MARIE GALANTE,
Musique de Kurt Weill, livret de
Jacques Deval
Création opéra
Théâtre de la Criée
Festival des musiques interdites
23 novembre 2016
L’ŒUVRE
Mode réaliste
Kurt Weill a fui à temps l’Allemagne
nazie, exilé à Paris depuis 1933. On lui propose de composer des passages
musicaux et vocaux pour une adaptation scénique de Marie Galante, roman
de Jacques Deval de 1931 (1890-1972),
auteur à la mode. L’œuvre est créée le 22 décembre 1934 au Théâtre de Paris.
Le roman exploitait un filon issu du naturalisme noir
de la fin du XIXe siècle, encore noirci par l’expressionnisme
allemand, des drames dans les bas-fonds, monde des filles, des mauvais
garçons, matière aussi de l’œuvre de Francis Carco (1886-1958), d’abord chanteur
de rauques et glauques goualantes, complaintes mélodramatiques, de Pierre Mac Orlan (1882-1970) au « fantastique social », par
ailleurs aussi auteur de chansons argotiques supposées des voyous.
Le cinéma,
dès le parlant, des années 30 jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, illustre cette
vogue du paysage urbain interlope peuplé de personnages
maudits par la vie, de parias traînant leur destin, entraînés par la fatalité.
En France, ce sera le « Réalisme poétique » dont
on suit aisément la trace de Jean Vigo à René Clair en passant par Jean
Renoir, Marcel Carné, etc.
La
« chanson réaliste », jusqu’à la rupture poétique et fantasque de Trénet, ne manque pas au
tableau avec Fréhel, Damia, leurs épigones en nombre et leur
digne héritière, Édith Piaf, traduisant
la tristesse des filles de joie dans les beuglants, leur détresse dans les
bastringues, leur désespoir, sur les trottoirs ou bordels du bout du monde,
d’avoir été arrachées à leur patrie dont elles chantent la nostalgie, rêvant
d’un impossible retour. On trouve aussi dans les tangos, ces plaintes, complaintes
de victimes de la traite des
blanches prisées comme exotisme dans les pays exotiques pour nous. L’une au moins des chansons de Piaf est, à la géographie près,
l’Australie, le destin exact de la Bordelaise Marie Galante, échouée et
assassinée au Panama :
Au fond du vieux Sidney,
Sous le pont du chemin de fer,
On a fait son affaire
À Marie la française.
Faut pas s'en étonner
Car, avec les matafs,
Dès qu'ils sont un peu pafs,
Vaut mieux planquer son pèze.
Quatre-vingt-cinq dollars,
Ça s' claque un soir de bringue
Quand on vient d'accoster
Après deux mois sans femme.
Ils n' pouvaient pas savoir
Qu'elle était assez dingue
De mettre ça d' côté
Pour revoir Notre-Dame.
Oh, mon Paname, que tu es loin
Pour les filles de mauvaise vie,
Et que la Seine était jolie
Sous le soleil du mois de juin !
(texte de Jacques Larue, musique Philippe Gérard,
enregistrée en 1956).
Kurt
Weill, baignant dans l’expressionnisme allemand, auréolé du succès de sa
musique de Die Dreigroschenoper (1928), au texte corrosif de Brecht (et de ses
femmes…) sur les gueux et leur cour des miracle, qui deviendra L'Opéra de quat'sous dans sa version
française de 1939, était bien placé esthétiquement pour en exprimer la musique,
mais aussi éthiquement, lui-même exilé, pour traduire ce drame de l’exil. C’est
d’ailleurs seule sa musique qui sauve la version scénique, naufragée, d’un roman
non sans mérites, mais au style bien lisse, trop policé, bien doux pour
traduite l’amertume de l’héroïne, sans l’âpreté de Carco, ni l’aura fantastique
de Mac Orlan pour dire de façon sensible et captivante, les rives et les dérives de cette
pauvre jeune fille de Bordeaux, séduite et abandonnée par un capitaine de
navire sur un rivage du Panama, se consumant et mourant de revoir les visages
de France.
Plus heureuses que la
pièce, les chansons du spectacle, coécrites par
Deval avec Roger
Fernay devinrent, à juste titre, populaires : Les Filles de
Bordeaux, Le Roi d'Aquitaine,
J'attends un navire, le chœur Le Train du Ciel et le
chef-d’œuvre, Youkali, « tango habanera » à l'origine purement
instrumental puis doté d’un superbe texte, l’année suivante, par Roger Fernay.
