UN BALLO IN MASCHERA
Livret d’Antonio Somma, musique de Giuseppe Verdi
d’après le
livret Eugène Scribe
pour l’opéra
d’Auber, Gustave III ou Le Bal
masqué.
29 Janvier
2017
L’Opéra de Toulon présentait Un ballo in maschera, ‘Un Bal masqué’, opéra de Verdi, réussi
musicalement. Le livret d’Antonio Somma
suit celui qu’écrivit, reprenant sa pièce de même nom, le dramaturge français Eugène Scribe pour l’opéra qu’en fit le compositeur Daniel-François-Esprit Auber Gustave
III ou le Bal masqué créé en 1833 à Paris. La version de Verdi, prête
depuis 1857, aura sa création, non sans mal, à Rome en 1859, après avoir
été refusée à Naples et ailleurs, malgré des réécritures diverses exigées par
la censure.
L’œuvre
La tribu des censeurs et les tribulations d’un livret
Le masque sied à l’amour et à la mort.
Du moins au théâtre et à l’opéra mais, quand l’Histoire s’en mêle et s’emmêle
comme lors du bal masqué de l’Opéra de Stockholm où Gustave III de Suède fut assassiné en 1792, cela fait la plus belle
des histoires pour la scène romanesque du XIXe siècle théâtral et
lyrique. Mais l’assassinat d’un roi, ne suffisant pas pour le public romantique
du temps, Scribe avait agrémenté le moteur politique du drame par le motif
érotique intime, mais chaste, d’une histoire d’amour : c’est parce que le
roi est amoureux de la femme de son ministre et ami que celui-ci, se croyant
trompé, pour se venger, entrera dans le complot et tuera lui-même le roi au
cours d’un bal masqué : amitié et amour trahis, ressort fatal des drames.
La pièce historique et amoureuse de Scribe avait déjà séduit Auber qui en fit
donc un opéra fameux en 1833.
Il fut suivi par deux autres compositeurs italiens,
Vincenzo Gabussi en 1841 et Saverio Mercadante en 1843, qui transposèrent prudemment
le sujet en des époques différentes pour déjouer la censure : on peut
assassiner, décapiter à la hache ou à la guillotine des rois, l’Histoire le
prouve par les exemples de Charles Ier en Angleterre et Louis XVI et
Marie- Antoinette en France, mais on ne peut le monter ni montrer à la scène en
Italie, les censeurs désapprouvent. Verdi, en 1857, l’apprendra à ses dépens
avec les avanies et avatars de son livret, refusé à Naples et Rome par la
censure, trafiqué et défiguré pour lui plaire, en vain.
L’opéra, c’est du théâtre, du
roman : c’est la vie rêvée ou cauchemardée. Mais la vie, est souvent plus
romanesque et théâtrale que l’opéra. Quant à la censure, sa bêtise imaginative
pour préserver pouvoir et moralité défie toutes les lois morales par romanesque
échevelé, audacieux. Rappelons la
fameuse règle de l’absolutisme monarchique : « Ci veut le Roi, ci veut la loi » : le roi de Naples ne
voulant pas, sur la scène de son San Carlo, qui avait commandé l’œuvre à Verdi,
d’un régicide et d’un adultère (qui n’existe pas dans l’opéra), les exécuteurs
de ses basses censures proposent de faire de la femme de l’assassin, qui se
croit cocu, sa sœur. L’histoire se répète et bégaye : dans l’Espagne
franquiste aussi, pour rendre digestible à ses hypocrites mœurs moralisantes
l’adultère d’un film, les censeurs firent des deux amants… un frère et une
sœur : un bel inceste moral qui fit mourir de rire le public. De bonne
composition, le compositeur Verdi. Il demande à son librettiste de changer de
lieu, de pays, de personnage : le drame L'action fut d'abord transposée à
Stettin, en Pologne et le roi de Suède, Gustave, tué en réalité mais impossible
à tuer sur scène, devint simple duc de Poméranie. Ah, mais non, quelle
horreur ! s’écrièrent les censeurs : tuer un duc sur scène ? De
quoi donner des idées dans la vraie vie, les ducs pullulent. Ce n’est pas fini.
Finalement, après bien des tracas et
des tractations, l’opéra de Verdi fut accepté en 1859 à Rome par une
transposition de l’action un siècle plus tôt à Boston, du temps de la
colonisation anglaise, dans la puritaine Nouvelle-Angleterre (guère adepte des
légèretés des bals masqués galants du Siècle es Lumières). Le roi initial
Gustave III devenait le gouverneur de Boston, un comte qu’on dirait compte
courant, tellement il parut à la censure plus politiquement et couramment
tuable qu’un roi. Mais qui était ce monarque assassiné en 1792 ?
Un roi
révolutionnaire
Gustave III fut un despote éclairé, et même un roi
révolutionnaire. Il était francophile, franc-maçon, nourri en France où il
séjourna des idées philosophiques des Lumières. Anticipant la Révolution
française, il avait depuis longtemps aboli la torture, réduit considérablement
les droits de la noblesse, redistribué la terre et, en 1789, comme en France
avec la Nuit du 4 août, Gustave III avait accordé à tous les Suédois l'égalité
des droits et l'accès aux fonctions publiques, préparant la modernité
progressiste suédoise. Un vrai roi révolutionnaire dont on comprend alors, à la
lumière de la vérité historique, occultée malheureusement dans l’opéra,
l’exécution programmée par la noblesse qui voyait ses privilèges réduits ou
détruits. Amoureux de musique, il avait créé l’opéra où il sera tué au cours de
ce bal. Artiste aussi, il avait imposé en Suède le style gustavien, d’une sévérité de lignes néo-classique, toute
luthérienne, caractérisée par une couleur grise typique qui a gardé son nom.
Réalisation et
interprétation
On est habitué aux caprices arbitraires de metteurs
en scène qui s’estiment affranchis de toute fidélité aux œuvres et à leurs
auteurs. Il ne suffisait pas à Verdi de se battre contre la censure au front de
bœuf comme on disait à l’époque (on insulte ces paisibles ruminants) :
aujourd’hui où, enfin, on peut respecter lieu et temps de son opéra, voici que Nicola
Berloffa, qui signe
la mise en scène, respecte non le désir suédois initial du compositeur et de
son librettiste, mais le lieu de l’action qui leur fut sottement imposé, Boston
du temps de la colonie anglaise (qui justifie le contexte politique et social,
le héros est comte, allusions à la Mère Patrie où retourneront Amelia et son
époux) mais déplacé un siècle plus tard à la toute fin de la Guerre de
Sécession des États-Unis, marqué par l’assassinat du Président Abraham Lincoln. Certes, on se dit que
Berloffa a peut-être voulu marquer de la sorte la tradition démocratique
américaine, qui chérit les armes à feu, de flinguer les Présidents, inaugurée,
après l’attentat raté contre le Président Andrew
Jackson en 1835, avec le meurtre réussi de Lincoln à Washington, abattu par
l’acteur John Wilkes Booth dans sa loge de théâtre en avril 1865, alors que le
président assistait à la représentation de la pièce Our American Cousin.
Suivront les assassinats des Présidents William McKinley (1843 - 1901), James
Abram Garfield (1831 - 1881), John Fitzgerald Kennedy (1917 - 1963) —et
l’on en est presque à s’étonner qu’on n’ait pas encore choisi Dallas pour lieu
de l’action de ce « Bal masqué » de la Suède de Gustave III.
Afin que nul n’en ignore, une sorte de scène de
théâtre de Guignol en ouverture plante d’emblée la fin dès le début pour
évacuer tout suspense, pourtant lourdement entretenu par ce duo de cowboys
conspirateurs maniaques de la gâchette qui, tout au long de l’opéra, pointent
leurs armes sinon sur un Président absent de l’œuvre, sur Riccardo, Comte de
Warwick et gouverneur de Boston, sans jamais tirer malgré tant d’occasions
: bref, les comploteurs de l’ombre, guère discrets malgré long manteau et
Stetson à larges bords, en pleines lumières (Marco Giusti), mais une scène nocturne de gibet
à minuit à l’hésitante clarté.
