SOL Y SOMBRA
Opéra Grand Avignon
8 octobre
Béatrice
Uria-Monzon
Ombre et
soleil de l’Espagne dans la voix de Béatrice
Uria-Monzon et la complicité d’un trio remarquable, piano (Jean-Marc Bouget), violon (Christophe Guiot), violoncelle (Jean Ferry), brodant, tissant une
somptueuse mantille musicale autour d’elle. Tout un programme de musique
espagnole car, à part la « Chanson bohème », la séguedille de Carmen, musique de Bizet mais rythme
typiquement hispanique, la habanera du même opéra qui ouvrait le concert de la
plus grande Carmen de sa génération, est un emprunt que fit le compositeur à
l’Espagnol Sebastián Iradier, auteur
de la célébrissime Paloma, en
reprenant, pratiquement in extenso, son duo humoristique et sensuel El arreglito.
Comme on tire un rideau pour
découvrir un tableau ou la scène, le trio ouvre littéralement le
concert par l’ouverture de Carmen
adaptée à leurs instruments : elle paraît, dans une robe rouge exaltant
son teint de brune, et, comme dans un concert rock ou jazz, ou même autrefois
dans les opéras en Italie, le public, irrespectueux pour ces beaux musiciens en
pleine musique, applaudit la star.
Elle se lance dans la
« Habanera », son début, et sa fin, son bis, même couplé malicieusement
et « sororalement » avec « La gitana » de José Serrano,
gitane de zarzuela, sera la séguedille de cette même Carmen : comme une identité lyrique et scénique revendiquée,
assumée, mais manière subtile, me semble-t-il, d’enclore et dignifier ce
concert espagnol sous les auspices de Bizet dont la Carmen, pour française qu’elle soit, n’existerait pas non seulement
par le sujet, mais par la musique espagnole à laquelle elle doit son
inspiration dans nombre de pages des plus expressives, non seulement habanera
et séguedille mais aussi le magnifique prélude du dernier acte, génialement
puisé dans un polo du fameux Manuel García (1775-1832), père de la Malibran et de Pauline Viardot, chanteur, interprète et collaborateur de Rossini,
compositeur de quarante opéras, qui fixe déjà les couleurs de la musique
espagnole dans des tonadillas et un
grand nombre de chansons fort fréquentées dans une France férue d’Espagne
depuis le romantisme et le règne de l’impératrice espagnole Eugénie de Montijo.
Il y a quelque chose d’émouvant à
sentir cette grande Carmen franco-espagnole, plonger en Espagne, approfondir
dans ce concert ses racines espagnoles, paternelles. Comme une introspection ?
On dit, d’étrange façon, langue « maternelle », de ‘la mère’, pour la
langue de la « patrie » qui serait le ‘pays du père’. Ici, Béatrice,
avec je dirai respect, et beaucoup de pudeur, entre dans ce répertoire de la
culture paternelle qu’elle fait sien par droit sinon du sol, du sang, quand le
talent suffit à légitimer le choix d’un grand interprète. Mais, on pardonnera
la réception forcément subjective de ce concert, je trouve, dans ce vaste
programme, comme une exploration personnelle, sensible, sans doute assez secrète
mais qu’elle nous fait partager un peu, de la chanteuse qui s’inscrit aussi
dans la lignée des grandes cantatrices espagnoles familières de ce répertoire.
Elle ne fait pas non plus que chanter : quand ses partenaires jouent,
ensemble ou en solistes vraiment merveilleux, elle ne quitte pas la scène, elle
vit avec eux leur musique, sa musique. Qu’elle servira avec la même dignité que sa Carmen, sans faire de l’Espagne une
espagnolade, loin des redoutables interprétations ultra coloristes de notre
couleur locale.
Du grand compositeur pianiste Enrique Granados (1867-1916), mort
tragiquement en mer de retour de la création triomphale à New-York de son opéra
Goyescas tiré de sa fameuse suite
pianistique inspirée des tableaux de Goya, elle nous offrira quelques Tonadillas, encore d’inspiration XVIIIe
siècle. Elles prennent source et nom de ces innombrables saynètes satiriques
très brèves, de vrais trésors, mêlant chant et danse typiques et texte, mettant
en scène en général une piquante maja,
élégante du peuple de Madrid, se jouant malicieusement des majos galants et des petits-maîtres sophistiqués à la française,
époque encore joyeuse du Siècle des Lumières peinte par Goya dans ses
lumineux et humoristiques cartons de tapisseries. De la collection de Tonadillas (1910), mais réduites à des
airs, seules trois d’entre elles gardent l’esprit badin original : « El
tra-la-la y punteado », « El majo tímido » et « El majo discreto », que
Béatrice Uria-Monzon chante avec la grâce primesautière et la légèreté qu’il
convient : solaire. Les trois Majas
dolorosas, tout en s’inspirant toujours de l’univers des majos de Goya, sont un basculement nocturne
qui est déjà celui de l’opéra Goyescas,
d’un néoromantisme morbide avec la mort inacceptable en rendez-vous et le
lancinant souvenir du bonheur perdu : ombre et deuil. La grande voix de la
chanteuse se déploie sur deux pleines octaves d’un grave extrême (fa) à l’aigu
déchirant de douleur avec le sens dramatique qu’on lui connaît, la beauté
pianistique égrenant, perlant de larmes, déroulant le voile noir de la
mélancolie (« De aquel majo amante… »). Grâce mélancolique encore que
la fameuse pièce « La maja y el ruiseñor », poétiques confidences
amoureuses que la belle à son balcon ou sa reja,
sa fenêtre grillée, en l’absence de l’amant, adresse au rossignol qui s’ébroue
dans les feuilles, dont les doigts délicats de Jean-Marc Bouget font sentir le bruissement, farfouillis feutré de
feuillage, les battements d’ailes des trilles battus de l’oiseau fondus enfin
dans le silence rêveur de la nuit.
Avec Manuel de Falla (1876-1946) et ses Siete canciones populares, la musique espagnole folklorique fixée
déjà grâce aux Tonadillas escénicas
du XVIIIe siècle, à Manuel García, répertoriée, codifiée, dans sa
vaste variété par Felipe Pedrell à
la fin du XIXe, retrouve dans ces chansons des racines authentiques
du peuple, rythme, couleur et textes poétiques, dans la traditionnelle
inspiration populaire de la musique savante. Écrites sur des coplas, quatrains
octosyllabiques assonancés aux vers pairs, héritage du romancero, sur lesquels
s’est bâti pratiquement tout le folklore hispanique, de la Péninsule à
l’Amérique latine, c’est un parcours musical synthétique de l’Espagne, qu’on
réduit abusivement à l’Andalousie. Deux des trois chansons choisies par la
chanteuse viennent du sud : « El paño moruno », réécriture d’un
thème populaire andalou, cruelle métaphore de la femme déshonorée, avec un
piano virtuose ostinato imitant le rasgueado
et le punteado de la guitare, arpégé
et pointé du flamenco, et la « Seguidilla murciana », véloce
séguedille de Murcie, implacable rythmique à l’impeccable rendu dans ses
triolets et mélismes. La « Jota » a l’arrogance drue et drôle de
l’Aragon. Mais c’est à la voix tendre du violoncelle émouvant de Jean Ferry qu’est dévolue la cantilène mélancolique
de l’«Asturiana», d’une région à la musique plus mélodique que rythmique, où
les nets contours ibériques se teintent de brume celte jusqu’au Portugal, et
Falla fait passer en finesse l’évocation bleutée de la gaita, la cornemuse du nord-ouest de l’Espagne, horizon vaporeux de
nostalgie. En vif contraste, la célèbre « Danse du feu » de l’Amour sorcier est un grand moment
instrumental qui transporte et soulève le public avec ces derniers accords tranchés, inexorables comme des arrêts du destin.
Jesús Guridi
(1886-1961), prolifique
compositeur proche de Vincent d’Indy, Basque, est présent dans ce panorama
péninsulaire par trois des Seis canciones
castellanas (1939) : sécheresse rythmique héroïque avec une
montée par demi-tons de « Llámale con el pañuelo » ; « ¿Cómo
quieres que adivine ? », sorte de joyeuse dynamique séguedille
castillane et, en contraste de rythme et couleur, « No quiero tus
avellanas », climat mystérieux avec la transparence cruelle, comme l’eau
de la fontaine, de la lucidité sur la fugacité des serments d’amour, beau
phrasé d’une voix planant lentement, largement, suspendue sur la pudeur contenue du
chagrin.
