès l’ouverture animée, elle use
d’images presque oniriques de duels, de combats (maître d’arme Véronique Bouisson) sur les escaliers,
dans un arrière-plan flou de rêve ou cauchemar, arrière-fond de mort à
l’histoire d’amour à l’avant-scène, à peine séparés par un voile derrière
lequel se meut et s’émeut Juliette, impuissante, prisonnière et engluée comme
un pauvre oiseau dans des filets invisibles dans cette sombre guerre d’hommes
aux masses grouillantes inquiétantes où son âme aimante a sombré. À peine
quelques pas de danse de couples amoureux, d’un couple singulier, dans ce
lointain ailleurs, sembleront dire un bonheur rêvé et inaccessible pour les
deux héros.
La lumière, fondu, « sfumato » de brume (Philippe Grosperrin), sépare aussi les
deux univers, tout comme, au début, ces beaux décors (Emmanuelle Favre) suggestifs d’escaliers en oblique d’un gothique à
la mode du XVIIIe siècle, à la Piranèse
(I carceri, ‘Les prisons’,1750), dans des clair-obscur à la Rembrandt ou cette colonne vague de
temple fantastique estompé de distance à la Monsu Desiderio, finalement, dépassant les époques, une touche
baroque annonçant romantisme et impressionnisme. Plus tard, les lumières
tombantes obliques, rouge et noir, traceront les arêtes tranchantes du drame
inexpiable. Souvent isolés dans l’avant-scène, solitude irrémédiable des
héros : étrangers au monde, tentant désespérément de vivre et mourant d’un
amour que les autres ignorent au-delà du rideau, livrés au paroxysme absurde du
bruit et de la fureur. Tout l’enjeu du drame et de la musique est, de la sorte,
poétiquement visualisé par la scène. On s’interroge un peu sur cette peut-être
inutile montée, trop démonstrative, des amants morts vers un paradis de l’amour
impossible sur terre.
Les
costumes de Katia Duflot semblent être
de l’époque de Shakespeare, somptueux et sobres, cuirs, velours, avec des
drapés de capes subtils, collerette blanche pour les hommes, étagés
plastiquement dans les escaliers, sévères en chromatisme, marron, gris, lie de
vin et fauve (sang et férocité) pour Tebaldo et Roméo en Gibelin opposé,
illuminés de gris ou jaune clair par Juliette et de blanc par la chemise du
héros, se retrouvant dans l’immaculé de la robe mortuaire de la jeune femme à
la fin.
L’interprétation
On ne sait si un chef d’orchestre peut être frustré du manque d’épaisseur
orchestrale de la musique de Bellini. Mais Fabrizio Maria
Carminati semble en caresser la ligne toujours
ondulante, jamais épaisse, qui, dans son onde transparente, fait soudain un
léger nappage à l’écume frissonnante d’une harpe, à des vents en douceur mis
délicatement en relief, hautbois, clarinette, qui sont aussi des voix, autant
que la flûte, le violoncelle qui paraîtront prêter
leurs couleurs aux deux héros, la soprano et la mezzo. Le chef paraît baigner
dans cette délicate volupté assez indéfinissable du charme, du sortilège
nostalgique de Bellini : poésie faite son. Et le geste du maître semble
nous bercer, nous entraîner dans cette pure mélodie ajourée de vide, dont même
les trous, les silences, sonnent comme d’amples respirations.
Si un bon metteur en scène peut masquer les manques
dramatiques d’un opéra, on ne peut ruser vocalement avec Bellini : son
chant, son bel canto romantique, requiert tenue de ligne, agilité, égalité,
souplesse, beauté du timbre et technique à toute épreuve. Il faut reconnaître, que
tout comme en 2009 à Avignon, dont on ne retrouve ici que le beau Roméo de Karine Deshayes, tous les interprètes
de Marseille possédaient les qualités requises, mises en valeur par un chef
attentif à leur confort, tout dévoué à servir la grande respiration de ces arcs
musicaux belliniens, et celle des interprètes.
