La Belle excentrique
Récital Patricia Petibon, soprano,
Susan Manoff, piano
Marseille
Théâtre Toursky,
6 décembre 2016
Ce récital de
Patricia Petibon, belle réellement et excentrique délicieuse et délictueuse des
formes académiques du concert, tourne et fait tourner les têtes, sinon les
tables, même celle de La Bonne cuisine
de Bernstein, qui tourne rond malgré
des recettes qui tournent mal pour poulet, lapin (heureusement de fantaisie)
et… spectateurs sceptiques mais pas susceptibles du premier rang, aux premières
loges, qui dégustent, littéralement, recevant avec les saveurs, les couleurs, en
pleine figure, les reliefs du repas lancés à la volée comme défis et détritus ;
menu concocté par la coquine, cocottante et caquetante cuisinière cordon bleu,
on n’ose dire maître queux malgré la
queue de bœuf jetée aussi avec une désinvolture survoltée par la follette diva
en tablier attablée au piano d’où elle extrait des cordes (à son arc), les
ingrédients incongrus pour ses plats sans en faire tout un : on s’en lèche les doigts sans en croire ses
oreilles tant tout est à saison, assaisonné juste dans le tempo, même du
« Civet à toute vitesse », de la musique, de la voix, du geste et
déplacement. Un régal. Une intelligence qui se joue d’elle-même.
Art des langues
J’ai commencé par où elle finit ce savoureux
récital, vertigineux d’équilibre dans un déséquilibre apparent, conclus, après
un brillant solo de la pianiste complice marmitonne Susann Manoff (l’andante con moto du Prélude N° 2 de Gershwin) sur un fougueux et allègre Granada d’Agustín Lara. Petibon le chante
avec un parfait accent espagnol, comme elle l’aura donné aux pyrotechniques Cantares de Turina, où sa voix se coule
avec aisance dans les diaboliques mélismes stylisés du flamenco, comme, piquante,
pimpante, dans le Vito, danse populaire
espagnole harmonisée par Obradors, qu’elle colore d’accent andalou. Elle
couronnera le concert par deux bis, la fameuse berceuse popularisée par les
cantatrices espagnoles, « Canción de cuna para dormir a un negrito »,
quatrième chanson des Cinco canciones
negras de Xavier Montsalvatje, qu’elle interprète en intime et déchirante
douceur, cette fois avec l’accent cubain, justesse de situation post-esclavagiste
sinon autoriale car le texte est de l’Uruguayen Ildefonso Pereda Valdés
(1899-1996). Le deuxième bis sera un inénarrable tango, Léon, qu’elle détaille avec un charme canaille à un spectateur ébahi
et ravi qu’elle fait monter sur scène.
Art de la couleur
J’ai retenu symboliquement ces
morceaux comme représentatifs de l’éventail immense de Petibon, qui passe de l’air
le plus émouvant ou le plus drôle à la chanson drolatique avec le même bonheur
et la même justesse dans l’expression du sentiment et, ce qui me frappe, avec,
me semble-t-il une adéquation de la couleur : couleur exacte des langues,
et je témoigne de l’hispanique, dans des nuances de régions et de pays, Castille, Andalousie, Galice pour l'Espagne et
Cuba, que même les grandes chanteuses espagnoles ne font pas toujours, du
moins pour cette dernière, l’adorable berceuse.
Si jamais la qualification de
colorature pour son type de soprano est juste pour la virtuosité qu’elle
déploie dans le baroque et dans ce chant espagnol vertigineusement orné, c’est
encore plus juste par l’étymologie du mot : l’art de colorer le son.
Patricia Petibon a une palette personnelle très riche en nuances, la couleur
dont elle pare chaque mélodie paraît à chaque fois unique et l’éclaire
affectivement : Spleen vaporeux de
Fauré, indécise lumière argentine de Pêcheur
de lune de Rosenthal, et je n’oublie pas cette Asturiana de Falla, nimbée de brume et mouillée de pleurs, une discrète
confidence arrachée au silence douloureux. Il faudrait tout réentendre pour en
goûter les exquises finesses sans finasseries grossières et je ne cite, pour
donner la mesure de cette sensibilité, de Satie, que le défraîchi Daphénéo, affadi de tant de fadaises
interprétatives, qui retrouve, avec elle, une neuve naïveté. Quant à « La
delaïssado », ‘la délaissée’ de Canteloube, extrait de ses Chants d’Auvergne, c’est le chant
résigné puis révolté de la femme, de toute femme, où l’on retrouve les accents
de son Alcina d’Aix. Même sens dramatique dans « A vida dos arreiros » »,
‘La vie des muletiers’, texte en galicien, extrait du Poema de un día du rare Henri Collet, musicien hispaniste qu’elle
nous offre comme un cadeau, dans cet air semé de mélismes à la tenue de souffle
admirable.
Bref, on n’en finirait pas de
détailler la variété de tons, de couleurs qu’elle déploie, passant des larmes
retenues, de la mélancolie à la fantaisie avec force accessoires, fausses
oreilles, faux nez, carottes, etc, du fantasque au cocasse, au loufoque, peut-être
comme une pudeur, une défense de l’âme par une ironie, une dérision où, entraînant
son extraordinaire partenaire de pianiste, elle s’inclut elle-même : suprême
élégance de l’humour.
Un charme fou, foufou.
La Belle excentrique
Patricia Petibon,
soprano,
Susan Manoff, piano
Marseille, Théâtre Toursky,
6 décembre 2016
Leonard Berstein, Henri
Collet, Joseph Canteloube, Manuel de Falla, Gabriel Fauré, George Gershwin, Reynaldo
Hahn, Agustín Lara, Xavier Montsalvatje, Fernando Obradors, Francis Poulenc, Éric
Satie, Joaquín Turina.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire