MY FAIR LADY
Musique de Frederick Loewe,
livret de Alan Jay Ferner
« Musical »
d’après Pygmalion de George Bernard SHAW,
Adaptation française de Jean Liermier
chanté en anglais avec dialogues en français
Première représentation à l’Opéra de Marseille
Coproduction Opéra de Marseille / Opéra de Lausanne
L’auteur
George Bernard Shaw (1856-1950) fut critique dramatique, d'art et de
musique, auteur de romans, d’essais, militant politique socialiste. Il a écrit
plus de cinquante pièces. Sa verve humoristique va faire de lui un maître
incontesté du théâtre anglophone. Très engagé politiquement, George Bernard
Shaw s'attaque aux abus sociaux, dénonce la rigidité des classes sociales.
En 1925, il reçoit le prix Nobel de littérature. Il
est célèbre pour ses mots d’esprit souvent acides. L’on pense à Sacha
Guitry :
"On compare souvent le mariage à une loterie. C'est une erreur, car à la
loterie, on peut parfois gagner.
"Quand une femme du monde dit non, cela veut dire peut-être ; quand elle
dit peut-être, cela veut dire oui ; et quand elle dit oui, ce n'est pas une
femme du monde.
"Lorsque Dieu a créé l'homme et la femme, il a bêtement oublié d'en
déposer le brevet si bien que, maintenant, le premier imbécile venu peut en
faire autant.
"Les animaux sont mes amis... et je ne mange pas mes amis.
"La mort ne m'impressionne pas, j'ai moi-même, en effet, l'intention bien
arrêtée de mourir un jour.
"La vie est trop courte pour être prise au sérieux."
Son l’époque est encore celle du réalisme dans le roman (Zola n’est pas loin,
il meurt en 1902) dans le théâtre avec Ibsen, Strindberg dans les pays
scandinaves, du vérisme dans l’opéra italien qui, en réaction contre le néoromantisme,
veut traiter de tranches de vies, illustré par Mascagni et sa Cavalleria
rusticana, Leoncavallo et ses Pagliaci, par Giordano et même
Puccini, ou même en France avec le « Roman musical » qu’est Louise
(1900) de Charpentier. Bien sûr, en réaction, il y a les mouvements
symbolistes, décadentistes, brillamment illustrés par le spirituel Oscar Wilde,
autre Irlandais, par Richard Strauss en musique, par Debussy, par Maeterlinck
dans le théâtre. Et la peinture est déjà sur d’autres voies modernistes. Mais
Shaw écrit des pièces à thèses, dénonçant l’injustice sociale de la rigide
Angleterre encore victorienne (la reine Victoria meurt en 1901) corsetée,
étouffée par les conventions hypocrites) même sous le règne du successeur
Edouard VII.
L’œuvre
originelle
Sa pièce Pygmalion, est créée en 1914.
On connaît le mythe grec du sculpteur Pygmalion qui
tombe amoureux de sa statue, Galatée, qui prend vie par la grâce d’Aphrodite. Le mythe pose le problème du rapport entre
le créateur et son œuvre, l'idéalisation qu’il matérialise dans un corps, dont
il aime la beauté dans un miroir narcissique qui lui renvoie sa force créatrice.
Shaw l’actualise : un distingué et insupportable professeur de phonétique,
de diction, vieux garçon revendiqué, rencontre, dans le marché londonien de
Covent Garden, une jolie petite marchande de fleurs d’une extrême vulgarité. Il
fait le pari avec l’un de ses amis de corriger son horrible accent cockney,
faubourien, d'en faire une grande dame capable d’éblouir la haute société par
sa distinction.
En 1939, un premier film remporte un Oscar pour le
scénario que Shaw a tiré de sa pièce Pygmalion et l’on dit qu’il se sert
de la statuette pour bloquer sa porte. Broadway s’en empare : c’est la
comédie musicale My Fair lady, musique de Frederick Loeve, livret
d’Alan Jay Lerner, créée par Rex Harrisson et Julie Andrews en 1956. En
1964 la pièce est portée à l'écran par Georges Cukor avec le même Harrisson et
Audrey Hepburn.
