DIE ZAUBERFLÖTE
(LA FLÛTE ENCHANTÉE)
Singspiel en deux actes de Wolfgang Amadeus Mozart
(1756-1791) Livret d’Emanuel Schikaneder
Création : Vienne (1791)
Nouvelle production
Production Opéra de Toulon
29 décembre 2017
L’œuvre
1791 :
Mozart végète, malade et sans travail. Ses grands opéras, chef-d’œuvres
absolus, Les Noces de Figaro, Cosí fan tutte, Don Giovanni, n’ont guère
marché dans l’ingrate Vienne. Son frère franc-maçon, Emanuel Schikaneder,
directeur d’un théâtre de quartier, pour des acteurs chanteurs plus que de
grands chanteurs, comme lui-même, lui présente au printemps le livret d’un
opéra qu’il vient d’écrire. Il est dans l’air du temps pré-romantique, sorte de
féerie inspirée de contes orientaux à la mode de Christoph Marin Wieland, très
célèbre auteur des Lumières allemandes, l’Aufklärung, surnommé « Le
Voltaire allemand » pour son esprit, et de Johann August Liebeskind : Lulu
ou la Flûte enchantée, Les Garçons judicieux. Rappelons la vogue
égyptienne du temps : la campagne d'Égypte de Bonaparte de 1798 à 1801 n’est
pas loin. Par ailleurs, Mozart avait déjà écrit la musique de scène de Thamos,
roi d’Égypte, mélodrame ou mélologue, drame mêlé de musique, de Tobias
Philipp von Gebler à la symbolique maçonnique puisqu’on situait l’origine de la
maçonnerie en Égypte. Beaucoup d’éléments de cette œuvre se retrouveront dans
la Flûte.
Mozart rechigne : il n’adore
pas d’emblée cette féerie. Il remanie avec Schikaneder et la troupe cette œuvre
parfois collective, sa musique insiste sur la thématique maçonnique, c’est
connu : le thème trinitaire, ses trois accords de l’ouverture, les trois
Dames, les Trois garçons, les trois temples, les trois épreuves des deux héros
sont empruntées au rituel d'initiation de la franc-maçonnerie. Le parcours
initiatique de Tamino et Pamina dans le Temple de Sarastro est inspiré des
cérémonies d'initiation maçonnique au sein d'une loge.
Cependant, à cette sorte de mystique
maçonnique du parcours de l’ombre vers la lumière de l’esprit et de l’amour,
Mozart mêle aussi de la musique religieuse : avant la fin de l'initiation
du Prince, dans la troisième scène (acte II) au moment où Tamino est conduit au
pied de deux très hautes montagnes par les deux hommes d’arme, il fait entendre
le choral luthérien Ach Gott, vom Himmel sieh darein (‘Ô Dieu, du ciel
regarde vers nous’). Il est chanté par les deux d’hommes en valeurs longues de cantus
firmus d’origine grégorienne sur les mots Der welcher wandert diese
Strasse voll Beschwerden, wird rein durch Feuer, Wasser, Luft und Erden,
(‘Celui qui chemine sur cette route pleine de souffrances sera purifié par le
feu, l'eau, l'air et la terre …’).
L’idéologie maçonnique rejoint ici
l’univers religieux traditionnel. Ainsi, si les quatre éléments sont utilisés
dans le rituel maçonnique, ils le sont aussi depuis des temps immémoriaux dans
nombre de religions, le quatre de éléments, des horizons avec le trois
trinitaire, font même le sept (déjà les sept plaies de l’Égypte, les sept fléaux)
et, dans la religion chrétienne, des sept plaies du Christ, de ses Sept Paroles
en croix, des Sept Béatitudes de Marie, des sept péchés capitaux, etc. Quant à
cette quête du Bien, de la Lumière, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle
est partagée de longue date par philosophies et religions. Ici, il est question
de la lutte du Mal (les forces obscures de la Reine de la Nuit, la lune) contre
celle du Bien et de la Lumière, qui triomphera dans un temple après des
épreuves. Comme toujours, le génie musical de Mozart transcende les
compartiments apparemment étanches des croyances diverses.
Le versant
féerique, assorti de maximes morales de tous les jours est délicieusement naïf.
Bref, au seuil de la mort, c’est l’enfant Mozart qui remonte, s’exprime, dans
l’enchantement d’une musique sublime et populaire : elle s’adresse au plus haut
et au plus simple de l’homme. Rentré de Prague après l’échec de sa Clémence
de Titus, Mozart achève Die Zauberflöte et en peut diriger la
première malgré sa maladie le 30 septembre 1791. C’est un triomphe. Entre
temps, on lui a commandé un Requiem. Il n’a pas le temps,
l’achever : il meurt le 5 décembre. Cette messe des morts est sa dernière
œuvre. Un an plus tard, fait extraordinaire pour l’époque, « la Flûte
enchantée » connaît sa 100e représentation.
