Pelléas et Mélisande
de Claude Debussy
d’après la pièce de Maeterlinck
Opéra de Toulon
31 janvier
Querelles
d’écoles
La musique, langue
universelle, a souvent divisé les hommes. Surtout en cette France qui aime les
querelles et a le génie de les inventer : opéra français en réaction contre
l’italien (mais dont l’inventeur est le Florentin Lully), “Querelle des
Bouffons” entre l’opéra-ballet (de Rameau) et l’opéra- bouffe (de Pergolèse),
« Querelle » des gluckistes contre les piccinistes, entre les
partisans de Gluck, Autrichien, inventeur de la tragédie lyrique néo-classique
à la française dans la tradition de Lully et ceux de Piccini, Italien, au chant
fleuri de vocalises, sans oublier la simplification simplette de la mélodie par
Rousseau (Suisse annexé par les Français) pour contrecarrer la subtilité
harmonique de Rameau. Au XIXe siècle, c’est l’Allemand Offenbach qui
donne ses lettres de noblesse à l’opérette française tandis que l’opéra
français le plus universel c’est la Carmen de Bizet sur un sujet espagnol et des
thèmes quelquefois empruntés à Manuel García, le père de la Malibran et de
Pauline Viardot, la fameuse « habanera » étant reprise presque
littéralement du compositeur espagnol Sebastián Iradier.
Vanité des
querelles de clocher à l’échelle européenne de notre culture. De Debussy,
“Claude de France”, on a voulu faire le fer de lance nationaliste de la
contre-offensive musicale française dans une Europe où, malgré Sedan et la
défaite cinglante et sanglante de 1870, triomphe l’Allemagne impériale et
l’impérieux Wagner. Même les Italiens, qui s’en démarquent par la vocalité
irréelle de leur tradition et les sujets réalistes du Vérisme, en subissent
l’empreinte dans la recherche orchestrale et la richesse harmonique, si inventive
chez Puccini.
L’œuvre
Au-delà du contentieux
franco-germanique sur l’Alsace et la Lorraine qui débouchera sur la Grande
Guerre, quoiqu’on dise de son nationalisme (et l’on oubliera l’horrible mélodie
vengeresse Noël des enfants qui n'ont plus de maison), Debussy admire
Wagner. Au point de ne pas vouloir se mesurer à lui, du moins dans la mesure,
dans la démesure, musicales, du maître de Bayreuth. Il suit sa voie, trouve ses
voix, entre le murmure et le soupir, la parole effleurant à peine le cri, dans
l’indécis des êtres incertains, dans la vaporeuse instabilité d’une musique
entre accord parfait et imparfait, qui répond assez au vœu de Verlaine :
« …pour cela, préfère l’impair» et des esthétiques symboliste et
impressionniste ambiantes, même s’il s’en défend. Le livret, lui, entend
rivaliser avec Tristan und Isolde de Wagner : l’éternel trio des amants adultères
et du mari blessé et meurtrier. Il l’emprunte à la pièce éponyme (1892) de
l’ingrat dramaturge belge, Maurice Maeterlinck, qui mènera une cabale mesquine
contre l’œuvre à sa création en 1902, Debussy ayant écarté de la distribution
sa compagne cantatrice au profit de Mary Garden, première Mélisande.
Le texte, adapté par Debussy lui-même,
est accablant de répétitions binaires héritées de Maeterlinck (« Oh, oh!, Ah,
ah!, non, non!, si, si, tous, tous », etc[1]),
une naïve mécanique affectant un faux naturel, qui apparaissent aujourd’hui
comme une pure affèterie, mais il est heureusement sauvé par l’humanité
ombreuse des personnages, la pénombre intime des sentiments. Dans cette œuvre
de l’ombre et de l’onde, l’héroïne, venue d’on ne sait où et allant où elle ne
sait, est telle une ondoyante ondine, insaisissable sous les doigts comme cette
eau au bord de laquelle elle se penche, fallacieux miroir de la fontaine, ou
vers laquelle elle penche, gouffre fascinant, attirant, mortel. Elle est
fluide, fuyante comme la vague de la mer et sa sincérité est élastique,
avouant—ingénue, perverse ? — à Pelléas :
« Je ne mens jamais ; je ne mens qu’à ton
frère… »
L’ambiguïté de Mélisande, fondamentale,
se fond dans la rêveuse évanescence, dans les opalescences irisées dont la
musique la nimbe, prolonge et auréole les
étranges ou délirantes paroles de son agonie :
« Je ne comprends pas non plus tout ce que je
dis, voyez-vous… Je ne sais pas ce que je dis… Je ne sais pas ce que je sais…
Je ne dis plus ce que je veux… »
Le frustre Golaud, son mari,
s’aveugle à la lumière de son énigme ténébreuse : « Je ne sais
rien […] je vais mourir ici comme un aveugle » et le lumineux Pelléas
s’embrume aussi de son ombre amoureuse. La musique est un flot continu sur
lequel ou dans lequel les héros flottent, surnagent ou se noient, irréelle et
impalpable matière pour un Debussy qui entend que
sa musique « commence là où la parole dramatique est impuissante à
exprimer. La musique est faite pour l’inexprimable ». Les points de suspension
du texte, le suspense des consciences brouillées, les silences, sont comblés
par elle, pléthore de sens imprononçable.
