SANS
PIEDS D’ARGILE, COLOSSAL
NABUCCO,
Opéra en quatre parties de Giuseppe
Verdi (1813-1901)
Livret de Temistocle Solera
d’après Anicet-Bourgeois et Francis Cornu
DIMANCHE 3 JUIN
L’Opéra de Toulon a présenté le dimanche 3 juin une
remarquable production de Nabucco de Verdi (livret de Temistocle Solera)
venue de Saint-Étienne. Il reste encore quelques jours pour la voir : le mardi
5 et le vendredi 8 juin à 20 heures. Avant de la détailler, en voici les lignes
directrices.
L’histoire : Nabuchodonosor
Nabuchodonosor II, régna à Babylone, entre 604 et 562 avant
J.C. C’est le roi bâtisseur des fameux jardins suspendus de Babylone, l’une des
sept merveilles du monde de l’Antiquité. Il est immortalisé dans la Bible, par le
Livre de Daniel. Son prestige demeure si grand que Saddam Hussein
se considérait lui-même comme un successeur, héritier de la grandeur de
Nabuchodonosor et avait placé l'inscription « Du roi Nabuchodonosor dans
le règne de Saddam Hussein » sur les briques des murs de l'ancienne cité
de Babylone (près de la Bagdad d’aujourd’hui) qu’il rêvait de
reconstruire : tant de ruines dans cette
Syrie d’aujourd’hui, Assyrie d'hier…
Selon la Bible, vainqueur des Juifs,
Nabuchodonosor les amena captifs à Babylone, mais, précise le livre sacré,
« Daniel, Ananias et Misael, qui étaient de race royale, le roi de
Babylone les fit élever à sa cour dans la langue et les sciences des Chaldéens,
afin qu'ils pussent servir dans le palais. » On le voit, ce monarque
traite bien certains de ses captifs. Daniel, qui le raconte lui-même dans ce
livre biblique, gagne la confiance de Nabuchodonosor, devient pratiquement son
conseiller. Un jour, au réveil, il lui explique le songe qui l’épouvante :
une statue immense, d’or, d’argent, d’airain, mais aux pieds d’argile qu’une
petite pierre tombée de la montagne, réduit en poudre. D’où l’expression « colosse
aux pieds d’argile» pour dire une
force apparente.
Le roi conquérant, maître
du monde, dans sa superbe ville de Babylone, près de laquelle déjà fut érigée,
aux origines, la présomptueuse tour de Babel qui prétendait escalader le Ciel,
méprisant la leçon de son rêve sur la statue colossale aux pieds d’argile, se
fait construire une immense statue d’or, toujours selon Daniel, et défiant
Dieu, se déifiant lui-même, il demande à être adoré comme seul dieu. Il
prétendait fonder un monothéisme déjà, comme l’infortuné pharaon Akhénaton plus
d’un millénaire avant lui.
Ce Nabuchodonosor biblique,
qui finit par reconnaître la grandeur du Dieu des Hébreux, était le thème bien
connu de pièces sacrées et d’oratorios baroques. Pour un Verdi malheureux, frappé jusque-là par
l’échec jusque-là et un terrible deuil familial, la perte de femme et enfants,
c’est le premier succès, prémices des chefs-d’œuvre à venir : Nabuchodonosor, à l’origine, est
raccourci en Nabucco, créé en 1842 à la Scala de Milan.
Cette histoire antique est
fondée sur le conflit, hélas toujours actuel entre Israël et les peuples voisins,
en l’occurrence, ici, les puissants Chaldéens et leur monarque Nabuchodonosor,
qui prend d’assaut Jérusalem, en détruit le temple et déporte à Babylone les Juifs :
une déportation, déjà…
De Nabuchodonosor à Nabucco
L’épisode biblique est très
romancé par une invraisemblable histoire amoureuse entre la fille de Nabucco,
Fenena, otage des Hébreux et amoureuse de l’un d’eux, Ismaele, connu, symétrie
forcée oblige, quand il était, lui, prisonnier à la cour de Babylone : en
somme, une version nouvelle,
intercommunautaire et raciale de Pyrame et Thisbé, tragiques amants
babyloniens, anticipation de Roméo et Juliette.