Si l’on oublie cette décontextualisation historique et accepte la
nouvelle donne de l’assassinat de Lincoln, le dispositif scénique et décors de Fabio
Cherstich sont ingénieux. D’abord,
frontalement, il y avait cette loge de théâtre, ou théâtre de marionnettes et
Guignol de l’ouverture, colonnes beige néo-classiques, encadrée et parée,
justement après la Guerre de Sécession, d’une débauche de drapeaux, la bannière
étoilée de l’Union maintenue au prix d’une guerre civile. Une autre loge,
jumelle, en sera le pendant symétrique et les deux, se resserrant ou s’écartant
latéralement, ouvrent ou ferment, dessinent des espaces scéniques, une place
avec fond d’une sorte de palais classique à horloge, décalque européen du vieux
Boston, fond de scène à un spectacle préludant le bal, spectateurs de dos, tout
jouant dans une connotation de théâtre dans le théâtre qui a une cohérence avec
l’assassinat, du Président au cours d’un spectacle par un acteur, par ailleurs
le tuant en lançant une théâtrale sentence en latin, Sic semper tyrannis!, ‘Ainsi finissent les tyrans !’, qu’aurait lancée Brutus en portant son coup à
Jules César, reprise, naturellement, par Shakespeare dans sa pièce qu’avait
jouée Booth le meurtrier et qui est l’emblème de l’état de Virginie depuis
1776, depuis l’Indépendance américaine.
On espère alors que ce
choix historique presque explicite de l’assassinat d’un Président qui paie de
sa vie l’abolition de l’esclavage, donnera au moins un ressort au complot dont,
à vrai dire, on ne comprend absolument pas la cause, et rien à l’acharnement
des conspirateurs contre un monarque, ou ici gouverneur, dont on n’entend
chanter que les louanges. Mais, hélas, le contexte abolitionniste, à part une
noire présente par hasard dans le chœur, est absent. Il y a certes, des
Indiens, faisant tribu autour de la sorcière ou chamane Ulrica au nom, relique
de l’action suédoise, plaisamment scandinave, et il est vrai que les puritains
partis avec le Mayflower et fondant
la colonie anglaise autour de Boston, la Bible dans une main et le fusil dans
l’autre, à la différence des colonisateurs espagnols de l’Amérique du sud qui
s’en servaient comme travailleurs, avaient pratiquement exterminé les indigènes
occupant la terre nécessaire à leur survie. Mais, rien de cela n’étant
exploité, on se dit que toute cette débauche de drapeaux et de théâtre, cet
assassinat calqué sur celui de Lincoln, n’est, au fond, qu’une simple idée
décorative, sans transcendance. Comme ces sacs de thé entassés dont on ne
comprend pas non plus la nécessité car on ne rêve pas à une amorce de
« Tea Party » réactionnaire de ces puritains qui feront de God, Gold and Glory leur capitaliste
trinité.
Il reste que dans ce décor,
finalement agréable, les costumes d’époque (Valeria Donata Bettella)
sont justes par le style, notables en costume sombre, poitrine barrée d’une
écharpe bleue qu’on ne sait rapporter à quel Ordre ou distinction, conspirateurs
drapés dans de longs manteaux, tête offusquée de chapeau de cowboys, femmes en
robes à la mode mais, peut-être paysannes, entourant Ulrica, tabliers, fichu
blancs, rappelant les vêtements de l’époque des Sorcières de la proche Salem.
Autant que la fosse,
ardente, le plateau est sans reproche, des chœurs très dessinés (Christophe
Bernollin) aux solistes décidés d’une remarquable précision scénique et
vocale. Il est vrai que, à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Toulon,
sans doute ravi comme nous de retrouver Rani Calderon, ce chef
aussi chaleureux que charismatique, souriant mais ferme, qui insuffle une pulsation
exaltante à cette musique si théâtrale, douceur de cordes du lever de rideau et
brutalité acérée des ouvertures d’actes avec des traits précis de la baguette
comme des piques de lame ou des répliques claquant de coups de feu sans faille
traduits par les timbales, les cuivres exaltés. Il ne perd jamais de vue les
chanteurs, activement suivis et accompagnés même de la voix muette, modelant
avec eux les paroles, respectant leur souffle, respirant avec eux,
encourageant, rassurant et remerciant d’un sourire, avec une attention sans
relâche.
L’épisodique juge Didier
Siccardi nous fait penser, aujourd’hui à ceux qui s’en prennent à Trump dans
cette nation si procédurière qui campe sur sa vertu puritaine. Il suffit d’une
brève scène et quelques phrases pour que le baryton Mikhael Piccone (Silvano)
campe scéniquement et vocalement un personnage avec une étonnante vérité. Les
basses Nika Guliashvili (Tomaso) et Federico Benetti (Samuele),
sombres voix de sombres conspirateurs, traités à l’identique en costume et jeu,
semblent deux duettistes finalement de comédie, deux sortes de Dupont/Dupont du
Far West, visant toujours, toujours prêts à tirer sans jamais tirer autrement
que sur leurs cigares, puisque même leur crime leur échappera, versant comique,
renversant, de la tragédie abandonnée finalement à celui dont on l’espérait le
moins. Ce dernier, le baryton uruguayen Dario Solari, carrure solide et
allure virile, déploie une voix large, pleine d’une magnifique homogénéité, d’une
belle puissance, qui ne rend que plus cruelle la trahison de femme et ami dont
il se croit victime à tort : il sait, de façon émouvante, montrer la fragilité
affective, la faille dans le roc du personnage. Son compatriote, le ténor Gaston
Rivero, a une voix d’une aisance superbe, éclatante sans effort et sans
effet inutile, bien conduite, mais le rôle est ingrat, sans grand déchirement :
c’est jusque-là le gagnant, aveugle apparemment sur le monde autour de lui,
sans autre préoccupation que le bal qu’il va donner, et l’on ne saura pas pourquoi ce bien brave
garçon est l’objet d’une haine si tenace qui a condamné cet amoureux noble et
courageux qui, malgré l’urgence, insiste à s’attarder longuement où il ne
devrait pas malgré les conseils multiples. Héros aveugle et creux qui trouve sa
rédemption (mais de quoi ?) dans sa mort, dans un pardon magnanime à l’assassin,
victime d’un malentendu et dont on ne saura pas quelle politique.
Côté dames, c’est aussi le
bonheur. Venue d’une Albanie qui a déjà
offert au chant international des étoiles de première grandeur comme les sopranos
Inva Mula ou Ermonela Jaho, la mezzo Enkhelejda Shkosa
chante sa première Ulrica en donnant le sentiment que ce rôle de devineresse,
grave profond et aigus larges et cuivrés, lui était destiné par nature ou
surnature. Page pétulant, pétillant de
vocalises acrobatiques, Anna Maria Sarra, sans forcer sa jolie féminité
en feu follet garçonnet, est un Oscar caquetant, cocotant, brillant, illuminant
le drame, bombe noire et veste rouge sur pantalons de cavalier plus british que
nature en pleine Amérique de vachers et cowboys, retrouvant la vérité du genre
dans le paradoxal travesti en robe du bal masqué qui fait, du garçon manqué,
une vraie fille. La Bulgare Alex Penda, soprano, prête à Amélia non
seulement le charme de son physique fragile mais une angoisse, une fièvre,
amante déchirée, épouse fidèle mais cherchant à sauver désespérément un amant
désespérant d’attentisme. La voix est souple, facile, servant la musique et le
texte de mille nuances de sons filés, enflés, mais toujours faisant sens et
sentiment. Sa prière à son époux dont elle accepte la sentence de mort, embrasser
son fils pour la dernière fois, bouleverse et l’élève au rang d’héroïne
innocente mais résignée de tragédie.
Sinon complètement
scénique, le bonheur musical fut complet et le triomphe, légitime.
Un Ballo in
maschera, de G. verdi,
Toulon, 27, 29, 31 janvier 2017
Production Teatro Fraschini de Pavie.
Orchestre et chœur de l’Opéra de Toulon
Direction musicale : Rani Calderon.
Mise en scène : Nicola Berloffa. Décors :
Fabio Cherstich.
Costumes : Valeria
Donata Bettella. Lumières : Marco Giusti.
Distribution
Amelia : Alex
Penda ; Ulrica : Enkhelejda
Shkosa ;
Oscar : Anna Maria Sarra ; Riccardo :
Gaston Rivero ; Renato :
Dario Solari ; Samuele : Federico Benetti ; Tomaso :
Nika Guliashvili ; Silvano : Mikhael Piccone.
Photos : © Frédéric Stéphan :
Photos : © Frédéric Stéphan :
1. Loges présidentielles ;
2. Théâtre dans le théâtre ;
3. L'antre de la sorcière ;
4. Le mari et l'amant, et, dans la loge, les conspirateurs arme en main;
5. Le mari entre les deux conspirateurs (Benetti, Solari, Guliashvili) ;
6. La femme, jugée par son mari assis et les deux conspirageurs ;
7. Bal masqué ;
8. La mort dans la loge.
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