La
réalisation
Visuellement,
scéniquement, le spectacle offert par René Kœring,
qui signe mise en
scène et costumes est très beau : esthétiquement, décor, costumes, lumières, tout
concourt, concerte. Mais déconcerte : la précision géométrique de cette
admirable scénographie de Virgile Kœring
, vaste cage cubique à pans et arêtes
aigus, même estompée en dégradés subtils ou angoissants contrastes
caravagesques par les lumières poétiques de Patrick Méeüs
, striées d’ombres et
rayons rectilignes par la vaste porte persienne, jure avec la rondeur de nuages
impalpables,
d’orondes
nues, de nuées évanescentes, vaporeuses, brumeuses, de la musique de
Debussy ; et ces beaux costumes, interprétation coloriste de la juvénilité
des deux héros, jeunes en jaune canari et rouge-gorge, en injurie par leur
couleur pure les coloris indécis, les indiscernables teintes et un texte qui
répète l’ombre, le froid.
Toute la mise en scène, par ailleurs
très agréable à regarder, pâtit de cette contradiction entre
l’indétermination de lieu, de temps de l’œuvre confrontée à la détermination
concrète des images : bicyclettes, fauteuil roulant, costumes
contemporains, voiture téléguidée du petit Yniold qui datent la situation. Le
magnifique décor d’une abstraite beauté est démenti par des projections trop
représentatives ; le symbolisme délibéré de la tour évacuée, de la brassée
de fleurs disparue, de la chevelure de Mélisande rasée mais astucieusement et
érotiquement ou brutalement remplacée par le jeu avec son châle, où se drape
Pelléas et où l’attrape Golaud, la poupée de la jeune fille du début devenue
l’enfant dont elle accouche, tout ce symbolisme donc est maladroitement mis en
déroute par le presque vérisme de certains détails prosaïques, tels le repas
d’Arkel, l’évidence soulignée du probable suicide de Golaud, canon de fusil à
portée de bouche. On ne comprend pas que l’irréelle et belle image immense de
la lune soit en compétition avec une autre lune grandissante dans ce poétique
ciel d’ailleurs, quant à cette sorte d’astronef venant de l’horizon, enflant et
aspirant comme un trou d’air l’âme d’une Mélisande qui s’en retourne
tranquillement après sa mort, c’est la négation même du symbolisme par un expressionnisme à la
lourde explicitation.
C’est
dommage car il y a des réussites, comme Golaud simple et mystérieuse voix dans
l’ombre de la forêt, la scène d’Yniold et la pierre avec ce texte cucul par son
enfantillage infantile, sauvée du ridicule habituel par la présence de ces
belles femmes; son duo avec Golaud est d’une grande force cruelle, entre
autres.
Interprétation
On ne marchandera pas
les éloges à l’homogénéité de la distribution de premier ordre, vocalement et
scéniquement. Certes, seule étrangère de la production, en Geneviève, la Roumaine Cornelia Oncioiu, mezzo, déroge sans
déranger à la tradition des voix plus sombres pour le rôle, mais le phrasé est
impeccable et la diction très acceptable. Le reste des chanteurs est de langue
française, pliés à la prononciation d’aujourd’hui, sans rouler fâcheusement les
r, sauf quand la projection l’exige, notamment en fin de mots où ils risquent
de reculer dans la glotte. Ils se glissent avec aisance dans la belle prosodie
française du texte musiqué —dont on ne doit pas se dissimuler quelques cadences
monotones de phrases— et évitent les sons nasaux excessif de la langue.
Il
suffit de quelques phrases, l’obscure réplique du berger et sa sentence de
médecin,
pour
que la basse pleine et sonore de Thomas Dear donne l’envie de
l’entendre très prochainement. Dans le rôle ingrat d’Ygniold, prétexte à tant
de mignardises de sopranos travesties, à un mouvement près, un déplacement mâle
maladroitement chaloupé des hanches pour un garçon, Chloé Briot est remarquable et il
faut reconnaître ici que la mise en scène de Kœring évite habilement l’écueil.
Même affublé d’un feutre douteux et en fauteuil roulant, la voix de Nicolas
Cavallier est si jeune, si saine, qu’on a du mal à croire à la vieillesse et
à la maladie d’Arkel, mais avec la beauté lumineuse du timbre, la noblesse de
l’expression n’a pas d’âge et dégage une grande émotion au service d’un texte
au plus beau niveau d’humanité, une puissance virile, et, peut-être, un émoi
charnel de cet homme si beau face à la jeune et malheureuse Mélisande.
Elle, c’est Sophie
Marin-Degor, elle est belle, gracieuse, voix fraîche et pure mais
harmonieusement charnue dans le médium qui nuance l’apparente pureté charnelle
de cette femme venue de l’ombre. Si son refus du tact, du contact masculin du
début (« Ne me touchez pas, ne me touchez pas », I,1) et le refus
final de Golaud (« Je
ne veux pas que tu me touches », IV, 2) se répondent dramatiquement, la mise
en scène la fait, touchante certes, mais attouchante, cherchant le contact avec
Pelléas : par l’origine mystérieuse, elle cependant ici joueuse, enjôleuse
même et, si ce n’est pas dans les rets de ses cheveux selon la tradition
courtoise qu’elle prend le jeune homme, c’est bien dans le filet de son châle
qui en fait office : comme si elle déniaisait ce garçon encore pur. Lui,
c’est Guillaume Andrieux, baryton Martin, qui passe sans problème l’écueil d’un rôle
à la tessiture hasardeuse, avec la aigu qu’il donne avec une franchise, une
vaillance remarquable, et toujours dans une expressivité toute naturelle au
service de l’œuvre, vocalement et scéniquement. Sa silhouette svelte, sa grâce
juvénile en font un Pelléas d’une innocence émouvante, faisant paire physique
avec la jolie fille moins innocente que lui. On comprend que la jeunesse des
deux héros annexe fatalement l’affection d’Yniold, rendant plus cruelle la
naturelle connivence des jeunes contre le vieux, le barbon exclu, Golaud, qui
s’il voit lucidement leur jeux innocents (« Vous êtes des
enfants… »), sait et sent aussi la fatalité naturelle des lents et
inéluctables glissements juvéniles du désir.
Laurent
Alvaro,
prête au mari et frère meurtri et meurtrier son superbe timbre sombre de
baryton basse (mais des «ôn », « ân » trop fermés et
nasalisés donnent un ton guidé à sa prononciation). Tour à tour avec femme, frère, fils, tendre, protecteur,
inquisiteur, tourmenté, tourmenteur, il passe du murmure au tonnerre avec une
criante et déchirante vérité et donne au personnage une grandeur et misère
humaines bouleversantes.
Et Serge
Baudo
était là, traînant dans le sillage de ses quatre-vingt-neuf ans de jeunesse
toute une mémoire musicale de près d’un siècle et une gloire mondiale qui nous
submerge d’une émotion et d’une gratitude d’un passé dont on redoute qu’elles
affectent le présent du jugement critique. Oui, on le sait, il dirigea Pelléas
et Mélisande en 1962 à la Scala à la demande de Karajan, il en fit un
enregistrement couronné par le Grand Prix du Disque lyrique. Et tant et tant
d’autres œuvres et disques qu’on a eu le privilège d’entendre. On l’a entendu
souvent à Toulon, on a eu l’honneur et le bonheur de le saluer dans le foyer.
Et là, dans la fosse dont il contredit le mortuaire nom, magicien, de sa baguette, il fait
naître, renaître Pelléas, largement centenaire mais toujours neuf.
Pelléas et Mélisande de Claude Debussy
Opéra de Toulon,
26, 29, 31 janvier
Production de l'Opéra de Nice
Orchestre et chœur de l’Opéra de Toulon
Direction musicale : Serge Baudo
Mise en scène et costumes : René Kœring
. Décors : Virgile
Kœring
; Lumières : Patrick Méeüs
.
Distribution :
Mélisande :
Sophie Marin-Degor
; Geneviève : Cornelia Oncioiu ; Yniold :
Chloé Briot
; Pelléas :
Guillaume Andrieux
; Golaud : Laurent Alvaro
;
Arkel : Nicolas Cavallier ;
Un médecin : Thomas Dear
.
Photos © Frédéric Stéphan :
1. La fontaine : Degor, Andrieux;
2. Pelléas dans les cheveux/châle de Mélisande;
3. Cavallier, Degor, Alvaro;
4. Les souterrains : Andrieux, Alvaro;
5. Dernière fatale rencontre.
[1]
Cela commence dès la toute première et courte scène (I, 1) : « Oh!
oh!/ Oh! oh!/ Oh! oh!/ Oh! oui! /oui! oui! /Oui, oui /Si, si/ Non, non/ Non,
non/ Non, non. //Tous! tous! Ne me touchez
pas! ne me touchez
pas! Ne me touchez
pas! ne me touchez
pas/Je ne veux pas le dire! je ne peux pas le dire! Je me suis enfuie!
enfuie…enfuie…
Je suis perdue!
perdue!
loin d'ici…loin…loin…je n'en veux plus! je n'en veux plus, Vous ne pouvez
pas rester
ici toute seule,
Vous ne pouvez
pas rester
ici . » Et l’on concédera que certains doublons peuvent être
dramatiquement expressifs mais cette impitoyable mécanique, devenu système tout
au long, frôle le ridicule : la scène de la fontaine (II, 1), courte
aussi, est fleurie de « ho !oh ! oui, oui, non, non », et
autres doublons.
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