Réalisation et
interprétation
Certes, il faut oublier les images (c’est difficile)
de ce film somptueux, auquel il serait injuste de comparer cette version qu’on
ne peut justement jauger, juger que hic
et nunc, ici et maintenant, comme tout spectacle vivant. On comprend que,
pour s’en démarquer, le metteur en scène en ait décalé le temps, la dite
« Belle époque », qui n’était pas la bonne pour tous (mais accusait
par cela même les clivages sociaux) pour le situer en une date indéterminée par
la relative neutralité banale de costumes (Coralie
Sanvoisin) sans
faste (hormis les chapeaux d’Ascot) et pas assez tranchés en forme ou couleur
entre les classes sociales pour que cela fasse sens politique. Alors, vagues années 50 dirait-on, New look de quelques chapeaux et robes
des mondaines, un petit magnétophone enregistreur mais archaïsme du pavillon
amplificateur style gramophone His Master
Voice du bureau de travail du phonéticien. L’amusante trouvaille du
portrait de la Reine Élisabeth (couronnée en 1952) mais telle que l’éternité ne
la change pas, ironique témoin des expérimentations exaspérantes d’excès du
Professeur plus royal en langue que la Queen, déphase encore la temporalité.
Peut-être espérions-nous trop les misérables gueux traditionnels du Beggar’s opera de Gay qu’on n’identifie guère ici sans marquage
social vestimentaire, aussi n’éprouvons-nous guère d’émotion dans ce début. Il
faudra attendre que les personnages s’installent et caractérisent par leurs
propos dans la précarité sociale (anachronique chariot de supermarché pour
signe de misère) pour qu’on ressente l’injustice de cette société.
Les décors
(Christophe de LA HARPE), souplement changés à vue sans solution de
continuité, nous font passer du Londres embrumé et froid de Covent Garden, avec
sa fleuriste (proche de l’Opéra), sa colonne Morris ouverte d’un fenestron pour
prendre des places ou pour espionner le parler de la plèbe par le docte professeur,
ses pieux soldats de l’Armée du Salut, à une place avec son pub, de la maison néo-palladienne de Higghins aux
tribunes des courses d’Ascot, du salon pompeux de l’ambassade, en passant par
l’austère demeure du professeur, simple bureau et sommaire lit qu’on dirait de
psy à même la salle.
Les divers lieux sont habillés des lumières diverses et dramatiquement intégrées de Jean-Philippe
ROY avec de beaux effets nocturnes ;
habile utilisation du rideau noir quand le décor nécessite plus de temps à
changer, les domestiques en pyramide chantant la rude exigence de l’intraitable
professeur, mettant en valeur le petit lit et la solitude d’Eliza en
combinaison blanche après son étape décisive réussie, le jardin délicatement
découpé de Mrs Higgins. Les tribunes étagées d’Ascot et la course sont une
réussite d’humour, comme le gag des deux silhouettes de voitures.
Toujours
délicates, les scènes de rue, animées par nombre de personnages le sont sans
désordre, dans un ordre dansant et les réelles danses (Jean-Philippe GUILOIS)
relèvent autant d’une break dance
contemporaine que d’une intemporelle et naturelle chorégraphie spontanée de
jeunesse urbaine. Le groupe des trois cockneys —les Londoniens populaires de l’East End à l’accent faubourien— y est bien
intégré, casquettes vissées sur le crâne, drôlement dessiné par Jacques
LEMAIRE, Jean-Philippe CORRE, Arnaud DELMOTTE ayant par ailleurs une phrase magnifiquement dirigée pour la
noce, chacun campant d’ailleurs d’autres plaisantes silhouettes comme Jean-Luc EPITALON. Parmi eux, en père poissard, impécunieux profiteur d’Eliza
Alfred P. Doolittle, Philippe ERMELIER, après sa tirade grandiloquente chez le Professeur, aura son moment grotesquement grandiose
avec sa noce et l’on admire l’habile agencement entre les passages parlés
solistes, le chant et la conversation avec le chœur (Emmanuel TRENQUE),
parfait protagoniste de l’action et non simple spectateur.
Moins doté en chant mais non moins
doué en scène, il y a le groupe des dames : Cécile GALOIS est
une élégante Mrs Higgins aussi humaine que son fils est inhumain
(par ailleurs, Mrs Hopkins ) ; on sourit de l’accent allemand de Mrs.
