DER FLIEGENDE HOLLÄNDER
de Richard Wagner
Opéra de Marseille, 24 avril 2015
On retrouvera ici
l’introduction à la création de cette production aux Chorégies d’Orange le 12
juillet 2013 qu’on peut lire à cette date sur ce blog. Pour la réalisation
marseillaise voir plus bas.
DE LA LÉGENDE DU VAISSEAU FANTÔME
À UN VAISSEAU FANTÔME DE LÉGENDE
Der fliegende Holländer
Opéra de Richard Wagner
Chorégies d'Orange, 12 juillet 2013
De coupe encore
traditionnelle, l'opéra a des airs facilement mémorables (couplets du marin,
ballade de Senta, marche de Daland, etc, et une ouverture saisissante que
presque tout le monde connaît sans le savoir). La trame est dramatiquement
habile dans sa construction : exposition et présentation nette des personnages
(Daland, le Hollandais, Senta, Erik), nœud de l'intrigue (deux amours de Senta
en compétition), péripéties (crise et méprise) et dénouement tragique, mêlé
habilement de scènes chorales de genre (les marins, les fileuses). Les deux
héros sont l'âme même du romantisme : Senta, c'est une autre Tatiana
romanesque qui a forgé dans ses rêves l'amour idéal, total, sacrificiel, qui
l'arrachera à la banalité du quotidien (l'atelier de filature) et au prosaïsme
cupide de son père et à l’esprit terrien, sans doute terre à terre de son
fiancé Érik, chasseur et non marin. Le Hollandais maudit en quête de
rédemption, est une sorte d'Hernani et il pourrait dire aussi :
Je suis une force qui va !
Agent aveugle et sourd de mystères funèbres !
Une âme de malheur faite avec des ténèbres !
Où vais-je ? Je ne sais. Mais je me sens poussé
D'un souffle impétueux, d'un destin insensé.
Je descends, je descends et jamais ne m'arrête.
Mais à l'inverse du
héros de Victor Hugo (1830), c'est une force qui s'en va, qui voudrait s'en aller, qui
désire couler doucement vers le gouffre apaisant, le repos éternel qui lui est
refusé par Dieu et que seul peut lui octroyer l'amour d'une femme fidèle :
face aux Éva pécheresses qu'il a connues dans son errance au long cours, Senta
sera enfin, dissipé le malentendu, l' « Ave », la rédemptrice,
l'Éros bénéfique ouvrant la délivrance de Thanatos, la mort par l'amour. Ne
pouvant vivre ses rêves, elle rêve sa vie jusqu'au sacrifice final qui donnera
corps et vie au songe.
L'œuvre
Des personnages à la
fois archétypaux, humains et surhumains. Du romantisme de son temps, Richard
Wagner hérite et cultive le goût des légendes. Dans cet opéra en trois actes de
1843 dont il écrit le livret, il s’inspire de quelques pages du poète Heinrich
Heine qui vient de
publier Aus den Memoiren des Herrn von Schnabelewopski en 1831, ‘Les mémoires du Seigneur
Schnabelewopski’ où est relaté une version de la légende ancienne du Hollandais
volant et de son vaisseau fantôme.
Vaisseau fantôme
La mer a ses
fantasmes, l’océan, ses fantômes, les deux, ses légendes. Une court les
flots et les tavernes des marins réchappés aux vagues et tempêtes des
vastes espaces marins, l'existence d'un bâtiment hollandais dont l'équipage est
condamné par la justice divine qu’il a bafoué à errer sur les mers jusqu'à la
fin des siècles. En effet, son capitaine, malgré une tempête effroyable au Cap
de Bonne Espérance bien nommé, a décidé de prendre la mer un Vendredi saint,
jurant qu’il appareillerait, dût-il en appeler au diable, qui le prend au mot.
Hollandais volant.
Un capitaine
hollandais aurait accompli en trois mois un voyage de près d’un an normalement,
d’Amsterdam à Batavia (Djakarta), grâce au diable. Cela se passe au XVIIe
siècle, époque où les Hollandais ont créé la Compagnie des Indes, courant les
océans. La
rencontre de ce vaisseau fantôme est considérée comme un funeste présage.
Une première version
écrite de la légende est parue dans un journal britannique en 1821. La première
version française a été publiée par Auguste Jal, Scènes de la vie
maritime,
Paris, 1832. Cela inspira, en 1834, la nouvelle de Heinrich Heine : Les
Mémoires du Seigneur de Schnabelewopski qui servit de thème de l’opéra de Wagner quelques années
plus tard. Victor Hugo cite aussi cette histoire dans La Légende des siècles :
C'est le Hollandais, la barque
Que le doigt flamboyant marque !
L'esquif puni !
C'est la voile scélérate !
C'est le sinistre pirate
De l'infini.
À notre époque, un
film légendaire d’Albert Lewin en 1951 réactualise le mythe du Hollandais volant le mêlant
à celui de Pandora,
la femme maléfique qui ouvre la fameuse boîte de Pandore des vices, Pandora
and the Flying Dutchman, avec la mythique Ava Gardner dans le rôle de l'héroïne qui, par son
sacrifice, trouve à la fois sa rédemption et celle du capitaine maudit. Un film
plus récent, Pirates des Caraïbes, en 2003, s’en tient au strict vaisseau fantôme.
Mais Heine, à la
damnation éternelle du Hollandais ajoute un élément sentimental
essentiel : le Hollandais damné a le droit de faire port tous les sept ans
et seule la fidélité absolue d’une femme peut lui apporter la rédemption
malheureusement, il a toujours été trahi dans son amour lorsqu'il met ses
espoirs de rachat dans la dernière, rencontrée, après la tempête, dans le havre
inespéré d'un port norvégien. Chez Wagner, c’est Senta, déjà vaguement
amoureuse du portrait du capitaine de la légende, qu'elle rêvait ou inventait,
fille d’un capitaine norvégien, Daland, qui n'hésite pas d'emblée à l'offrir en
mariage contre les richesses du mystérieux Hollandais, bien qu'il l'ait déjà
promise à Erik, désespéré.
LA
RÉALISATION MARSEILLAISE
Transposée du cadre
grandiose d’Orange dans la salle plus intime de l’Opéra de Marseille, cette
production passe d’une échelle mythique, épique, à une dimension domestique,
poétique : du grand large à l’horizon borné du port de la salle. Il faut,
certes, évacuer les images d’Orange pour resituer à sa place, sur le plateau
marseillais, cette immense étrave de navire (Emmanuelle Favre), comme trouée des deux yeux des
écubiers, cette proue, proie des flots rejetée sur la rive, d’abord éperon
rocheux inquiétant. Occupant, accaparant tout le champ du regard, sa démesure,
ici, donne malgré tout la mesure extraordinaire de l’histoire, sa dimension
onirique, rêve ou cauchemar, témoin omniprésent, fantasme de l’héroïne en proie
à son délire lyrique, érotique et sentimental, à ses visions. Son obsédante
présence trop centrée ne laisse qu’un mince espace à jardin, comme une
impossible évasion, à une vue de mer en furie puis apaisée, ensuite à un fond
de bâtiment industriel pour l’acte II des fileuses, à un ponton en perspective
de fuite à la fin. La maîtrise de cet espace resserré est à la mesure de celle de Charles
Roubaud, à l’aise
dans l’immensité d’Orange, intimiste ici pour cerner au mieux ces personnages
humains dans l’inhumanité d’une légende ou tragédie de la révolte d’un homme
contre le silence éternel et cruel de la divinité, avide toujours de
sacrifices.
Les lumières ombreuses plus que ténébreuses de Marc Delamézière, créent une troublante hésitation
des formes grouillant vaguement dans les ombres, foule au mouvements de houle,
marins vivants et viveurs dans une obscure clarté, et, dans l’indécision du
clair-obscur, de fantomatiques spectres alentis à l’assaut de la carcasse
morte. Dans cette indétermination de la lumière variant de la nuit à un jour
douteux, Katia Duflot estompe d'une gamme brumeuse les costumes des hommes mais les robes
années 50 des femmes, rose, vert, jaune, bleu, gris clair, carreaux, dans
la grisaille généralisée, semblent un rêve de couleur dans un monde qui
l’aurait perdue. Le Hollandais, long manteau d’époque indéterminée, et Senta
robe jaune clair de jeune fille sage, sont les deux seuls auréolés d’une vague
lumière, avec Mary, robe souple à col blanc sur le gris du corsage, comme personnage
intermédiaire finalement entre l’ombre du marin dont elle a apparemment chanté
la ballade, et la sacrificielle clarté de la jeune fille romantique.
INTERPRÉTATION
Des chœurs, préparés
minutieusement par Pierre Iodice aux pupitres de l’orchestre, apprêtés soigneusement par le
chef, en passant par le plateau, on sent, sans nulle faille, l’engagement de
tous au service de cette œuvre qui, sans rompre les amarres avec l’opéra de son
temps, lui rendant même un amoureux hommage, usant de formules de grands
compositeurs lyriques, préfigure l’œuvre nouvelle à venir de Wagner. Capitaine,
pas encore au long cours dans cette relativement courte traversée wagnérienne, Lawrence
Forster est le
timonier qui guide savamment son orchestre à travers les écueils nombreux de
l’opéra, récifs romanticoïdes, sacralisation excessive de cette musique,
tyranniquement imposée plus tard par Wagner lui-même à ses spectateurs, au
risque de l’emphase frôlant le pathos pâteux, le pompeux, le pompier : le
pompant en somme. Il nous rend donc cette musique, telle quelle, naturelle,
bien dans son temps, pleine de charme, de sourire même, mouvante et émouvante.
Il est le thaumaturge qui, d’un coup de baguette, déchaîne les tempêtes de la mer
et en apaise les flots, suivi par un orchestre ductile, aux cordes soulevées de
vent, aux cuivres tempétueux ou étrangement nimbés de lointaine brume.
Tout le plateau joue
le joue avec un sensible plaisir, pour notre bonheur. Le ténor Avi Klemberg, surgi de l’ombre,
éclaire de sa lumineuse voix le rôle apparemment ingrat du pilote, auquel il
donne une qualité poétique, une jeunesse touchante dans sa réitération à
l’invite du vent du sud. Si la grande voix de Kurt Rydl fait quelques vagues
dans les notes tenues du premier acte, dans son air de basse bouffe
donizettienne, il est inénarrable, en barbon cupide mais père aimant, heureux,
joyeux et nous avec lui, qui le retrouvons égal à nos souvenirs. Pour la première fois
à Marseille, le ténor Tomislav Muzek prête au personnage d’Erik, fiancé,
blessé, la beauté d’un timbre solaire dans la brume et la dignité expressive d’une victime
injustement sacrifiée.
Marie-Ange
Todorovitch donne au rôle de Marie sa prestance et son aisance scéniques,
la chaleur d’un timbre velouté qu’elle rend à la fois maternel et angoissé face
aux bouffées délirantes, diraient les psychanalystes, de Senta. Clytemnestre
grandiose, elle retrouve, sa Chrysothémis, une Ricarda Merbeth, applaudie à ses
côtés, ovationnée ici pour la tenue impeccable d’un chant se jouant des
gouffres et sommets des intervalles comme des crêtes de vagues monstrueuses, sans rien perdre de la
beauté blonde d’une voix sans faille, rendant sensible la ferveur, la fièvre,
l’exaltation de sa névrose sacrificielle. Comme l’a voulu le metteur en scène,
on la sent entre rêve, délire et hallucination. À ses côtés, révélation à
Marseille, Samuel Youn, superbe baryton-basse, déploie la beauté vocale d’un
timbre d’airain, aux aigus acérés, peut-être trop pour un Hollandais sensible,
maudissant sa malédiction, attendri par l’amour et prêt à tous les naufrages.
Opéra de Marseille,
21, 24, 26 et 29 avril 2015
Die fliegende Holländer de Richard Wagner
Chœur de l'Opéra de Marseille et Orchestre de l'Opéra de Marseille
Direction
musicale : Lawrence
Foster.
Mise en
scène : Charles
Roubaud (Assistant : Bernard Monforte).
Décors :
Emmanuelle Favre
(Assistant : Thibault Sinay).
Costumes :
Katia Duflot.
Lumières :
Marc Delamézière
(Assistant : Julien
Marchaisseau).
Distribution :
Senta : Ricarda
Merbeth ; Marie : Marie-Ange Todorovitch ; Le Hollandais : Samuel Youn ; Erik :
Tomislav Mužek ; Daland : Kurt Rydl ; Steuermann : Avi
Klemberg.
Photos Christian Dresse :
1. Daland (Rydl), Steurmann (Klemberg-, Hollandais (Youn) ;
2. Mary (Todorovitch), Senta (Merbeth) ;
3. Ballade de Senta ;
4. La rencontre fatale : Senta et le Hollandais ;
5. Erik désespéré (Mužek) face à Senta déterminée ;
6. Hollandais, Senta, Erik : la méprise;
7. Senta emportée par les flots.
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