L’ouvrage est divisé en
quatre parties, chacune, dans le livret, a un titre chapeauté d’une épigraphe
biblique, quelques lignes tirées du Livre
de Jérémie. Ainsi, la première, « Jérusalem », est placée sous le
signe de sa prophétie annonçant la destruction de la ville par le roi de
Babylone ; la seconde, « L’impie », a pour épigraphe la tempête
déchaînée par le Seigneur, qui préfigure celle qui va frapper de folie
Nabuchodonosor se prenant pour un dieu et annonce le coup d’état de sa fille
Abigaïlle qui s’empare du trône et le séquestre ; la troisième partie
s’appelle « La prophétie » et a pour exergue une phrase de Jérémie
vaticinant la chute de Babylone. La quatrième, enfin, « L’idole
brisée », est la prophétie de Jérémie sur la fin du dieu Baal et de ses
idoles, métaphorisant la fin de Nabuchodonosor et le triomphe du dieu d’Israël.
Bien sûr, durant une représentation traditionnelle, on n’a pas sous les yeux
ces épigraphes, dont la lecture est peut-être aujourd’hui possible si elles
figurent dans les surtitres. Mais ce sont
les conducteurs du contenu de l’action et des intentions des auteurs.
S’ajoute à cet amour
symétrique, interracial, la passion frustrée pour le même bel Hébreux
d’Abigaïlle, demi-sœur et rivale de Fenena. Par ailleurs, ambitieuse et concurrente
de son père Nabucco, auquel elle ravit le trône par un coup d’état, alors
qu’elle n’est qu’une esclave : elle va pratiquement jusqu’au régicide, au
parricide, au déicide, puisqu’elle détrône en Nabucco son roi, son père et un
dieu tel qu’il s’est décrété.
Nabucco, revenu de sa folie dans sa prison, regrettant le
décret que lui a extorqué Abigaïlle, condamnant tous les Juifs à mort, dont sa
fille Fenena qui s’est convertie au judaïsme, supplie le Dieu d’Israël de
l’aider, lui jurant même de reconstruire son temple qu’il avait détruit à
Jérusalem .
Abigaïlle, consciente de ses crimes, se suicidera en
demandant pardon. Arraché à sa prison, Nabucco, béni par le grand prêtre
d’Israël, Zaccaria, libère les Hébreux. Dans cet opéra abondent les chœurs.
C’est en effet le chœur, célèbre d’emblée, chanté par les Hébreux déportés et
esclaves à Babylone, qui assura le succès de l’œuvre : « Va
pensiero… », évoque tendrement et doucement, avec une poignante nostalgie,
le pays lointain et perdu (« Ô, ma Patrie, si belle… »). Il devint
vite l’hymne national et révolutionnaire d’une Italie pas encore unifiée, sous
la coupe autrichienne : VIVA VERDI ! écrivaient sur les murs les
Milanais insurgés contre l’Autriche. Il fallait comprendre, avec les majuscules
seules en abrégé, comme « Viva Vittore Emmanuelle Re D’Italia »,
le monarque qui fera l’unité italienne. Magnifique publicité pour le musicien
patriote. Spontanément, les milliers d’Italiens suivant le cortège mortuaire de
Verdi en 1901 entonnèrent ce chant devenu une sorte d’hymne national, sinon
officiel, du cœur.
Réalisation
Un rideau de scène orné d’une immense croix de David s’ouvre
sur une profondeur obscure où l’on distingue trois colonnes carrées d’ordre
colossal, signifiant le temple de Jérusalem. Pour le reste de l’action à
Babylone, ces mêmes colonnes dans l’ombre, une vague lumière affûtant les
arêtes, suspendues à mi-hauteur dans la pénombre, ont l’étrange beauté d’une
toile abstraite ; un carré noir au milieu du plateau, socle, tribune ou piédestal
du trône avec des marches pour y accéder, sont les seuls éléments de décors (Jérôme
Bourdin) minimalistes mais
maximalement expressifs que les lumières somptueuses (Pascal Noël) habillent
ou estompent selon le cas : une réussite esthétique. En légère pente traversant
le plateau, alignement d’un peuple dont les drapés des costumes antiques (aussi
de Bourdin), sculptés ou caressés
rêveusement par cette lumière vaguement mordorée, voile de deuil du premier
plan tenu par les femmes : sur le fond d’ombre, ces chœurs d’entrée ont la
beauté plastique d’une frise, d’un haut relief sonore modelé d’ombres et de
clartés, creusé de plis et de pleurs, de cris forte et de soupirs piani
sous la baguette de Jurjen Hempel.
Comme une grande vague, le voile refluera, fuira comme un tragique adieu dans
les coulisses avec le fracas de l’arrivée brutale des Chaldéens.
De noir ou de marron obscur vêtus,
certains masqués jusqu’aux yeux, pointes sur la tête, sangles d’or, les vainqueurs
sont impressionnants comme une armée d’ombres mais aux gestes secs, saccadés de
menaces matérialisées par des lances jaunes dont la gestique, virtuose comme
une chorégraphie et acrobatie de mort (Laurence Fanon), strient l’espace
sombre de leurs traits géométriques abstraits : esthétiquement, c’est d’abord des Lances immobiles de Velázquez mises ensuite en mouvement fiévreux de
La bataille de San Romano d’Ucello.
Nubucco a la tête ornée d’une couronne de lames, long
collier pectoral prolongé de tresses d’or jusqu’aux pieds dont Abigaïlle, le
dos simplement dessiné du long ruban doré, s’emparera comme signe de la
puissance. L’entrée, l’intrusion dans le temple juif des Assyriens,
s’accompagne d’une révolution de l’éclairage : une brusque herse lumineuse
verticale tombe sur le fond, dentelée et inquiétante, puis s’horizontalise en
rampe de feu qui semble acculer les Hébreux, mitraillés de lumière et pointés
par les lances, sur le devant de la scène comme au bord du gouffre.
La mise en scène de Jean-Christophe Mast use en
virtuose harmonieux des lumières, décors, costumes : d’un espace
fatalement clos, il réussit à faire la profondeur insaisissable d’un univers
lointain dans la mémoire confuse soudain rendu à l’actualité de nos yeux.
Habilement, il déjoue le risque du statisme inhérent à cette masse chorale
importante, conjointe des Chœur de l’Opéra de Toulon et de l’Opéra de Nice
(excellemment préparés) par
l’activité nerveuse, agressive, belliqueuse, qui se joue à l’avant-scène avec
les personnages principaux si bien dessinés, et ce ballet des lances si captivant.
Le hiératisme choral des Hébreux s’ébroue parfois d’un bruyant frisson de
crainte de foule promise déjà à l’holocauste qui semble faire onduler,
trembler, les voiles de leurs vêtements.
Interprétation
À la qualité scénique répond celle de la musique, le chef
sachant même faire expression dramatique des faiblesses orchestrales de cet
encore jeune Verdi. Prise avec lenteur, l’ouverture ensuite se presse, s’oppresse,
se hache dans une respiration haletante au tempo d’une angoisse croissante. Il
allège les formules répétitives, trop fréquentes des trois temps de vague valse
(1-2-3 : zim-boum-boum) qui affligent souvent l’écriture des premiers
ouvrages du maître. Mais il exalte les couleurs, soutient solidairement les
chanteurs et leurs difficiles parts et donne aux chœurs une dignité souveraine,
poésie cruelle de la nostalgie douce du fameux « Va, pensiero… », foule
mouvante, émouvante, soulevée par moments par une houle émotionnelle qui semble
vouloir déborder la tristesse résignée.
D’Abdallo (Frédéric Diquero), de la noirceur du Grand Prêtre de Baal de la basse Nika
Guliashvili à la belle et solide Anna (Florina Ilie), pas de faille
dans la distribution si on peut regretter les acididités dans l’aigu de l’Ismaele
de Jesús León peut-être en méforme pour ce rôle de ténor plus héroïque
que gracieusement lyrique. En à peine quelques phrases, de sa voix large et
sombre de mezzo et de son élégance physique, Julie Robard-Gendre campe
une Fenena pleine de noblesse tragique déjà prête au sacrifice. De sa voix profonde, noire dans le grave,
éclatante dans des aigus pleins et portants, la basse Evgeny Stavinsk prête
à Zaccaria, Grand prêtre hébreux
des accents exaltés de prédicateur aux accents prophétiques et d’imprécateur
faisant tonner la foudre contre l’impie.
La tessiture Abigaïlle, laissant présager
celui de Lady Macbeth, est à coup sûr l’un des plus difficiles de Verdi, sa
future compagne, la cantatrice Giuseppina Strepponi créatrice du rôle, victime
du succès de l’œuvre demandée partout, y laissa la voix et dut arrêter la scène
à trente ans : la soprano doit y passer en effet, de graves corsés pratiquement
de mezzo à des suraigus déchirants non sans de difficiles passages vocalisés
dans la tradition du bel canto romantique à la Donizetti dont Nabucco, vaste fresque historique et
idéologique, marque la fin de l’esthétique hédoniste. D’entrée, sans
préparation, Raffaella Angeletti se lance, comme se riant, des notes
extrêmes, hérissées, féroces, de sa partie par ailleurs servie d’une arrogante
présence physique mise en valeur par sa robe noire de prêtresse sans pitié.
Mais la pitié, sur elle-même, sur son sort de fille de Nabucco issue d’une esclave,
méprisée par Ismaële au profit de sa demi-sœur Fenena à laquelle le roi, par
ailleurs confiera la régence pendant la guerre, elle l’exprime dans son grand
air terrible de difficulté : d’ordinaire donné à pleine voix par des
cantatrices redoutant les écueils des demi-teintes toujours périlleuses. Mais Angeletti
s’y coule, en roucoule et déroule les vocalises, colore de velours le
médium affectif sans déchirer le tissu des aigus triomphants, descend dans les
graves et en fait une confidence tendre et trahie qui humanise le rôle. Elle
devient une Mater dolorosa en prenant entre ses bras, navrée, la jeune Juive
tuée, s’interrogeant sur ce qui a pu tuer la pitié dans son cœur.
Nabucco, héros écrasant écrasé par
son destin est une sorte de Roi Lear déchu, déchiré, aux deux filles contraires,
l’une, à défaut de son amour, aspirant à son trône. On va suivre son épopée du
triomphe à la chute, rédimée par l’expiation consciente et le remords, en
passant par la folie. En rupture avec la tradition belcantiste, Verdi confie déjà
le rôle de héros central non au ténor mais à la voix de baryton, lui imprimant
sa caractéristique vocale propre, comme il fera dans Macbeth, Rigoletto, Simon
Boccanegra, Falstaff. Puissance vocale requise sur tout le registre, aigus
éclatants assis sur des graves solides. Toutes les exigences vocales du rôle, Sergey
Murzaev les possède largement, puissant et pathétique, prostré ou prosterné
devant un destin qui fait de ce vainqueur, vaincu et convaincu par la morale de
l’adversaire, un exemplaire personnage d’épopée défiant les siècles : un
vrai colosse vocal sans pieds d’argiles.
Mise en scène : Jean-Christophe Mast . Chorégraphie : Laurence Fanon. Décors et costumes : Jérôme Bourdin. Lumières : Pascal Noël.
Distribution
Abigaille : Raffaella Angeletti ; Fenena : Julie Robard-Gendre ; Anna : Florina Ilie.
Nabucco : Sergey Murzaev ; Ismaele : Jesús León ; Zaccaria : Evgeny Stavinsk ; Grand Prêtre de Baal : Nika Guliashvili ; Abdallo : Frédéric Diquero.
Orchestre de l’Opéra de Toulon, Chœur de l’Opéra de Toulon (Chrsitophe Bernollin), Chœur de l’Opéra de Nice (Giulio Maganini).
Production Opéra de Saint-Étienne
Opéra de Toulon
Nabucco de Verdi.
Dimanche 3 juin 14h30, 5 et le
vendredi 8 juin à 20 h.
operadetoulon.fr
Photos Frédéric Stéphan :
1. Les Hébreux vaincus ;
2. Triomphe de Nabucco ;
3. Triomphe d'Abigaïlle ;
4. Triomphe hébreux (Zaccaria et Anna).
1. Les Hébreux vaincus ;
2. Triomphe de Nabucco ;
3. Triomphe d'Abigaïlle ;
4. Triomphe hébreux (Zaccaria et Anna).
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