Réalisation et interprétation
Cette œuvre ultime de
Mozart est si riche et complexe en sa simplicité enfantine qu’on peut la
prendre par des biais différents, toujours justifiés si la cohérence n’est pas
biaisée par l’arbitraire à la déjà si vieille mode chez les metteurs en scène.
Certains, paralysés par la sacralité du chef-d’œuvre maçonnique, le solemnisent
au point d’en pétrifier l’appareil comique léger, à la Papageno oiseleur ailé, d’autres, zélés, au
contraire, par une fantaisie exaltant le fantastique du fantasque livret de
Schikaneder, gomment la portée initiatique des épreuves imposées aux jeunes
héros, en vérité aussi peu parlantes aujourd’hui que sont insupportables les
tirades misogynes, les discours bavards, le prêchi-prêcha lourdement
moralisateur des gardiens du temple, hormis, sublimés par la musique, les deux
airs de Sarastro, grandioses de noble dignité humaine, au message d’amour
universel transcendant toute idéologie et toute religion.
René
Koering, qui signe mise en
scène et costumes, se glisse entre les deux écueils, mais on dira que, grâce
aux textes parlés réécrits et actualisés avec bonne humeur, surtout servis par
le Papageno irrésistible de charme naïf d’Armando
Noguera, il penche vers la face et farce drôles —du moins notre cœur aussi—
le versant noir de la Force, avec un Monostatos Dark Vador tiré d’une Guerre
des étoiles, dont la star gagnante serait le Prince Tamino devenu King avatar
d’Elvis Presley, un Sarastro cousu d’or, du moins son gilet de Grand Maître de
Wall Street, n’apparaissant que comme un placage laborieux davantage dit par la
Note d’Intention que justifié ou
montré par la scène.
Il reste que, sans doute plus poussé, le propos aurait
une intéressante approche de l’œuvre : finalement, renversant les valeurs
et les rôles, le Mal ne serait pas là où on le situe par paresse littérale, du
côté de la Reine de la Nuit honnie, mais du côté d’une lumière, des Lumières aveuglantes
de la grande ville financière aux gratte-ciels futuristes qui ne brillent que
par l’éclat discutable de l’or malgré l’alibi des panneaux immenses, plutôt des
pubs géantes, d’une trinité maçonnique, « Wisdom », ‘Sagesse’,
« Art », ‘Art’, le troisième nous étant masqué à cour, on imagine
« Fermeté » ou « Constance ». Mais je ne suis pas sûr que
cette « Reine des éclats », ou comme est présentée une reine sans
éclat aucun sauf ses fameuses vocalises mordantes, ne descendant pas du ciel
mais surgissant d’une trappe, moulée dans une tenue de Maîtresse sado-maso avec
son escorte de Trois Dames sexy en minijupes et blousons de cuir, soit la
symétrie inverse et positive de ce Sarastro satisfait, caressant amoureusement
son chat.
Cette Guerre des étoiles est, en tous cas, brillamment
symbolisée par l’enchantement d’effets spéciaux, spatiaux, des projections
mouvantes de Virgile Koering (aussi
les décors) myriades fuyantes de possibles galaxies, traits, lignes en
mouvements et on attendrait aussi des algorithmes, qui, évadés de l’informatique,
envahissent et règlent nos vies. À la forêt, presque réaliste du monde
brut et sauvage du serpent de conte de fées, s’oppose la froide beauté du
temple avec un final géométrique à la fois néo-classique et maçonnique de
formes parfaites, cercle, carré, triangle, éclairé des lumières oniriques de Patrick
Méeüs. Une discrète harmonie
lie de vin relie la guitare, les pantalons de Tamino aux robes des prêtresses, la veste du
prêtre, en passant par le chemisier de la Reine de la Nuit, le blouson ou pulls
des trois Dames, avec une sobre élégance.
Les accents divers des interprètes presque tous
étrangers donnent un charme, une musique étrange et poétique aux textes parlés en
français. L’anglais semble régner chez Sarastro : l’un des Hommes d’armes/et Prêtre,
bien campé par Camille Tresmontant, joue
plaisamment du passage d’une langue à l’autre avec ses jeux d’accents et de
langues décalées : non le franglais affligeant la France, mais un « anglofranc »
frappant l’Angleterre.
Le chef australien Alexander Briger, à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Toulon et du Chœur,
bien préparé par Christophe Bernollin, frappe les trois coups
maçonniques de l’ouverture avec toute la solennité qui convient et la fugue s’affine
en couches successives, petites vagues, petites ondes courant vers un infini rêveur,
et sa baguette, enchanteresse, s’allège et vivifie pour un tempo général très stimulant, hors
les passages graves et émouvants, telle la délicatesse commisérative, à la
frontière du silence, qui scande l’air suicidaire de Pamina.
La distribution, des premiers aux derniers rôles, est
digne d’éloges : fraîcheur enfantine des Trois garçons en marins toulonnais en bord de scène comme témoins
du spectacle (la double distribution n’était pas nominalement spécifiée en
dates). Un triple rôle (l’Orateur, Premier prêtre, Deuxième homme d’armes)
offre à Roman Ialcic, Roumain,
de déployer la sombre noblesse de son timbre de basse et sa grande stature.
Empêtré dans sa noire carapace de crustacé intergalactique, Colin Judson réussit néanmoins à tirer
son épingle sinon sa personne de sa cuirasse de Dark Vador modèle réduit en Monostatos
presque statique, réduit aux sauts et soubresauts robotisés.
Bras et jambes moulés d’un
collant canari, l’oiseleur homme oiseau Papageno, affublé d’un corsage et d’une
jupette de plumes multicolores, c’est Armando Noguera, qui n’abdique pas
sa belle voix de baryton argentin pour remplir, au poil —pardon, à la plume— un
rôle capital pour l’œuvre : il ne marche pas, il sautille comme un
volatile, il ne parle pas ce bavard, il pépie, piaille, jacasse, le texte le
plus long, air naïf, puéril, apeuré, il est spectacle à lui tout seul. Il
méritera bien, p-p-p-p-, la pulpeuse, piquante et pétillante Papagena de la soprano
Julie Roset.
Trois Dames de la Nuit, on
imagine des nuits minijupées, joyeusement agitées par la fête, Marion Grange,
soprano, Pauline Sabatier, mezzo, Mareijke Jankowski, mezzo
autrichienne, se disputent avec appétit le beau Tamino égaré, évanoui,
nécessitant (lui ou elles?) l’urgence d’un bouche à bouche. Ce dernier,
ce premier, jeune premier, le ténor Sascha Emanuel Kramer est ici, plus
qu’un Prince charmant des temps
modernes, le King Elvis, le Roi du rock (on frémit à l’idée qu’on l’ait Johnny
Hallydisé en sa pâle copie) : il en a le profil, la carrure et on lui
ajoute l’habit, la guitare grattée avec crédibilité au rythme de l’ouverture.
La voix est belle, large, peut-être trop dans un médium sollicité à l’excès
pour s’épanouir avec aisance dans les aigus. Mais ses nuances sont délicates, et
ses récitatifs expressifs. La prise de possession finale de la guitare par
Sarastro serait-elle la confiscation par
la Bourse, de la rentable cote financière du multimillionnaire en disques dans
ce Temple qui tient de Fort Knox ? Imposant
par sa grande taille, la basse Antonio Di Matteo impose un Sarastro
dont la voix ample, large et égale, au beau légato, n’a aucune difficulté à s’alléger
pour vocaliser malgré un vague profond qui perd un peu de son timbre pour la
projection.
Son alter ego féminin de l’ombre,
la Reine de la Nuit, sanglée dans son raide costume de maîtresse femme devenue
Maîtresse à laquelle ne manque que la cravache, c’est la soprano finnoise Tuuli
Takala : son premier air, qui se déploie dans le medium dramatique, en
révèle d’emblée l’exceptionnelle vocalité : c’est rond, ombreux et, dans
la strette de la seconde partie, ses impérieuses vocalises piquées jaillissent
comme des dards, des piqûres hypnotiques d’aspic vénéneux fascinant le pauvre
jeune homme crédule. Le personnage est tout dans ce premier air, le second, les
célèbres imprécations de rage et fureur encore baroque se déployant dans le
vertige virtuose vocalisé sans problème majeur quand on a les notes : et
comme elle les a, cette jeune chanteuse ! Sa tendre fille Pamina, mal
fagotée dans une vague robe rose, c’est la soprano Roumaine Andreea Soare.
Annoncée grippée, elle s’agrippe si vaillamment au rôle, qu’ingratement
oublieux de son état, on se laisse confortablement bercer par la douceur, le
moelleux d’une voix, qui, de l’inhumanité de certains personnages, nous porte,
nous transporte aux sommets de l’humanité, amour et douleur si tendrement
chantés par cette musique dans laquelle elle se coule merveilleusement.
Chef australien, plateau diversement européen : universalité
mozartienne réussie à Toulon.
Opéra de Toulon
27, 29, 31 décembre
,,,,Die Zauberflöte
,,,,Die Zauberflöte
Direction
musicale : Alexander Briger.
Mise
en scène et costumes : René Koering.
Décors
et création vidéo : Virgile Koering.
Lumières :
Patrick Méeüs.
Distribution :
La
Reine de la Nuit : Tuuli Takala ; Pamina :
Andreea Soare ;
Papagena : Julie Roset.
Première Dame : Marion
Grange ; Deuxième Dame : Pauline
Sabatier ;
Troisième Dame : Mareike
Jankowski.
Tamino :
Sascha Emanuel Kramer ;
Sarastro : Antonio Di Matteo ; Papageno : Armando Noguera ;
Monostatos : Colin
Judson ; Orateur /
Premier prêtre / Deuxième homme d’armes ; Roman Ialcic ; Deuxième prêtre / Premier
homme d’armes : Camille
Tresmontant
Orchestre
et Chœur de l’Opéra de Toulon
Chœur : Christophe Bernollin
Photos © Frédéric Stephan
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