Quant au Grand Lustucru
c’est l’adaptation de la chanson enfantine traditionnelle Le Grand Lustukru recueillie
par Théodore Botrel.
RÉALISATION
De ce
que fut l’original, effectif orchestral, vocal, chorégraphique, on ne saura rien.
Michel Pastore, à qui l’on doit l'heureuse exhumation de cette partition et qui a conçu le spectacle, a
choisi, avec une phalange de quatorze musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Marseille,
remarquablement dirigés depuis le piano par Vladik
Poloniov, d’en donner une version concertante mais dramatisée par une mise
en espace et mise en jeu d’une comédienne lisant des extraits du roman, d’une
chanteuse chantant les chansons, et d’un baryton et d’une basse dans un passage vocal
concertant.
Une longue silhouette de femme mince en pantalons et
chemisier blanc paraît derrière le piano, égrène quelques notes sur le clavier
et entonne, a cappella, d’une douce
et fine voix, le fameux Youkali, qu’elle
laisse inachevé et qu’il appartiendra à la chanteuse qui incarnera Marie, de
reprendre et conclure, à la fin du spectacle, fermant ainsi la boucle amère de
la fin des utopies qui enserre la trajectoire terrestre de l’héroïne. Ce sera
la récitante, la comédienne Irène Jacob,
qui rejoindra un modeste bureau éclairé d’une petite lampe où elle lira, d’une
voix juste et prenante, des passages du roman de Deval. Paraît et passe alors une autre femme, beau physique sensuel, un modeste cabas à la main, qui restera presque tout le temps
derrière un rideau de raphia, incarnant Marie et ses chansons.
Ces
lectures, alternant avec les passages orchestraux et les chansons, retracent
donc, en abrégé, le destin de Marie, de son départ forcé de Bordeaux à sa mort
au Panama. Mais nous restons forcément dans le littéraire au détriment de la nécessaire
dramaturgie : sur scène, la narration est le contraire de l’action que
nécessite le théâtre, son statisme s’oppose au mouvement, il manque cruellement
une construction dramatique, d’autant que cette prose tranquille, bourgeoise
dirait-on, académique, trop douce pour dire un destin brutal, est bien contraire
à la violence émotive des textes des chansons et à la force convulsive de la
musique. Certes, on y trouve quelques formules comme le cri de
la prostituée : « Prends-moi,
paye-moi, casse-toi ! », mais c’est un lieu commun connu de la
prostitution avec le classique : « Tu as joui ? » du client
présomptueux et la réponse de la pute : « Oui, chéri, tu m’as fait
jouir deux fois : quand tu m’as payé, et maintenant aussi quand tu te
casses. » Texte trop bien peigné pour une histoire hirsute.
Concentrés à jardin, derrière le piano directeur, sans
doute pour éviter une dispersion dans l’espace de la scène préjudiciable à la
cohésion musicale, les musiciens forment un groupe sonore trop compact qui déséquilibre
et brouille, par sa masse sonore, les interventions chantées pas toujours
audibles, paroles presque toujours incompréhensibles, de la soprano Émilie Pictet, dont le micro, par
ailleurs, compliquant par les différences d’intensité le passage périlleux du
chant de variété au lyrique, signature aussi de Weill, nous empêche de savourer
pleinement le timbre fruité, voluptueux, et la voix pleine et séduisante,
véritable incarnation dramatique. Sans que l’on comprenne plus du texte, l’apparition
et l’intervention des voix du baryton Jean-Christophe Maurice et de la basse Yves Bergé, « black faces » grimés au
cirage comme sur les scènes américaines contemporaines où, les noirs y étant
interdits, on recourait aux faux noirs, est saisissante dans le
passage, sorte de fugue funèbre, du train.
Commande officielle à Weill, librement acceptée par
lui dans un pays libre tout exilé qu’il fût, on peut discuter si sa musique est
une de ces « musiques interdites » qui font le fond de ce festival. Ce
qu’on ne discutera pas, c’est la beauté de cette musique et l’intérêt de
l’avoir tirée de l’oubli.
Marie Galante ou l’exil
sans retour
Texte Jacques Deval, musique de Kurt Weill
Création opéra
Marseille
Théâtre National de la Criée,
23 et 24 Novembre
Emilie
Pictet, soprano ; Irène
Jacob Récitante ;
Jean-Christophe Maurice, baryton ; Yves Bergé, basse.
Solistes de l’Orchestre
Philharmonique de Marseille,
Vladik Polionov : Piano, direction
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