Amour, swing et beauté
par les
Swing Cockt’Elles
Festival
d’Avignon,
Théâtre de
l’Essaïon
22 juillet
2018
Sans
spiritueux, spirituel cocktail musical qui comble la vue, l’oreille et
l’esprit, nous grisant d’une douce ivresse des sens et du sens.
Genre,
transgenre est la rubrique générique, généreuse dans son désir d’égalité
sexuelle, du Festival d’Avignon 2018. Voici un spectacle de théâtre musical
qui, sans transgresser le genre, au contraire, le joue et déjoue, sublimant le
féminin pluriel, la femme, multipliée en trois. Mais sans exclure l’homme
inclus ici dans la figure singulière mais générale du masculin d’un pianiste déjanté,
même en slip plutôt jojo, Jonathan Soucasse,
cocasse Jocrisse, joujou de ces drôles de dames toujours drôles mais non cassantes,
qui ne cassent jamais de sucre sur le dos du mâle, « Mon homme » ou « Mec
à moi » revendiqués ou rejetés: « Fous le camp, Jack… ».
Et
puisqu’il est question de féminin et de la revendication féministe actuelle d’une
langue inclusive qui engloberait masculin et féminin, utopie qui contredirait
la loi universelle linguistique du raccourci, il est plaisant d’analyser en
passant le nom qu’elles donnent, sans rien revendiquer, à leur trio où il y a
des mots sous les mots et non des maux. Elles
s’appellent les Swing Cockt’Elles. Cocktail signifie en anglais ‘queue’, (« tail ») de
« cock » (‘coq’), ‘queue de coq’. Mais ce dernier terme, « cock », signifie aussi en langage familier
et malicieux, la ‘queue’, bref, pour ne pas le faire long, le sexe du mâle, et
par apocope, c’est-à-dire, le
retranchement d'une lettre ou d'une syllabe à la fin d'un mot, la coupure,
l’ablation, de ce « tail », de cette queue de coq, et n’y voyons pas
malice, ni gauloiserie de coq gaulois, le « tail » de cocktail est coupé, tombé —on espère
glorieusement— et il a été remplacé ici par Elles, le triomphant pronom
féminin pluriel et majuscule après une apostrophe piquante : donc, d’un
coup d’aile, les Elles et non les Ils, ont pris leur envol et le
pouvoir : et voilà nos Swing Cockt’Elles. Sous ce titre, sous ce nom, non
un banal cocktail, mais Cockt’Elles, qui garde de son origine buvable, même non
alcoolisée, quelque chose de grisant, de capiteux, qui monte à la tête, se
cache, ou plutôt, s’arbore un trio vocal féminin : la directrice artistique chargée des arrangements et
dérangements musicaux, Annabelle
Sodi-Thibault, soprano, Ewa
Adamusinska-Vouland[1],
alto et Marion Rybaka, soprano, familière de nos scènes.
Les séries
télévisées ont mis à la mode des séries de dames folles de mode, folâtres, fofolles,
follement amoureuses, et l’on n’oublie pas les adorables aventurières de l’amour
entre deux cocktails, à tous les sens du mot ci-dessus décrypté, de Sex in the city, les touchantes ou
agaçantes femmes au foyer au bord de la déprime ou de la crise de nerfs de Desperate housewifes et toutes les héroïnes
sérielles formatées sur ce modèle par les études de marché de la
marchandisation culturelle télévisuelle rentable. Sur Netflix, regardée une
seule série, on m’en propose…dix-huit autres, autant de bouquets à enfiler de
belles dames en mal de vivre, par écran préservatif interposé.
Cela commence donc par la télé, ses pubs, ses
feuilletons, telenovelas et soap opéras avec, pour cœur de cible
mercantile les ménagères au cœur sensible bien sûr. Ici, comme le téléviseur,
années 50, robes tabliers fleuries comme leurs rêves, avec des sacs de shopping de fashion victims oblige, mais, rentrées à la maison, arborant tous
les attributs de l’épouse au foyer modèle, gants de ménage assortis, balai,
plumeau et tapette pour traquer l’importune mouche et moustiques qui, tombant
au champ d’honneur de la propreté méticuleuse, mériteront quelques accords de
la marche funèbre de Chopin. Un rêve lointain de l’american way of life transposé dans la société de consommation de
notre continent, avec un va et vient étourdissant entre leurs musiques
respectives, savantes et populaires, d’hier et d’aujourd’hui, en passant par
les tirades polonaises et allemandes d’Ewa et les interventions méridionales de
Marion, le ton pointu sophistiqué d’Anabelle, jeux d’accents non moins musicaux
des passages parlés de ces trois cantatrices lyriques.
Et, ponctuant les travaux domestiques, l’addiction, l’opium
de la télé populaire, pour les accrocs, de la série, susurré dans la lucarne
par une voix planante d’aéroport :
« Cinq-millième saison d’Alerte à Avignon. »
À la fin du spectacle, on aura atteint, annoncé, la
neuf-millième saison et le fatal et final épisode palpitant : « Barbara
va-t-elle enfin récupérer Jack ?… »
Mais les recettes de cuisine pour femme au foyer (comme
dirait Landru) ne peuvent manquer : elles nous en concoctent, et une bonne.
Et là, Chopin égrené oblige, c’est la délicieuse Recette de l’amour fou (1958) de Serge Gainsbourg :
Dans un boudoir introduisez un cœur bien
tendre ;
Sur canapé laissez s'asseoir et se détendre
Versez une larme de porto
Et puis mettez-vous au piano
Jouez Chopin
Avec dédain …
Sur canapé laissez s'asseoir et se détendre
Versez une larme de porto
Et puis mettez-vous au piano
Jouez Chopin
Avec dédain …
Et l’on voit et
entend ainsi comment procède subtilement le spectacle et le concert :
narrativement, par le fil d’une histoire où s’enchaînent des situations
typiques et topiques, parodiques, de femmes au foyer qui, cependant, marquent
une évolution et même une révolution par le dépouillage progressif de leur
habillage, de la ménagère à la vamp, de la femme soumise à l’homme toujours
espéré, désespérée de le retenir ou largué(e) après une brutale rupture par SMS, amenant, du
doux roucoulement slave d’amour d’Ewa à ses imprécations homériques en polonais
dont on comprend le sens à entendre les sons, bref, à la libération de la
dépendance masculine : « Fous le camp, Jack… » obsédant, le
gant de ménage ménageant l’époux au foyer devenant menaçant gant de boxe.
Musicalement, on glisse insensiblement du Chopin funèbre à celui de Gainsbourg
et du Serge du prénom à Sergueï Rachmaninov.
Il en ira ainsi, insensiblement,
sans rupture de ton, dans une logique
harmonique absolue, d’une fugue de Bach au tendre Summertime de Gerschwin,
de la Bachiana N° 5 de Villalobos
à Manhá de Carnaval d’Orfeo negro, avec une fantaisie
respectueuse et pleine d’humour de citations classiques, amoureusement
traitées, à des chansons d’amour. On trouve de la sorte des airs de Brassens, Glen Miller, de grands
compositeurs de comédies américaines tel Richard
Sherman, etc, mêlés dans un pétillant cocktail, à des thèmes classiques.
Véritable composition musicale
Mais attention,
il ne s’agit pas ici d’un simple ou plus ou moins habile collage de morceaux
disparates reliés avec plus ou moins de bonheur. Le travail musical d’Annabelle
Sodi-Thibault est véritablement original,
d’une grande subtilité musicale, qui s’adresse à de véritables musiciennes et à
un pianiste tout aussi virtuose. Loin de
bricoler un patchwork arlequinesque, elle tisse, elle coud délicatement les morceaux
sans que jamais l’on sente les coutures, sans accrocs ni raccrocs, offrant un
tissu uni où tout fait son et sens, notes et lettres : littéralement, un
« tuilage » harmonique et textuel d’une grande finesse. Car les
textes des airs sont, avec la même intelligence intégrés, joués et chantés non
monodiquement, non enfilés l’un à l’autre, mais polyphoniquement, simultanément
avec une virtuosité vertigineuse, sans le moindre repos. Si la habanera de Carmen,
« L’amour, l’amour… » ponctue ironiquement et presque naturellement
des lamentations sur ses peines, faire chanter en même temps Mistinguet, Piaf et Patricia Kaas, sans
aucune cacophonie de texte ni de note, entendre Mon mec à moi… , La Vie
en rose…, Mon homme (mais
prudemment sans « Il prend mes sous,/ Il
m’ fout des coups… ») en une seule et longue, plus que mélopée, je dirais
cantate, plus que de talent, c’est un coup de génie.
Il faudrait aussi parler des jeux de scène, des regards,
des gestes, de la chorégraphie, des interventions du pianiste, non seulement à
deux mains, mais aux pieds percutants le clavier, et tout cela sans un temps
mort dans une précision millimétrée stupéfiante. Le bis devient une vraie
création humoristique appelant le public jubilant « au bouche à bouche »,
à oreille, du spectacle, régal à partager.
Une réussite. De la bonne, de la vraie, de la belle
musique.
Festival d’Avignon
Théâtre de l’Essaïon
33, Rue Carrèterie
Amour, swing et beauté
par les Swing
Cockt’Elles.
Bach, Bizet, Chopin, Gerschwin,
Rachmaninov, Villalobos, etc
Standards de jazz et chansons populaires.
11h30
Jusqu’au 28 juillet 2018.
Annabelle SODI-THIBAULT : chant, arrangements et direction artistique ; Ewa ADAMUSINSKA-VOULAND : chant ; Marion RYBAKA chant
Jonathan SOUCASSE, piano.
Nicolas THIBAULT : régie son et lumière
Raphaël CALLANDREAU : collaboration artistique à la mise en scène
Léna ALBERT : assistante de production.
On peut retrouver les Swing
Cockt’Elles sur leur site :
www.swing-cocktelles.com et Facebook.
CD Amour, swing et beauté.
Photos : Lucile
Estoupan-Pastre
1. Trois ménagères non mégères;
2. Ewa, Annabelle et Marion, de gauche à droite;
3. Ne pouvait manquer : le mâle pianiste, Jonathan.
[1] Ici même, la critique de
l’heureux mariage Orgue et chanson
(Aznavour/Gainsbourg) du 28 avril 2018 qu’elle célébra avec Frédéric Isoletta à
l’orgue.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire