Madame
Butterfly
(1904)
Musique
de Giacomo Puccini,
livret
de Giacosa et Illica
d'après
la nouvelle de John Luther Long et la pièce (1900) de David Blasco
Chorégies
d'Orange
12
juillet 2016
Ayant
rendu compte de l'excellente reprise marseillaise de mars 2016 de
Madama
Butterfly
sous le titre de Papillon
épinglé,
j'en reprends ici l'introduction, les circonstances et origine de
l'œuvre : à reprise d’œuvres du répertoire, reprise forcément
de présentations répertoriées sur les mêmes.
L’œuvre
Avant ce
chef-d’œuvre, il y eut d’autres œuvres sur le thème :
Madame
Chrysanthème (1882),
roman autobiographique de Pierre Loti. Se mettant en scène crûment,
il raconte comment, à Nagasaki, le temps d’une escale de son
navire, par contrat légal renouvelable d’un mois, il épouse en
juillet une jeune Japonaise qu’il quitte en août, la femme pouvant
se marier ensuite sans problème, du moins nous dit-on. Porté par la
mode orientaliste et l’exotisme colonial manifeste dans Lakmé
de Delibes (1883) qui
oppose deux mondes, l’Orient er L’Occident impérialiste, le
roman à succès fut mis en musique par Messager (1893). Le galant et
ambigu Loti récidivait : il avait déjà écrit Le
Mariage de Loti (Rarahu)
(1882), évoquant un
séjour et un mariage à Tahiti, sans oublier une aventure galante à
Istanbul, avec, selon lui, une femme du harem. Beaux succès féminin
pour un homme qu’on nous dit amoureux de ses homologues. Sa Madame
Chrysanthème,
mise en musique par Messager (1893), proche de la future Butterfly
par le thème du
mariage entre une Japonaise et un marin étranger, n’est pas
exactement une victime, c’est une femme intéressée, faisant une
bonne affaire, et non amoureuse de l’homme blanc abandonneur comme
la future Madame
Butterfly de
la nouvelle américaine de John Luther Long, devenue une pièce
anglaise mélodramatique (1900) de David Blasco de même titre.
Le thème cruel de la geisha épousée, engrossée, abandonnée et
suicidée, est ainsi présent dans une actualité sinon une
conscience occidentale sûre de son bon droit colonialiste quand
Puccini, en 1904, lui donne la finition et la définition qui en font
un opéra définitif, qui a éclipsé ces œuvres, qui ne lui ont pas
survécu.
Encore
une fois, comme pour Norma,
Tosca,
tirées de pièces de théâtre, La
traviata, d’abord
roman puis pièce, Lucia
de Lammermoor, La
Bohème,
adaptées de romans, c’est la musique qui fixe dans l’imaginaire
collectif un sujet errant avant son archétypale mise en forme
lyrique. Dans un langage harmonique qui n’ignore ni Wagner et ses
leitmotive voyageurs ni Debussy et ses raffinements délicats de
timbres mais puissamment personnel, Puccini dote son œuvre d’un
orchestre riche et fin à la fois qui en fait un opéra symphonique
où les trois « airs » sont pris dans la trame serrée d’une
musique continue, d’un pittoresque oriental sensible mais qui ne
nuit en rien à l’expressive sensibilité universaliste, science
musicale savante au service d’une émotion humaine immédiate.
Réalisation
et interprétation
Les
contraintes de ce lieu monumental et d'un public à des distances
variables mais jamais très proche de la scène même des premiers
rangs, dictent la nécessité d'un spectacle visible et perceptible
par tous, d'où le spectaculaire de l'ensemble, vaste déploiement de
chœurs étagés sur un dispositif scénique qui meuble sans
encombrer l'immense plateau : la sobre scénographie
d'Emmanuelle
Favre,
habituée du lieu, en épouse la surface, la mettant en léger relief
d'inégales plates-formes de bois reliées par des passerelles
semblant flotter sur un plan d'eau de jardin japonais
agrémenté de lanternes. La maison traditionnelle locale, sinon de
papier, de carton, dont il est question dans le texte, perdant toute
hauteur, comme une maison de poupée étalée, semble s'être
déployée et ouverte horizontalement en surfaces planes encastrées
sinon coulissantes, superposées, la verticalité étant représentée
par deux portiques à cour et à jardin et un autre, frontal ;
sur un plan plus élevé, figure en coupe l'appartement, le matelas
de la chambre ; en retrait, un paravent japonais pour l'ultime
intimité du sacrifice ; devant, quelques meubles américains en
acajou puis un fauteuil club en cuir marron où trônent la croix de
la nouvelle religion de Cio-Cio-San et, tel un dieu absent, Pinkerton
en photo.
À
jardin, une statue dorée d'un Bouddha accroupi, aux molles courbes
féminines, semble faire un contraste méditatif à la virile et
raide statue de marbre d'Auguste surplombant l'empire du théâtre.
Plus que deux cultures, deux philosophies opposées mais des
pratiques impériales semblables, l'empire du Soleil Levant ayant à
été à l'Orient ce que celui de Rome fut en Occident. Et même
pouvoir absolu des empereurs respectifs, imposant le suicide à leurs
vassaux, comme ici au père de Butterfly.
Cependant,
au défi de l'espace qui dilue les personnages, s'ajoute celui
intimiste de la captation télévisée qui singularise les personnes,
souvent en gros plan, et exige un intense travail, une direction
d'acteurs forcément théâtrale, quasiment cinématographique,
intensifiant l'action et le jeu humain, d'autant que, pour la
première fois, latéralement, un système de surtitrage permettait
aux spectateurs ignorant l'italien de suivre au plus près les
péripéties émouvantes du drame. Et il faut dire que, filmée pour
France
5 et Culturebox,
qui honorent le service public,
par Art4
Productions
d'Alexandra
et Jacques Clément,
en association avec France
Télévisions
et le soutien du Centre
national du Cinéma et de l'Image,
réalisée magistralement par Andy
Sommer,
cette captivante captation est remarquable dès le beau générique,
ensuite planant de plans généraux survolant le plateau pour les
scènes collectives et plongeant en gros plans poignants sur
l'héroïne et les individus, bouleversants de proche vérité :
la pudique tragédie intime devient inévitablement publique avec la
nécessité du sang pour laver la honte personnelle et sociale.
C'est
dire le mérite aujourd'hui des metteurs en scène devant jouer sur
les deux tableaux, du théâtre et ses agrandissements nécessaires,
d'autant plus à l'échelle d'Orange, et du cinéma et la nécessité
de la confidence infime, d'autant plus pour un drame supposé vériste
où tout grossissement serait grossier. À juger par ces deux
contraintes, on peut arguer de la réussite de la mise en scène de
Nadine
Duffaut
à laquelle on reprochera, peut-être, que si le faste du faux
mariage du début se justifie par la poudre aux yeux de
l'impérialiste conquérant Pinkerton qui aveugle et brûle
l'innocent papillon d'épouse et sa famille, on comprend moins que,
la misère avérée de la fin, selon le compte de Butterfly et de
Suzuki, leur permette encore les moyens d'avoir, en plus de cette
fidèle servante, une autre qui vaque aux travaux ménagers.
Les
costumes japonais, kimonos soyeux chatoyants ou pastel, ombrelles et
éventails des dames trottinant à pas menus, forment une fresque
colorée sur la tonalité de miel des pierres et les surfaces biscuit
des plateformes, dans les lumières dorées d'estompe et d'estampe de
Philippe
Grosperrin avec
de superbes nocturnes lunaires. L'action est ici ramenée, de
l'époque de l'impérialiste « politique de la canonnière »
occidentale de la fin du XIXe
et du début du XX e
siècle, se taillant des empires coloniaux, à la période suivant la
Seconde Guerre mondiale et, donc, après les
bombes atomiques américaines sur Hiroshima et sur Nagasaki
où se situe le drame : en un moment où l'impérialisme
américain vainqueur s'impose au Japon défait. En effet, belle idée,
Pinkerton a apparemment invité à son mariage pour
quatre-vingt-dix-neuf ans révocable par mois, le ban et
l'arrière-ban de ses collègues officiers escortés de leurs femmes
qui viennent assister rapidement à ce mariage comme à un
folklorique spectacle, robes corolles technicolor des années 50
(Rosalie
Varda),
Américaines WASP
(White
anglo-saxon protestant), de celles que compte épouser pour
de vrai le cynique lieutenant comme il l'avoue sans pudeur à
Sharpless au moment même de ses noces japonaises. Fatale fête
fallacieuse de fausse intégration américaine pour l'innocente
Butterfly nippone se croyant devenue la yankee Madame Pinkerton,
pardon, B. F. Pinkerton comme elle se plaît à l'appeler, car le
fringant officier de la flambante frégate fièrement nommée
«Abraham Lincoln »
—qui paya de sa vie sa lutte pour la liberté et l'égalité
raciale des noirs esclaves— porte, avec
un
nom au ton de rose, Pinkerton,
les prénoms de Benjamin Franklin, autre généreuse figure de
« l'América
for ever » chantée avec exaltation, Président
de la première ligue abolitionniste de l'esclavage,
la Pennsylvania Abolition Society en 1785, avant la française
Déclaration universelle des Droits de l'homme.
