Iphigénie en Tauride
Goethe,
Jean-Pierre Vincent
Marseille,
Théâtre du
Gymnase,
14 octobre 2016
L’œuvre
« Apaise-t-on le ciel par des assassinats ? » C’est
la question que pose Iphigénie, prêtresse de Diane préposée aux sacrifices
humains, dans la version lyrique de Gluck (mai 1779, livret de N.-F. Gaillard)
au roi Thoas de Tauride qui attend d’elle qu’elle exécute encore deux étrangers
pour détourner de sa tête la colère divine. C’est un parfait résumé de la
problématique déjà humaniste de l’Iphigénie en Tauride (414-412 A. J.
C.) d’Euripide, un plaidoyer contre les sacrifices humains encore admis par les
Grecs. L’auteur antique fait dire à son héroïne, sauvée pourtant par Diane du
sacrifice en Aulide, mais révoltée en Tauride contre la déesse avide de sang
humain :
« J'ai lieu de me plaindre des lois imposées par la déesse
[…] Les habitants de ce pays, habitués à
verser le sang des hommes, ont rejeté sur les dieux leurs mœurs inhumaines, car
je ne saurais croire qu'une divinité puisse faire le mal. »
Des hommes mauvais faisant des dieux cruels à leur image,
alibi et prétexte de leur inhumaine cruauté. On se souvient de la boutade de
Voltaire :
« Dieu fit les
hommes à son image : on le lui a bien rendu. »
Mais
l’Iphigénie antique rêve de dieux à sa douce image : bons et
compatissants. Rêve pieux dont elle fait un inlassable militantisme généreux
qui résonne encore aujourd’hui face à la barbarie qui nous assiège et à la terrible
actualité d’un Dieu prétendument de bonté altéré de sang profane.
Problème également débattu en ce Siècle
des Lumières, aux aspirations généreuses, à travers le mythe d’Iphigénie :
sacrifiée en Aulide à ses intérêts politiques par son père Agamemnon pour
apaiser Diane et avoir des vents favorables contre Troie, sauvée in extremis
par la déesse lui substituant dans un nuage opaque une biche (comme Abraham
arrêté par un ange au moment où il allait sacrifier son fils à la demande de
Dieu qui le remplace alors par un bouc), Iphigénie, sera elle-même contrainte de
perpétuer, à son corps défendant, les sacrifices humains à Diane dans une
Tauride barbare.
Le mythe
d’Iphigénie, remis en scène par le classicisme de Racine dans son Iphigénie
en Aulide (1674), traduite en italien en 1707 à Venise par Pietro Riva,
avec le pendant de l’Ifigenia in Tauris de Jacopo Martello en
1709, passant du théâtre parlé à l’opera seria, devient l’étendard des
réformes lyriques de l’aube du néoclassicisme avec l’Ifigenia in Aulide du
réformateur Apostolo Zeno, à Vienne en 1718. Les versions lyriques de la
tragédie ne vont plus cesser jusqu’à la fin du siècle, dont une aussi de 1779 à
Naples mise en musique par l’Espagnol Martín y Soler, futur triomphateur de
Mozart à Vienne. Le Viennois Gluck, avait déjà refusé à Paris un premier livret
français en 1776. Ainsi, lorsque Goethe donne son Iphigenie auf Tauris en avril 1779, la fille d’Agamemnon et Clytemnestre, sœur
d’Électre et d’Oreste, Iphigénie est un sujet, un texte à la mode, prétexte
esthétique et éthique aux réformes néoclassiques du théâtre —et des mœurs
moralisatrices depuis Rousseau, à dix ans de la Révolution française.
RÉALISATION ET INTERPRÉTATION
Et pourtant, bien datée en son jeu et enjeux, cette pièce,
si l’on excepte les généalogies mythiques qui, même bien précisées d’abord en
voix off puis en texte, passent, hélas, au-dessus de la tête d’une grande
partie du public aujourd’hui acculturé en la matière, n’a pas pris une ride. Gageure gagnée de Jean-Pierre Vincent ramant à contre-courant de la facilité
culturelle, en général, du théâtre aujourd’hui. D’autant que, sans forcer la
note, sa lecture nous en livre une modernité d’une terrible acuité actuelle.
Sur fond de pré verdoyant
(ou de mer ondoyante ?) mais avec un horizon en plan incliné, un arbre
découpé en silhouette symbolise le bois sacré ; une chaise paillée d’un bleu grec
contemporain (?) ; à jardin, un rocher, la nature brute stylisée et, à
cour, des éléments d’architecture antique, une colonne brisée, une ébauche
d’hémicycle en trois degrés, et, presque centrale, une table, moins de la
civilisation que de la brutalité barbare des hommes : un autel de
sacrifice du temple de Diane (décor de Jean-Paul Chambas). Sobre
scénographie aux lumières dramatiquement expressives, d’aube à nuit, jour doré,
en passant par des crépuscules somptueux (Benjamin
Nesme). Sur cette épure classique du lieu unique, la pureté d’un jeu à
cinq où la parole, la rhétorique antique réassumée par Goethe, sera maîtresse,
jamais parasitée par une gestique excessive.
D’abord, en chiton blanc, tunique traditionnelle, écharpe
suspendue par une fibule à l’épaule gauche, paraît Iphigénie (Cécile Garcia-Fogel),
brune, cheveux courts, grand yeux : dans ses gestes, dans sa grâce, ses
mouvements graciles, c’est une vive biche humaine en laquelle Diane la
transforma pour la sauver du sacrifice à Aulis, et la douceur mélodieuse de sa
voix, loin de la déclamation tragique, rend plus évidentes et terribles les
choses qu’elle dit et dira. D’abord, l’inégalité entre hommes et femmes :
« Je ne querelle pas
les dieux ; mais la condition des femmes est pitoyable. A la maison comme
à la guerre, c’est l’homme qui règne. […] À lui la joie de posséder, à lui
la couronne de la victoire ! »
Elle ne met pas, en
apparence, les dieux en procès mais c’est déjà l’interpellation d’une révoltée
qui ne se résigne pas à l’ordre immonde du monde. La clémence dont elle fait
preuve en éludant les sacrifices rituels contre les étrangers, ayant même, par
sa douceur, gagné l’amour du roi Thoas attendri dans sa rigueur et l’amoureuse
affection de son conseiller Arcas, est une mission civilisatrice de la femme
face à la sauvagerie de l’homme. Exilée comme autant d’autres aujourd’hui sur
un rivage étranger, dans l’exil aussi d’une mission sacrificatrice qu’elle
exècre, elle use de son pouvoir pour sauver des vies, mettant et misant la
sienne dans l’utilité de l’action :
« Une vie inutile
est une mort avant l’heure. »
Face au plaidoyer d’un
Arcas aussi massif que tendre et délicat devant elle, dont la voix et
l’attitude protectrice et respectueuse sont gagnées de cette douceur
contagieuse (Thierry Paret), qui la rassure sur son utilité, elle
rétorque par une maxime généreuse d’une grande âme toujours insatisfaite en sa
mission : « ce qui a été fait » n’est rien en regard de ce qui
reste à faire. Magnifique leçon humaine d’une frêle jeune femme face aux dieux
injustes et aux hommes despotiques, grandeur d’une leçon en langage clair et
voix toute simple, qui ressortit, cependant, à la rhétorique antique du sublime
revenue en force, dans tous les arts, au Siècle des Lumières —qui a aussi ses
ombres comme la misogynie de la lumineuse Flûte enchantée maçonnique
d’un Mozart contemporain.
Affublé d’un manteau
rouge, lesté d’un clinquant collier barbare sur un pourpoint noir, épée à la
main, le roi Thoas, voix grave, noble et redoutable allure (Alain Rimoux), voit son élan, pourtant amoureux, brisé sur le
roc fragile de l’inébranlable jeune fille. Posée sur le rocher comme un oiseau
solitaire les ailes de ses bras autour de ses jambes, accroupie telle une
pauvre petite fille apeurée, puis grandie sur le piédestal d’un degré, elle
opposera à la volonté de mariage d’un roi absolu toutes les ressources de la mètis,
la ruse, arme des faibles, déclinant alors son identité, déployant avec toutes
les ressources de la rhétorique des affects, l’horreur irrémissible et
rédhibitoire de sa généalogie impie et abominable de Tantale à Pélops, de
Thyeste à Atrée, affrontée aux dieux puis confrontée en famille aux pires
instincts meurtriers, festins cannibales de neveux servis en repas au père, et
la malheureuse ignore encore le régicide d’Agamemnon son père par sa mère et le
matricide de son frère Oreste. Une malédiction, dirait-on aujourd’hui,
génétique. Non posée transparaît la question du libre arbitre :
échappe-t-on au déterminisme familial (des gènes), social (prêtresse
sacrificatrice), ethnique ( Grecque en Tauride) ?
On comprend, à cette longue tirade sur la monstruosité des
hommes, débitée d’une si douce voix par l’actrice, que Freud ait découvert,
dans la tragédie grecque, où les pires horreurs sont dites et jamais montrées,
jamais commises, le pouvoir libérateur de la verbalisation, de la parole
humaine : la parole sur le crime et non la répétition de l’acte meurtrier.
Une dynastie qui a fait
du fratricide une tradition familiale, dira plaisamment le blond, juvénile,
fringant et chaleureux Pylade (Pierre-François Garel), manteau XVIIIe siècle (costumes, Patrice Cauchetier) à un Oreste sombre, mal rasé, hirsute (Vincent Dissez), détruit par son crime contre sa mère, couverture
ou reste d’exomide, manteau grec loqueteux sur le dos, tel un émigré naufragé des
temps modernes. Le fidèle Pylade aura beau réconforter le frère d’Iphigénie au
nom de leur amitié-amour entre hommes à la grecque, prodiguer les sages paroles
apaisantes (« On hérite la bonté de ses parents, non de leur
malédiction »), l’homme fatal poursuivi par les impitoyables Érinyes
poursuit son inlassable cauchemar culpabilisant qui fait frémir certains
spectateurs, mais dont l’inculture mythologique du public s’amuse, d’autant que
son élocution outrée, causée par le délire, est la seule qui déroge à la noble
simplicité des autres personnages raisonnables et raisonneurs. Le couple, dont
le contraste est bien mis en valeur apporte un élément presque humoristique au
spectacle, Pylade lumineusement persuasif et Oreste hystérique, forcé à l’excès
par les Furies.
On admire
la fluidité des entrées et sorties des personnages avant et après la rencontre,
le conflit se nouant sur le refus du mariage par Iphigénie et le refus du roi
humilié de poursuivre la trêve dans les sacrifices, la renvoyant à son devoir
de prêtresse de sacrifier les deux étrangers, dont le suspense lui fait ignorer
l’identité que nous connaissons.
Aristote considérait que le passage d’Euripide où
Iphigénie découvre enfin l’identité de son frère au moment où elle va le
sacrifier était la plus belle scène de reconnaissance du théâtre grec. Chez
Goethe, elle sera étalée, donnant lieu à d’autres péripéties, dont la tentative
d’évasion des trois Grecs. Mais le Siècle des Lumières, comme dans l’opera seria n’aime que le lieto fine, le happy end. Thoas, sans
doute civilisé par la femme douce qui le traite en père sinon en époux, entrant
dans la lignée du despote éclairé, de ce « Turc généreux » de tant
d’autres pièces ou opéras, aura la générosité de laisser partir, avec la femme
qu’il aime, les deux amis grecs qui, au terme d’une sorte de mission commando
en terre ennemie, rapporter à Mycène le vivant trophée qui arrête enfin la
malédiction divine sur des hommes libres rendus à la terre, sainement émancipés
des liaisons dangereuses avec les puissants :
« La
race des mortels est trop faible pour supporter sans danger la fréquentation
des dieux. »
Belle leçon encore, politique maintenant, de cette si belle Iphigénie.
Marseille, Théâtre
du Gymnase
14 octobre
Iphigénie en Tauride de Goethe
Texte
français de Bernard Chartreux et Eberhard Spreng ;
Mise en
scène : Jean-Pierre Vincent
Dramaturgie :
Bernard Chartreux ;
Assistanat
à la mise en scène et à la dramaturgie : Frédérique Plain, Léa Chanceaulme ;
Décor :
Jean-Paul Chambas ; collaboratrice décor : Carole Metzner ;
Lumières :
Benjamin Nesme ;
Costumes :
Patrice Cauchetier ;
Maquillages :
Suzanne Pisteur ;
Son : Benjamin Furbacco
Avec
Iphigénie :
Cécile Garcia-Fogel ; Oreste : Vincent Dissez ; Pylade :
Pierre-François Garel ; Arcas : Thierry Paret ; Thoas : Alain
Rimoux.
Photos : Raphaël Arnaud
1. Arcas, Iphigénie ;
2. Iphigénie et Pylade ;
3. Thoas, Iphigénie, Oreste.
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