DON PASQUALE
(1843)
Opéra-bouffe en trois actes
Musique de Gaetano Donizetti
Livret de Giovanni Rufini et Gaëtano Donizetti
d’après le livret d’Angelo Anelli
pour l’opéra Ser Marcantonio de Stefano Pavesi
Nouvelle production
Opéra Grand Avignon
27 janvier
OPERA
BUFFA ET GÉRONTOPHOBIE
L’opera buffa italien, né dans la Naples encore
espagnole du début du XVIIIe siècle d’une rencontre entre la
Commedia dell’ Arte et des intermèdes comiques et musicaux placés aux deux
entractes de la comedia baroque espagnole, expose toujours une intrigue complexe, repose sur du
théâtre dans le théâtre, masques, déguisements, péripéties de quiproquo, un jeu
de dupes où il y aura vainqueurs et vaincu dans une guerre souvent de
générations, qui voit le triomphe de la jeunesse sur le vieillard tyrannique et
fortuné. Rousseau, qui même jeune parut toujours vieux par son esprit
chagrin, détestait l’irrespect envers les vieillards manifesté par la comédie
et l’opéra-bouffe,
et rêvait béatement et bêtement, je l’ai déjà écrit, sur une société où les
anciens seraient la référence morale grâce à leur sagesse, soi-disant apanage
des vieux : malheur donc au vieux fol, qui sort du rang assigné par la
société. Et il est vrai que son temps, mais moins peut-être encore que le
siècle précédent[1], est
remarquable par une haine des vieux, une peur de la vieillesse, une
gérontophobie, en termes cliniques, qui marqueraient aussi notre époque si ce
qu’on appelle pudiquement « le troisième âge » ou élégamment les
« seniors » de notre temps, n’étaient sauvés du ridicule par le
marché qu’ils représentent en une époque marchande, qui a aussi fait du
« jeunisme » et du désir de rester longtemps jeune un juteux
business : le potentiel économique du vieux camoufle bien ses rides.
Donizetti, mit la main
à la pâte pour le livret et signe, avec son dernier opéra-bouffe, un
chef-d’œuvre du genre, musique légère et brillante, pour une histoire où,
forcément, la farce ne dissipe pas la force de la cruauté.
Le diable venu du ciel |
Don Pasquale, est
richissime et vieux : mais on ne sait son âge, on était
« barbon » à quarante ans et c’était aussi l’âge
« canonique » exigé des bonnes de curé, c’est-à-dire incapables
d’inspirer un dangereux désir (mais, ouf ! ils avaient souvent leur
« nièce », vraie ou fausse) et l’on sait que Balzac, à la même
époque, écrit La Femme de trente ans, pour tenter de prouver qu’à cet âge elle peut
encore séduire… Mais notre héros,
aigre et pingre, pour déshériter son neveu Ernesto, est pris de la martingale
du mariage et de la fringale amoureuse en voyant la femme que lui propose son
Malatesta de médecin : une pieuse Sofronia, sa sœur, en fait Norina
travestie, l’amoureuse du jeune homme qui, mariée au vieil innocent grâce à un
notaire véreux, le dégoûtera si bien du mariage et de ses pompes, qu’il
estimera à grâce d’être délivré de cette ruineuse peste même au prix de la
découverte de la véritable identité et du jeu de dupe dont il a été cruellement
victime. Il consentira donc au mariage de ceux qui l’ont roulé dans la farine.
Épine dans les fleurs : Norina |
RÉALISATION
ET INTERPRÉTATION
À l’initiative du Centre lyrique
Clermont-Auvergne, sept maisons d’opéras français (et une italienne) s’étaient
unies pour monter cette nouvelle production de Don Pasquale de Donizetti qui, présentée d’abord
le 10 janvier 2014 au Centre Lyrique Clermont-Auvergne et tournait depuis à
travers la France avant de faire une étape à Avignon. Heureuse initiative en
vérité car la jeune équipe a pu ainsi se rôder sérieusement, retrouvant un
esprit de troupe, qui n’existe malheureusement plus dans les opéras français,
donnant une cohésion et un poli remarquable à la par ailleurs remarquable
production du metteur en scène Andrea Cigni, toute d’intelligence profonde de
l’œuvre et de ce genre. Cohésion de la
troupe, cohérence du propos et de l’équipe, décor, lumières, costumes font de ce
spectacle une réussite évidente, qui se voit, audible, qui s’entend. Tout semble couler de
source à partir des présupposés proposés par Cigni dans une Note d’intention précise et fine : filiation de
l’œuvre dans la tradition de la
populaire Commedia dell’ Arte avec sa typologie de personnages :
« Don Pasquale, dit-il, figure ainsi Pantalone [le riche vieillard acariâtre] ; son neveu
Ernesto, le Pierrot amoureux ; Malatesta, le rusé Scapin, et Norina, la
douce Colombine. »
On souscrit à tout
sauf à « douce » que Norina, finalement calculatrice, manipulatrice,
cruelle, est loin d’être à en juger par son comportement. On y reviendra.
Infernale Marilyn (Simone del Savio, Anna Sohn) |
Les décors de Lorenzo
Cutúli (qui signe
aussi les fantasques costumes), chaque fois dans des lumières adéquatement
adaptées de Fiammetta Baldiserri, font sens immédiatement : un immense coffre-fort, un
fort Knox, forteresse d’un homme fort de la finance, où un système électronique
codé à feux clignotants, délivrera l’accès à un coffre dans le coffre, tiroir
dans le tiroir à l’échelle d’une macroéconomie écrasante d’acier blindé pour
receler métaux précieux, or et argent, et billets qui tomberont en pluie même
dans la salle, comme dans la Traviata de la réouverture de la Fenice il y a quelques années. Un
transistor années 50, en plastique blond, débite une rengaine italienne de
l’époque. Un majordome, plus plié par les rhumatismes que le style (Olivier
Parot), une
soubrette (Constance Mathinlon), renvoient aux films muets de Charlot comme
d’autres signes nous renverrons plus tard à un Hollywood au goût plus grotesque
que grandiose où régnera une Marilyn blonde platine et rose bonbon, escortée d’un inénarrable
coiffeur technicolor, sur une peau d’ours, sinon vendu sans doute avant de
l’acheter et achever comme ce pauvre vieil ours de Don Pasquale tondu comme un
mouton.
Ce dernier, dans son univers métallisé de
grisaille, grisonnant, en grise robe de chambre (mais fourrée d’or) aigre, pingre, vieux grigou grisé, grugé, benêt berné
cruellement par un amour brutal, total, qui renverse ses valeurs bouleverse sa
vie et en signe la faillite, est incarné magistralement par Simone Del Savio, brute Don Pasquale, envers son neveu et ses gens, mais
soudain sensible, touchant dans sa détresse : il est parfait en basse
bouffe dans les morceaux obligés de volubilité où il rivalise de vélocité avec Alex Martini, un docteur Malatesta
exceptionnel de virtuosité, deux ex machina cocasse sans casser sa belle
voix : leurs de jeux de scène, et duo/duel armes à la main sont irrésistibles
de drôlerie.
Alex Martini et Anna Sohn |
Sergueï
Romanovsky prête à Ernesto son physique de jeune premier sportif, batte et
raquette de tennis à la main, une sensibilité remarquable dans le jeu et une
voix d’une remarquable beauté, pleine, d’un métal chaud et lumineux, égale en
volume et couleur sur toute sa tessiture,
médium corsé soutenant des aigus éclatants sans efforts, agile dans les
vocalises : une révélation. En notaire aussi travesti que la Despina de Cosí
fan tutte,
Jean Vendassi travestit aussi sa belle voix pour nous amuser d’un fausset
bienvenu dans le genre bouffe.
Mais,
finalement, le piège, la ruse, reposent sur l’appeau, l’appât, les appas de
Norina, travestie en prude et pudique Sofronia avant de se convertir en
impitoyable mégère trop vraie pour n’être pas vraisemblable, rose laissant
percer ses perçantes épines cruelles.
C’est la soprano sud-coréenne Anna Sohn qui a le redoutable
honneur de porter ce rôle finalement lourd et complexe. Elle nous apparaît
d’abord dans des lumières ultra technicolor, descendant du ciel des cintres
dans une escarpolette, un cercle de fleurs et de feu par la couleur, rose parmi les roses, dans un jardin et
un environnement qui évoquent à la fois les peintres préraphaélites anglais du XIX
e siècle ou les cartes-postales chromo kitsch des années 50, débauche de couleurs et
surabondance de fleurs.
La peau de l'ours… |
Comme Adina près de dix ans plus tôt dans l’Elisir
d’amor,
qui se définissait au milieu de ses paysans en femme cultivée leur lisant la
légende de Tristan et Yseult, se
gaussant du philtre d’amour, Norina paraît lisant ironiquement un chapitre d’un
roman de chevalerie inspiré de l’Arioste ou du Tasse (« Quel guardo il
cavaliere… ») sur le pouvoir du regard de la dame qui réduit à ses genoux
le preux énamouré. Mais ici, le code courtois, chevaleresque, devient le code
de la route parmi les « people » puisque notre belle arbore le
magazine Vogue
avec, en première page, ironie plaisante et parlante la photo de Il
cavaliere,
c’est-à-dire Berlusconi, l’incarnation la plus vulgaire de la séduction par
l’argent, qui tient lieu de puissance sexuelle. C’est la totale inversion et
dérision cynique de la courtoisie amoureuse, de la galanterie. Et, aussitôt,
Norina dresse son propre portrait de fille rusée, « légère de tête »
(on n’en croit rien), qui aime jouer, on le verra très bien : jouer et
rouler les autres. C’est un peu la leçon tout aussi
cynique d séduction que dispense Despina à ses patronnes. La jeune chanteuse, un peu raide
sur la raideur perchée de sa balançoire acrobatique, lustre ensuite sa voix et
l’illustre avec aisance dans les acrobaties de son chant fleuri comme son
environnement : elle mérite des fleurs. Certes, idéalement, Norina c’est
la femme qui défend sa liberté de choix, prête à tout pour réussir son projet,
mais la voix de Marilyn qui reprend sur le transistor évoque sans doute aussi,
malgré tout son charme et une chanson plus tendre, que « Diamons are
girl’s best friends » : sous sa lumière, elle a les noirceurs des
veuves noires hollywoodiennes, héritière intéressée d’un pauvre Don Pasquale
plumé et enterré.
Sous la
baguette prestissime de Roberto Fores-Veses, les chœurs bien
préparés par Aurore Marchand s’amusent aussi et l’orchestre pétille comme
un champagne à la mousse contenue, mais se berce langoureusement au rythme des
valses voluptueuses ravissantes. Une réussite, un régal.
Photos : Atelier Cédric Delestrade.
DISTRIBUTION
Direction
musicale ROBERTO FORES-VESES
Direction des Chœurs AURORE MARCHAND
Etudes
musicales PHILIPPE MARTY
Mise en scène ANDREA CIGNI
Assistant à la mise en scène ROBERTO CATALANO
Décors /
Costumes LORENZO CUTÙLI
Lumières FIAMMETTA
BALDISERRI
Norina ANNA SOHN
Don Pasquale SIMONE DEL SAVIO*
Ernesto SERGUEÏ ROMANOVSKY*
Dottore Malatesta ALEX MARTINI*
Il Notaro JEAN VENDASSI
Le
Majordome OLIVIER PAROT
Une Femme de chambre
et la Modiste CONSTANCE MATHILLON
Un valet et le coiffeur CEDRIC VESCHAMBRE
ORCHESTRE
REGIONAL AVIGNON-PROVENCE
[1]
Je renvoie à mon livre D’un temps d’incertitude, Deuxième Partie : « Incertitude du temps », VI « La longue saison des
crépuscules », VII « L’ère des Pères », VIII « Combat de
coqs, soleil couchant », IX «L’âge des barbons », Éditions
Sulliver, 2008, p. 197-238.
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