COSÍ
FAN TUTTI
Ainsi font-ils tous, sinon
tutte, toutes… J'entends les metteurs en scène. C'est la
vision du Cosí fan tutte que, l'on croyait de da Ponte et
Mozart au Festival d'Aix de cette année, qui me fait exhumer ce
texte que j'avais publié… en 1993 dans le CAES Magazine
(revue culturelle du CNRS, N°65). Je l'ai à peine actualisé de
quelques spectacles plus récents depuis, car il me semble, hélas,
toujours d'actualité.
AINSI
FONT-ILS TOUS…
Suprême
élégance : être à l’aise partout, en smoking ou costume d’Adam.
Si le débraillé règne aujourd’hui en maître parmi les
spectateurs d’un théâtre qui a perdu sa valeur sacrale de
célébration rituelle d’une société, qui n’a plus le sens du
sacré mais celui du consacré, on éprouve cependant un certain
malaise à le voir installé sur scène. Si l’ennui naquit un jour
de l’uniformité, que peut naître de l’uniforme qui règne
depuis des décennies sur la scène en matière de costume? Voilà
plus de quarante ans que, sous prétexte de nous les rapprocher, de
les moderniser, on nous joue les œuvres d’hier en vêtement
d’aujourd’hui.
Petite
panoplie vestimentaire
La
surprise anti-conformiste de l’anti-culture des années 68 put
faire en son temps son nécessaire choc au théâtre. Mais l’effet
se défait, et ce qui est révolutionnaire au départ, installé,
répété comme un pieux devoir de musée, devient une routine d’un
illusoire épate-bourgeois : un académisme. Et le singulier d’une
forme, généralisé, n’est plus qu’un uniforme général. Avec dix ans de
retard, la tendance s’emparait de l’opéra.
En
76, Patrice Chéreau se faisait huer à Bayreuth pour une
Tétralogie habillée en années 30 avant de devenir un
must acclamé pendant vingt-cinq ans dans le même lieu.
Les metteurs en scène germaniques, suisses ou belges, suivis aujourd'hui par le troupeau des moutons de Panurge, comme s’ils
avaient mis trente ans à digérer Chéreau, nous resservent depuis
le plat rance et réchauffé d’opéras habillés en tout sauf à
l’époque du sujet, ce qui est d’une bien étrange pédagogie
quand on veut initier des jeunes à la scène lyrique qui risquent
d’égarer leurs faibles repères chronologiques en découvrant le mythique
Orphée de Monteverdi en smoking 1900, Agamemnon
en débardeur et chapeau melon, avec un transistor pour égayer la
tragédie, Phèdre en jeans et tee-shirt,
Hercules de Hændel en tee-shirt de
marine et chemisettes multicolores ; ils peuvent en perdre
leur latin en voyant les Romains de Poppée habillés de
pyjamas orientaux, Jules César, en explorateur africain entouré
d’officiers de la Wehrmacht, les chevaliers médiévaux de
Rinaldo , en terroristes palestiniens. On a vu Tristan en
complet veston ; pour Mozart, on a eu le frivole et fringant Cosí dans
un Mac Do, aujourd'hui dans l'Abyssinie mussolinienne (mais jamais dans son vrai contexte historique, la Révolution française et la proche exécution de Marie-Antoinette chère à Wolfgang, sœur de l'empereur d'Autriche commanditaire), La Clémence
de Titus en habits Louis XIII et années trente (très
tendance) ; un frigorifique Don Giovanni aixois
« Ikea » et « Findus ». Don Juan a été noir
à Harlem, golden boy dans les tours de la Défense, avec un
Commandeur manager en fauteuil à roulettes et, encore
à Paris, les Noces de Figaro furent situées dans un
hall d’hôtel lugubre de Berlin-est et habillés mode « Tati », tandis que Suzanne accompagnait le poétique duo sur la brise avec la
Comtesse à la machine à écrire et que les récitatifs étaient
soutenus au synthé ou en tapotant sur des verres par un personnage,
« le récitativiste », qui commentait l’action. Despina se voit amputée de son revendicatif récitatif d'entrée dans la dernière production d'Aix, s'adonne au triolisme sexuel tout comme Dorabella en short mini…
On
a eu le « tout à l’époque de la création de l’œuvre »
à la mode Ponnelle (réussie) des années 70. Mais, pour quelques
réussites des déjà lointains initiateurs du mouvement, rares, comme l'Alcina
aixoise de 2015 fondée sur le désir intemporel de refuser le
vieillissement, on se perdrait à énumérer la
longue série de spectacles aux procédés imités, copiés, plagiés jusqu’à la
nausée, affligés de ces tics devenus du toc. Ce qui pouvait
passer pour novateur à l’époque est devenu, près de cinquante
ans après, presque un demi-siècle plus tard, un conformisme, un académisme
affligeant. C’est devenu la solderie
permanente, l’interminable fin de série des vieux modèles
sempiternellement repris sous prétexte de neuf depuis 68. Ce n’est
plus de la mode, c’est du copié collé dont on rougit pour les
auteurs, disons les imitateurs.
Imagination
au pouvoir
Il
ne s’agit pas de dénigrer la recherche en art qui, s‘il n’avance
pas, recule. Les travaux de laboratoire, en ce domaine sont
nécessaires, du moins quand le public n’est pas le cobaye
d’expériences nombriliques de metteurs en scène à la mode, plus soucieux de se mettre en valeur que de valoriser l'œuvre.
Transposer
une œuvre d’hier à une prétendue modernité d’aujourd’hui
suppose beaucoup de méfiance quant à son pouvoir : une œuvre
ancienne peut m’être aussi contemporaine qu’une contemporaine
peut m’être lointaine et étrangère. Mettre en relief excessif
sur scène la modernité d’une pièce implique qu’elle ne parle
pas d’elle-même ; si sa modernité va de soi, la souligner, est un
pléonasme. C’est un frein à l’imagination qui n’a même pas à
aller chercher l’universel, l’intemporel, le contemporain dans la
Rome antique puisque, appuyés, surlignés, tout mâchés,
prédigérés, on les lui offre sur un plateau débordant
d’intentions, si totales qu’elles en deviennent totalitaires :
Britannicus dans un décor de New York (la Rome antique étant
la grande cité) ; Le Couronnement de Poppée à Dallas,
Le Barbier de Séville en Orient…
Le
physique nous est imposé par la nature ; le costume relève d’un
choix, d’un goût, dit autre chose : ce que je ne suis mais
voudrais être, non ce que je parais mais ce que je pense être
intérieurement, le masque révélant une vérité intime. Il signe
une singularité. Mais l’Un, l'unité se dissolvent dans l’uniforme
du pluriel qui règne sur scène. C’est donc l’imagination qu’il
faut raviver : un Bakst, un Picasso, un Dufy, une Sonia Delaunay,
Léonor Fini, Bernard Buffet pour Carmen,
etc, inventèrent des décors et des costumes : d’authentiques
créations, des œuvres d’art en soi. Ils ne se contentèrent pas
de se fournir au fripier du coin. Ce n'est que par ignorance que l'on
prétend que le théâtre ancien se jouait en costumes
contemporains : il n'est que de regarder des reproductions pour
constater qu'il s'agit toujours d'adaptations actualisées de
costumes grecs, romains de la tête aux pieds, avec panaches,
cothurnes, cuirasse et, toujours, un signe distinctif, un attribut
pour signaler au public leur fonction terrestre ou divine, diadème,
couronne pour les souverains, foudre, lune, etc, pour les dieux.
Étrange
paradoxe : une époque qui se gargarise de cultiver la différence,
qui apparemment respecte l’Autre, n’a de cesse, sur scène, de
l’assimiler au Même en ramenant platement l’hier singulier à
l’aujourd’hui le plus quotidien.
« Si
au costume de l'époque, qui s'impose nécessairement, vous en
substituez un autre, vous faites un contresens qui ne peut avoir
d'excuse que dans le cas d'une mascarade voulue par la mode. »
De qui sont ces lignes ? De
Baudelaire.
Renouveler
les œuvres ?
On peut arguer que les œuvres
s'usent de trop d'usage, qu'il faut les « renouveler ».
Même en rappelant que si un opéra, 'œuvre' en italien, est un
chef-d'œuvre intemporel et universel qui nous parle aujourd'hui
comme il parlait hier, ou que nous le recevons à notre époque comme
chaque époque put le ressentir avec sa sensibilité et son
imaginaire propres, ce n'est qu'intrinsèquement, de l'intérieur,
qu'en peut venir le renouvellement. Et, justement, on concédera que
la modernité de l'approche actuelle vient avec bonheur du travail
scénique, théâtral, avec une génération d'artistes qui sont
aussi bien chanteurs que comédiens et dont des metteurs en scène,
frottés aussi au cinéma, tirent le meilleur pour une expression
dramatique efficace, sans que pour autant le jeu surligne la musique,
ce qui est alors un pléonasme, ou la contredise, qui est un
contresens (qui, malgré tout, peut faire sens dans
certains cas). Mais prétendre « renouveler » une
œuvre (quelle prétention de l'éphémère interprète qu'est le
metteur en scène face aux auteurs éternels!) parce qu'on l'affuble,
parasite et brouille, extrinsèquement, d'un environnement historique et social
arbitraire, ne relève que d'un placage extérieur artificiel, c'est traiter moins le fond du sujet que sa périphérie, c'est avouer, enfin, qu'on abandonne le cœur de l'œuvre pour le périphérique : le décoratif.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire