Benoît Rivillon
LES MAUVES
Roman
Les Cahiers de l’Égaré
La Collection privée du Capitaine,
223 pages
Un accident, des incidents : voilà l’incidente qui
bascule un trajet et bouscule un projet de vie d’un couple parfait au parcours
linéaire comme un concerto filant vers sa fin, ou une route droite au retour de
vacances filant le bon coton bourgeois des existences ouatées, sans crise ni
remords. Entre un Prologue, masculin, paternel, et un Épilogue, féminin,
maternel, qui ouvre et ferme le cercle parfait du récit comme l’horloge de la
ronde des heures, la ligne droite impeccable d’une route, l’implacable
ponctuation de l’accident : enclenchement mécanique, logique psychologique,
érotique, d’incidents jusqu’au dénouement inattendu, dans un suspense haletant, dans une somptueuse demeure géométriquement moderne, univers
technique apparemment clos aux misères du monde, mais dans lequel, entre bonne
et mauvaise conscience, s’étant mal conduit, le conducteur banquier de la luxueuse
auto et sa pianiste de femme ont introduit, par l’infraction et comme par
effraction délibérée, une paire d’auto-stoppeurs d’un monde imperméable au leur.
Les inconnus
dans la maison. Thème romanesque et cinématographique connu. Mais renouvelé ici
par un agencement minutieux non des actions des intrus mais des agissements mentaux
des hôtes, dans un renversement des agents actifs et passifs, des sujets et
objets, des maîtres et des esclaves. L’heure tourne inexorablement et celle des
règlements, des dérèglements arrive, celle des comptes, sinon en banque du
banquier, réglés avec sa femme : les alliages, ou alliances chimiques inattendues
des mondes antithétiques ou antagoniques, l’alchimie des atomes crochus des corps,
atomisent un univers enclos dans son confort comme un bunker du conformisme bourgeois
jusque-là sans ombre et sans recoin. Cela est tissé, filé, filmé dirait-on tant
le découpage et les nettes images se prêteraient à une version filmique, dans
une subtile progression d’un suspense toujours venu de l’intérieur.
On applaudit
donc la conduite maîtrisée du récit. Mais l’on admire une langue dense,
précise, qu’elle évoque le monde de la finance comme d’un intérieur que l’on
nous fait visiter en expert technocratique mais jamais jargonnant, qu’elle
décrive la magie technique de la villa des deux maîtres, qu’elle invoque ou
convoque une belle palette artistique, musique amoureusement notée ou cinéma connoté,
souvent de simples allusions pour un lecteur cultivé (page 133, les mentions de
« Daphné et Joséphine » et du
jazz renvoyant à Certains l’aiment chaud).
Les heureuses métaphores et les bonheurs d’expression abondent :
« travailler avec des
chaussures à deux SMIC », (p. 80) ; « un tremblement de terre parfaitement
insonorisé » (p. 87) ; « Walter se vitrifia dans l’angoisse »,
« un magnifique fantôme sonore » [pour un enregistrement ancien de
référence], « on n’offre jamais à un artiste qui joue
une œuvre l’enregistrement d’un autre. C’est comme offrir à sa femme le parfum
de sa maîtresse » (p. 136) ; « se retourner pleine d’une belle
complicité oxygénée vers le mâle assis, repus et vitreux » (p. 143) ;
une « érotique d’horloger » (p. 158), etc.
Le portrait de Miller, concis, est
remarquable (p. 76-77).
Face au soin et à la beauté sans apprêt de
cette langue, on ne sait si imputables à l’auteur ou à l’éditeur, on regrettera
cependant des paragraphes non rentrés, l’absence de marque des dialogues,
guillemets ou tirets, quelques fautes non corrigées. Mais à lire ce beau roman
on se félicite qu’un petit éditeur l’ait publié tout en déplorant que tant d’autres,
qui prétendent à la littérature, l’aient bêtement ignoré.
Un
« teaser » du roman existe sur Youtube.
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