Ironie onomastique qu’on ne relève guère…
Ici, plus de cent ans après et la victorieuse bombe du 9 août 1945
sur Nagasaki après Hiroshima, c'est la bombance du capitalisme et
libéralisme américains, conquérant même les cœurs et
asservissant les corps et les esprits.
À
la tête de l'étincelant Orchestre
Philharmonique de Radio France,
Mikko
Franck tout
en construisant les grandes lignes des ensembles,
polit
les bijoux singuliers des timbres de cette partition symphonique et
chambriste ; d'entrée, il affûte les arêtes de sabre de la
fugue qui tient lieu de tranchante ouverture, celle même, cruelle,
que développera le thème de l'officier fugueur. Venus pourtant de
divers horizons, Avignon (Aurore
Marchand),
Nice (Giulio
Magnanini)
et Toulon (Christophe
Bernollin),
les chœurs, dirait-on, battent d'un même cœur, d'une unanime
pulsation dans les commentaires ironiques et acerbes du mariage, la
réprobation horrifiée de la transfuge religieuse dévoilée et
reniée, puis, à bouche fermée, ils seront d'une rêveuse poésie
qui épouse le langage fleuri de métaphores de Cio-Cio San et
Suzuki, parfait contraste avec la brutalité prosaïque de l'officier
sans raffinement ni vergogne : il est dans l'opérette et
Butterfly est déjà dans l'opéra, la tragédie.
De
l'adorable petit garçon, qui salue avec grâce s'attirant une salve
émue d'applaudissements, dont on ne nous communique pas le nom, aux
nombreux protagonistes, la distribution est soignée comme toujours
par l'oreille de Raymond Duffaut. Pourtant, le
ténor
Bryan
Hymel,
lauréat de prix prestigieux, sollicité par les plus grandes scènes,
beau timbre, impeccable ligne de chant, semble quelque peu déplacé
en
Pinkerton,
le rôle puccinien requérant un lirico
spinto à
la tessiture égale sur tous les registres, au médium corsé
assurant l'éclat d'un aigu passant le barrage orchestral nourri que
le chef ne lui facilite guère. Il ne mérite en aucun cas les
sifflets d'une partie ignorante d'un public qui joue les connaisseurs
en insultant les artistes. Pierre
Doyen
campe
un digne Commissaire impérial. Christophe
Gay,
comme toujours exact, est un digne Prince Yamadori indignement rebuté
par une butée Butterfly épinglée, engluée dans un amour qu'elle
est seule à ne pas voir bafoué. La basse Wojtek
Smilek
est le sombre et puissant bonze imprécateur, tandis que le ténor
Carlo
Bosi
est Goro l'entremetteur entre deux mondes, habillé à l'occidentale
ou revêtu d'un ample kimono, insidieux, obséquieux, avec le
puissant dont il tire profit, insolent, violent même avec les
faibles dont il fait commerce, tentant de violer une servante et
violentant l'enfant bâtard de l'Américain qui empêche la juteuse
revente de la délaissée Cio-Cio San, rivée à son rêve, au
richissime Yamadori. Conscience lucide et blessée mais impuissante
de cette farce cruelle de son compatriote, dont il pressent l'issue
tragique, le Consul Sharpless semble incarné en voix et âme par
Marc
Barrard,
grand baryton aux ombres vocales pleines de délicatesses et de
chaleur, touché par cette toute jeune femme, tendrement penché sur
l'enfant.
Brève
apparition, silhouette élégante exhalant une jolie voix en quelques
brèves phrases, Valentine
Lemercier a
le rôle ingrat de l'épouse américaine Kate
Pinkerton, « cause innocente » du malheur de Butterfly :
enceinte des œuvres de l'indigne époux, ce parallélisme maternel
rend encore plus digne et touchant le bref échange entre les deus
femmes, la victime imminente et celle qui le sera probablement, le
marin ayant proclamé dès le début le plaisir d'avoir une femme
dans chaque port. Ample voix d'ambre et de miel, doucement chaude
comme une consolation, Marie-Nicole
Lemieux
est une Suzuki
tendre et maternelle, sans illusion sur ce mariage et ce mari,
fervente pour consulter et invoquer les ottoke,
les mânes des ancêtres dont rit Pinkerton,
et
il faut voir comme elle interroge et scrute la photo du Lieutenant ,
le dieu de Butterfly, pour en sonder le mystère, pour l'exécrer ou
le maudire.
Ermonela
Jaho
est
Butterfly : silhouette fragile, juvénile, cette petite femme
menue ne marche pas, se posant à peine sans peser, elle semble
papillonner de ses pas légers, jeu et gestes, corps et visage,
physique et physionomie en accord avec la musique jouant le Japon,
produit sans doute d'une fine étude et d'une longue et mûre
préparation et assimilation du rôle. Sans pesanteur dans le médium,
sa voix s'enfle dans une impeccable messa
di voce
et diminue dans des pianissimi
aériens qui passent aisément la rampe orchestrale et l'on regrette
seulement que le chef, abusant soudain du fracas des timbales, lui
vole un peu le forte de son « attendo », credo final de
son grand air mais, capté par cette voix, cette émotion, chose rare
à Orange, le public attend pratiquement les derniers accords de
l'orchestre pour éclater en salves délirantes d'applaudissements
émus de cette interprétation bouleversante de vérité. Il faut la
voir sans sa légère et virevoltante robe américaine de tulle rose
telles les ailes d'un papillon dont elle porte le juste nom,
minuscule insecte difficile à matérialiser avec cette distance
scénique, mais représenté sûrement par cet oiseau en cage, de la
même couleur, évoquant sans doute aussi le rouge-gorge dont la
printanière nidification devait marquer le retour de l'infidèle
époux. Repoussée par ce qu'elle croyait sa culture d'accueil, elle
passe le fatal kimono du retour tragique aux origines par le suicide.
Grandiose fragilité d'Ermonela Jaho.
Chorégies
d'Orange
Madama
Butterfly
9
et 12 juillet
Orchestre
Philharmonique de Radio France
Chœurs
des Opéras d’Avignon, Nice et Toulon
sous
la direction de Mikko
Franck
Mise
en scène :
Nadine Duffaut.
Scénographie :
Emmanuelle Favre
Costumes :
Rosalie Varda
Eclairages :
Philippe
Grosperrin
Distribution
Cio-Cio
San :
Ermonela Jaho ;
Suzuki :
Marie-Nicole Lemieux ; Kate
Pinkerton :
Valentine Lemercier.
Pinkerton :
Bryan
Hymel ; Sharpless :
Marc Barrard ; Goro :
Carlo
Bosi ; le bonze :
Wojtek Smilek ; le
Prince Yamadori :
Christophe Gay ; le Commissaire
impérial :
Pierre
Doyen.
Un
opéra présenté par Claire Chazal et diffusé le mercredi 13
juillet en première partie de soirée sur France 5 et Culturebox.
Photos : © Philippe Gromelle
1. Deux mondes;
2. Sous Bouddha, l'Américain et la Japonaise ( Hymel, Jaho);
3. L'espoir (Lemieux, Jaho);
4. Sharpless (Barrard), Yamadori (Gay), Goro (Bosi);
5. Dignité de deux épouses (Lemercier, Jaho);
6. Mort de Butterfly.
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