Si Lorenzo n’a malheureusement pas de
grand air, Antoine Garcin, médecin
signalé par son bonnet mais trogne de condottiere florentin, timbre sombre de
basse, lui prête une humanité touchante d’impuissance face à la puissance
tournée vers l’inhumanité de la guerre des hommes manieurs d’épée. On regrette
aussi le peu de chant dévolu à Capellio quand il est incarné par un chanteur
tel Nicolas Courjal, basse somptueuse,
dont le velours profond se fait soie en nuances de doutes piani ou de tendresse
réprimée envers sa fille qu’il rudoie, élégant mais arrogant chef de parti,
père noble assoiffé de vengeance depuis la perte du fils, porteur du nom, la
fille n’étant qu’une pièce dans l’échiquier politique. Seule voix claire
d’homme, le ténor Julien Dran, grande
taille et avenant, timbre brillant et dru, allie la franchise de l’émission, la
vaillance des terribles aigus et la souplesse requise par le rôle de Tebaldo.
Il ne cesse de progresser à nos yeux et oreilles.
Déjà saluée à Avignon, Karine Deshays, au-delà d’un
tempérament dramatique (elle fut un Sesto mozartien remarquable), entre dans ce
rôle au travesti difficile, épée à la main, en ferraillant et chantant, avec
une fougue juvénile, une ardeur tragique, aigus aisés, larges et puissants, chaud
médium, grave coloré, sensible et nuancée, des couleurs de violoncelle de
chair, encore plus émouvant(e) et crédible Roméo. Que dire encore de Patrizia Ciofi, sans sombrer dans la
répétition ? Qu’elle a de la grâce, qu’elle a la grâce ? elle est
la grâce même, sans aucune gracieuseté, un naturel qui est sûrement un produit
de l’art qui sait se cacher par un art plus grand, un travail à coup sûr
immense. On ne dirait pas qu’elle joue ou chante Juliette : elle est
Juliette, fine, vive, elle court se blottir comme une enfant, sans enfantillage
aucun, dans l’immense chaire ou trône, un geste à peine perceptible de crainte
quand Lorenzo lui tend la fiole de poison ou somnifère léthargique. Timbre de
flûte fruitée, couleur boisée délicate, elle roule et déroule en douceur, en
rondeur les roulades perlées de ce chant, souplesse aérienne, au service d’une expressivité
sans expressionnisme. Le violoncelle, Deshayes,
et la flûte, Ciofi : deux couleurs
d’instruments si humains !
On saluera, dans cette œuvre qui donne
une grande importance aux chœurs, le travail, bien sensible d’Emmanuel Trenque et d’un orchestre à
son mieux.
I Capuletti e i Montecchi de
Bellini
Opéra de Marseille
26, 29 mars, 1 et 4 avril
I Capuleti e i Montecchi de Vincenzo
Bellini
Orchestre et
chœur de l’Opéra de Marseille.
Direction musicale : Fabrizio Maria Carminati.
Chef de chœur : Emmanuel Trenque.
Mise en scène : Nadine Duffaut ;
décors : Emmanuelle Favre ; costumes : Katia Duflot ;
lumières : Philippe Grosperrin.
Distribution : Giulietta : Patrizia Ciofi ; Romeo :
Karine Deshayes ; Tebaldo : Julien Dran ; Capellio : Nicolas
Courjal ; Lorenzo : Antoine Garcin.
Photos : Chrisitian Dresse :
1. La guerre des hommes ;
2. La femme disputée ;
3. Tebaldo et Capellio (Dran, Courjal) ;
4. Lorenzo et Giulietta (Garcin, Ciofi) ;
5. Le poids du père sur les amants (Courjal, Deshayes, Ciofi) ;
6. Le père inflexible (Courja, Ciofi) ;
7. Les amants malheueux (Deshayes, Ciofi) ;
8. La guerre toujours malgré l'amour (Dran, Garcin, Deshayes, Ciofi)
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