Pearce (Jeanne-Marie LÉVY) gouvernante
d’Higghins, sans doute indifférent au parler d’une subalterne chez lui,
d’autant qu’elle n’est pas anglaise, tenue à la rigueur de la prononciation
canonique, rude d’abord, sa raideur langagière met en valeur sa tendresse
maternelle postérieure pour la jeune fille ; Danièle DINANT passe plaisamment du rôle de Servante
à celui de la Reine, joli promotion ; belle silhouette de Carole CLIN en Mrs
Eynsford-Hill, mère du fils prodigue Freddy, frappé du coup de foudre pour le
vocabulaire délicieusement déplacé d’Eliza à Ascott au milieu d’une gentry
offusquée.
Celui-ci est interprété par Raphaël BRÉMARD, tout sourire enfantin, avec une fraîcheur
et une poésie touchantes, et sa belle mélodie est un moment de grâce :
Eliza n’est pas cet objet brut manipulé sans scrupules par cet
irascible professeur imbu de sa science : même dans sa faiblesse
populacière, elle a charmé la Gouvernante, le Colonel, la mère de Higghins,
et ce jeune homme de la haute qui veut l’épouser. Ce sont des âmes dignes qui
ont su reconnaître la dignité d’une âme égale. À cet égard, en Colonel Hugh
Pickering, qui relève le pari de faire de cette gueuse une duchesse (par sa
diction), Jean-François VINCIGUERRA donne une belle humanité, de la profondeur à ce comparse, honteux
ensuite de sa complicité avec ce tortionnaire de Higghins.
Pour
incarner avec vraisemblance celui-là, professeur de phonétique et de belle
prononciation, qui alterne longs et rapides passages parlés au chanté-parlé
et au chant, il fallait bien un maître de la diction française qui se tirât
sans la moindre anicroche, sans le moindre dérapage dans l’art qu’il professe
comme une religion : il trouve en François LE ROUX, modèle du
mélodiste français, un héros modèle. Il est vertigineux de véloce
virtuosité : tirades prolixes, prodigieuses, époustouflantes de pétulance
impérieuse et pétaradante, extraordinaire de prétention d’« homme
ordinaire », cuistre outrecuidant dont la science sans conscience ne
cherche même pas à éveiller celle de la jeune et innocente prolétaire, à l’émanciper,
mais à l’asservir davantage sous le joug de sa supériorité, par un jeu cynique
et cruel, dont l’enjeu n’est qu’un pari, un monument à sa propre gloire.
Cendrillon qu’il élève au rang de duchesse, c’est lui-même qui s’élève par la
projection fantasmée d’un haut mariage qu’il n’aura pas, la renvoyant, infirme de la
sensibilité, à la citrouille
des lendemains.
Eliza,
grande âme trahie par la vie, qu’on va découvrir progressivement digne d’un
meilleur destin n’était-ce la fatalité sociale qui la fait naître du mauvais
côté, c’est Marie-Ève MUNGER, Canadienne. Fleuriste fleur du pavé où le
haut du trottoir est tenu par la haute fréquentant l’Opéra de Covent Garden, généreuse,
elle donne dignement de l’argent à un père indigne. Contrairement aux pauvres
rêves de grandeur de ses amis cockneys, son premier air, « Wouldn't It be Lovely? » ,
exhale, avec ses fautes de langue et de prononciation, une modeste
ambition qui exprime la rigueur de sa vie :
"Touss' que
j'veux c'est un p'tit chez moi, /Loin d'la nuit et bien loin du froid,/ […] Ne
serais'pas mervieilleux ?"
Voix ronde, intime, elle le chante avec une
touchante sincérité. Se rongeant et rêvant vengeance contre l'inquisiteur
Henry Higghins, elle n’en subit pas moins l’ascendant qu’elle sent émancipateur
du professeur et au bout de l’insomnie et de la fatigue, elle réussit à dire le
fameux piège à diction : « The rain in Spain stays mainly in the
plain » ‘La pluie, en Espagne tombe surtout dans la plaine’, elle nous
fait sentir à la fois son soulagement et sa joie d’élève égalant le maître et,
sur son austère lit, son grand air consécutif, I could
have danced all night, éclate d’un libérateur contre ut après tant de passages d’une
tessiture plus médiane pour une soprano aiguë. La voix, juvénile, est d’une
musicalité sans faille, d’une vibration délicate. Mais avec l’autre air au
constat implacable, grande philosophie amère sur l’inanité d’un Higghins face à
un monde qui n’en a pas besoin, la cruauté de son côté, mordant les phrases, elle
nous fait sentir que la jeune fille a grandi, la femme a compris, a payé le
prix, mais l’esclave a vaincu le maître qui n’a même pas compris sa défaite.