La seconde partie s’ouvrait
somptueusement avec le premier mouvement du Trio
N°2 en si mineur, opus 76 de Joaquín
Turina (1882-1949), qui mérite d’être entendu en entier. Côté vocal, Turina,
intégrant les mélismes du flamenco stylisé, illustre la grande mélodie de
salon, très lyrique, comme en témoigne son Poema en forma de canciones, aux coplas du poète savant Campoamor qui mériteraient d’être qualifiées
de populaires tant il retrouve la sève du peuple. Uria-Monzon en interprète
quatre toujours dans un subtil alliage et contraste de couleurs, de rythmes et
de tempi, dont les virtuoses « Cantares » aux sauts périlleux, à la tessiture
tendue, et aux vocalises flamencas qui doivent beaucoup au Baroque, ou le
contraire.
Fernando Obradors (1897-1945) est un autre de ces compositeurs sous la chape franquiste
qui, coupés de la musique moderne européenne honnie par le fascisme, non exilés
comme Falla, soit cultivent la veine andalousiste fomentée par le régime comme
Turina, soit se tournent comme Rodrigo vers le passé idéalisé, idéologie
officielle d’une Espagne en son sommet du Siècle d’Or. Ses Canciones clásicas españolas (1941) sont,
en gros, des coplas du véritable
trésor que sont aussi les villancicos,
‘villanelles’ populaires des XVIe et XVIIe siècles dont
texte et musique se sont transmis oralement et par les Cancioneros jusqu’à leur captation par Pedrell. Il est vrai qu’avec
une touche respectueuse, Obradors les harmonise et en fait de petits joyaux
lyriques et poétiques et Béatrice les sert avec une délicatesse vocale
souriante (« Aquel sombrero… »), rêveuse (« Con amores, la mi
madre… »), ou irisée de rêverie sensuelle (« Del cabello más
sutil… »), mais il y a aussi l’humour du fameux « Vito » (XVIIIe
siècle), la virtuosité flamenquiste des « Coplas de Curro Dulce »
(XIXe). Quant à la délicieuse vignette orientalisante des « Tres
morillas de Jaén », il faut rendre hommage alors au traditionalisme
espagnol puisque texte et musique en sont attestés au XVe siècle, à
la fin de la Reconquista, et cette forme poétique, un zéjel, un tristique monorrime (couplet aux rimes par trois, une autre rime sur
une note servant le retour du refrain) remonte au IXe siècle et l’on
en connaît même l’auteur, le Ciego de Cabra, ‘l’Aveugle de Cabra’ !
Du compositeur Edouard Toldrá (1895-1962), puissant animateur de la vie musicale à
Barcelone, auteur de nombre de mélodies en catalan, il appartiendra, dans un
équitable partage des instruments solistes, au violon ailé de Christophe Guiot de nous faire
découvrir et goûter son Cuaderno.
Enfin, on apprécie que Béatrice
Uria-Monzon avec charme, humour, serve la verve et la veine de la zarzuela, répertoire d’une immense
variété lyrique, avec les irrésistibles carceleras
de Las hijas del Zebedeo de Chapí, et la liberté de l’air de Paloma
de Barbieri, très grands
compositeurs dont la gloire est si grande pour les Espagnols qu’on se passe de
leurs prénoms. Et on rêve de la voir, de l’entendre, arrachée un peu aux grands
rôles tragiques seyant à l’ombre de sa voix, rendue au soyeux soleil d’une
Carmen espagnole sans tragédie : dans la joyeuse zarzuela.
Bref, oui, il aurait fallu être plus
long pour rendre mieux compte de ce riche et ambitieux récital auquel on sait
gré de l’image musicale d’une vraie Espagne sans caricature, par une chanteuse habituée des grandes scènes mais qui fait scène unique de chacune des mélodies : toujours différente et égale à elle-même.
Un concert
très équilibré, la Diva la moins diva qui soit ne tirant pas toute la
couverture à soi mais laissant largement le champ, le chant dira-t-on, aux voix
du violoncelle, du violon et du piano, tous merveilleusement chantants.
Sol y sombra
Opéra Grand Avignon
8 octobre
Béatrice Uria-Monzon, mezzo-soprano ;
Christophe Guiot, violon ;
Jean Ferry, violoncelle ;
Jean-Marc Bouget, piano,
de l’Opéra National de Paris
Bizet, Granados, de Falla, Guridi, Turina, Obradors, Toldrá,
Chapí, Barbieri.
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