On
dit qu’« un ange passe » pour signifier un silence. Je dirais au
contraire qu’avec cette belle et bonne musique emplissant nos oreilles heureuses,
on sentait l’orchestre aux anges, on était aux anges, il est vrai porté,
transporté par la direction fluide, ailée, généreuse, de Bruno MEMBREY. Les reprises des airs dont abonde la partition revenaient comme une
jouvence berceuse, joueuse, blagueuse aussi. On souriait et riait aussi.
Mais, sous l’apparence
frivole de la pièce, il s'agit, en réalité, d'une charge sur l'amour et sur les
difficiles rapports entre les différentes classes sociales : le
professeur, c’est le maître, Liza, l’esclave. Petit à petit, dans une
dialectique hégélienne comme on dirait en philosophie, les rôles sont inversés,
Liza insidieusement prend le pas sur le maître. Malgré tout, quel sera le sort
de cette pauvre fille prise entre deux mondes auxquels elle ne peut appartenir
complètement, sorte de Cendrillon d’un moment qui reviendra à la case départ
mais après avoir connu un univers qui ne sera jamais le sien ? Certes, comme dans les contes de fées, le
Pygmalion, le Professeur créateur tombe amoureux de sa créature, mais tombe-t-il
vraiment amoureux de Liza, de la femme qu'elle est vraiment ou de sa
création, c’est-à-dire de lui-même ? En tous les cas, trop tard, elle est
partie. Même si elle revient dans cette fin humanisée, le professeur se
retrouvant terriblement seul dans sa vaste demeure alors qu’elle a apparemment
le choix entre Freddy, lui ou le Colonel,
cela semble bien beau pour être vrai et ne dissipe pas le goût amer de
l’histoire.
En somme, un auteur irlandais (on l’oublie) mais so british, dans une comédie musicale
américaine aux textes parlés adaptés en français par un Suisse : une œuvre
universelle par son jeu et ses enjeux, sous les dehors souriants, la
dénonciation d’une expérimentation sociale qui n’a même pas le prétexte de la
générosité, mais simplement le texte d’un pari entre deux linguistes joueurs.
Opéra
de Marseille
My Fair Lady
de Frederick Loewe
30, 31 décembre, 3, 5, 7 janvier
Direction
musicale : Bruno MEMBREY
Mise
en scène : Jean LIERMIER
Décors :
Christophe de LA HARPE
Costumes :
Coralie SANVOISIN
Lumières :
Jean-Philippe ROY
Chorégraphe
et Assistant à la mise en scène : Jean-Philippe GUILOIS
Distribution :
Eliza
Doolittle : Marie-Ève MUNGER ; Mrs Higgins / Mrs Hopkins Cécile GALOIS ; Mrs. Pearce : Jeanne-Marie
LÉVY
; Mrs Eynsford-Hill : Carole
CLIN ;
Servante /
La Reine : Danièle DINANT.
Professeur
Henry Higgins : François LE ROUX ;
Colonel
Hugh Pickering : Jean-François VINCIGUERRA ; Freddy Eynsford-Hill : Raphaël
BRÉMARD ; Alfred
P. Doolittle : Philippe ERMELIER ;
Jamie / 1er Cockney / Charles : Jacques LEMAIRE ; Harry / 2e Cockney : Arnaud DELMOTTE ;
Karpathy /
3e Cockney :
Jean-Philippe CORRE ; George : Jean-Luc EPITALON.
Orchestre
et Chœur de l’Opéra de Marseille.
Photos © Christian Dresse
1. Munger en Eliza ; 2. Bande de cokneys ; 3. Bureau de Higghins (Munger, Le Roux, Lévy et Vinciguerra) ; 4. Courses d'Ascot ; 5. Brémard en Freddy ; 6. Mariage de Doolittle (Ermelier, Delmotte à droite) ; 7. Un rêve modeste dans le froid et la nuit ; 8. Le Professeur défait ( Le Roux, Munger).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire