UN JULES VAINQUEUR
GIULIO CESARE IN
EGITTO
Livret de Nicolas
Francesco Haym,
musique de Georg
Friedrich Hændel
Nouvelle production de
l’Opéra de Toulon, création à Toulon
Opéra de Toulon
12 avril
Saison
variée et toujours de qualité à l’Opéra de Toulon avec ce baroque Giulio
Cesare in Egitto passionnant.
L’œuvre
Giulio Cesare in
Egitto (1724) est
repris d’un opéra précédent de Sartorio et Bussani, inspiré de Plutarque. La
guerre civile à Rome entre César et Pompée se termine par la défaite de ce
dernier à Pharsale, en Grèce, en 42 A. J. C. Pompée, avec Cornelia sa femme et son fils Sextus, Sesto, se
réfugient en Égypte, poursuivis par César. En Égypte, la guerre civile fait
aussi rage entre le pharaon Ptolémée XIV et sa sœur et épouse Cléopâtre, qui se
disputent le trône. L’opéra commence par l’arrivée de César à Alexandrie et le
cadeau que lui offre Ptolémée pour en faire son allié : la tête de Pompée
qu’il a fait tuer. C’est l’histoire même racontée par Plutarque, qui relate le
dégoût de César, et même sa douleur (il pleure) de voir son ennemi Pompée,
consul de Rome, aussi outrageusement et perfidement exécuté. La conquête que
Cléopâtre, 21 ans, fait du conquérant César (il restera quatre ans auprès
d’elle, ils auront un fils, Césarion) est tout aussi attestée. La trame est
historique donc si les détails sont inventés, tout comme dans les pièces de
Corneille ou Racine.
En
sorte que, contrairement à ce que l’on raconte par ignorance, l’opéra baroque
n’est pas plus invraisemblable que le théâtre romantique (Ruy Blas, Ernani) ou l’opéra (Trovatore, Forza del destino). En tous les cas, ce Jules César
est plus juste historiquement que le Don Carlo de Schiller et Verdi.
Je
ne reprendrai pas ici tout ce que j’ai pu écrire, dans mes essais, articles et
ouvrages sur le Baroque, auxquels on peut se reporter[1],
et, en particulier, sur l’opéra, ou plutôt, le dramma per musica.
Réalisation :
l’opera seria démystifié
Intelligence,
humour et culture caractérisent cette production qui sait faire luxe de sa
modestie. La mise en scène inventive, ironique, théâtrale, de Frédéric Andrau et de ses comparses, Jérôme
Bourdin pour les
costumes exaltés par les lumières très plastiques d’Ivan Mathis, riche de clins d’œils culturels, jouant même du style
« pompier », gomme tout le pompeux —qui pourrait être pompant— de l’opera
seria, qui aura
sa glaciation avec la réforme postérieure d’Apostolo Zeno et
les livrets de Métastase, pour nous rendre moins sérieux, plus vivant, un
ouvrage certes du Baroque international qu’est devenu l’opéra napolitain, mais
qui n’a pas encore oublié le mélange des genres du vénitien.
Certes, la scénographie de Luc Londiveau, frustre un peu notre envie un peu
hollywoodienne de faste oriental égyptien, mais ce mur, ce muret, dérisoire
souvenir de muraille ruinée, qui cerne peut-être une fouille qui renvoie
l’Histoire à une strate archéologique sinon géologique, permet de fouiller un
peu plus les personnages, prudemment ou opportunément dissimulés derrière ses
pierres ou l’écran de rideaux de toutes les trahisons ou rêves érotiques mis en
scène par la sensuelle Cléopâtre pour le sensible César.
Quelque chose est
délicieusement déliquescent sinon pourri dans le royaume sinon de Danemark dans
cette Égypte où le jeune exilé Sesto jouerait les Hamlet velléitaires,
impuissant à venger son père lâchement assassiné par son soi-disant protecteur
Ptolémée.
Ce n’est pas Rome,
encore République, qui est décadente, mais bien cette Égypte hellénistique à la
fin de sa puissance autonome, qui va passer sous la férule romaine. La tête de
Pompée servie lors d’un banquet sur un plat qui eût complu à la Salomé de Wilde
et Strauss, réfère sans doute au décadentisme fin de XIXe siècle
auquel semblent d’ailleurs renvoyer nombre de références picturales des
superbes costumes, coiffes, coiffures, tiares, et des belles lumières
ombreuses, des peintres symbolistes comme Gustave Moreau à l’expressionnisme
d’Egon Schiele, peut-être, pour tel maquillage, en passant par le Satyricon de Fellini, mais avec
le substrat de l’original de Pétrone, notamment pour les scène de banquet à la
Trimalchion. Jules César, avec la cuirasse rebondie sur le bas ventre par cette
énorme « banane » phallique en cuir, bondissant, a des allures de
salace ragazzo romain fier de son sexe. Cléopâtre, à l’heure du danger,
portera, en guise d’armure, une sorte de body sexy style Jean-Paul Gaultier.
L’écueil
de l’opéra baroque, ce sont les airs tripartites et symétriques à da capo (A+B+A’), qui
reprennent avec des variations la première partie avec un risque grave de
statisme, puisque c’est la virtuosité de l’interprète à varier qui en fait
l’enjeu. On admire donc celle du metteur en scène à varier aussi par le jeu
théâtral cette reprise. Ainsi, César dans son premier air de fureur contre
Achilla, dans sa reprise, est retenu par ses amis dans son désir de se ruer sur
le traître, tout comme dans l’air de chasse, où il s’amuse à effrayer Ptolémée
et Achilla. La direction d’acteur fait ici merveille : Ptolémée reculant
d’effroi aux longues salves de vocalises («cacciato-o- o- o- o-o-or »,
« co-o- o-or », etc) de César, César suivant des yeux et du doigt un
petit oiseau sur le ciel de la salle, tressaillant de trilles de flûte dans
l’orchestre. C’est irrésistible de drôlerie, ce grand homme rendu à une humanité
presque bouffe, notamment avec de la vraie, aux fumets agaçant l’appétit de la
salle. Sesto quant à lui, dans son second air donne à sa mère et à Cléopâtre,
dans le da capo, le spectacle emphatique de fureur vengeresse. C’est fait avec
brio et brillant.
Interprétation
On
saluera d’abord l’Orchestre de l’Opéra de Toulon qui se prête généreusement à
la battue du baroque Rinaldo Alessandrini qui impose à cet orchestre d’instruments modernes un continuo baroque
nourri, deux théorbes très joliment sonores et un violoncelle pour les cordes frottées et un clavecin pour les
pincées. Le résultat se tient si l’on veut abandonner les critères tout aussi
pincés de prétendus connaisseurs à l’oreille baroqueuse intolérante. En second
lieu, la jeune école italienne vocale assume enfin pleinement ce baroque vocal qui
en fut issu et qu’elle avait perdu longtemps à cause du formatage des voix pour
chanter Verdi, Puccini, les véristes, le belcantisme romantique n’ayant pas
entièrement rompu avec le bel canto, au premier et vrai sens : le beau chant baroque. Avec
d’inévitables inégalités, le plateau reste cependant exceptionnel par sa
qualité scénique et vocale.
Dans une
distribution pratiquement féminine, les femmes remplaçant les castrats
d’origine et les contre-ténors d’aujourd’hui dans les rôles de héros, pour
cette non parité virile, d’abord honneur aux hommes dans une œuvre qui mêle
allègrement les genres : la (le ?) basse Pierre Bessière en Curio, solide
centurion sombre, l’Achilla présenté comme malade du baryton Riccardo Novaro, cependant plein
d’aisance, d’élégance, en amoureux transi de Cornelia, et traître transitoire
et tendre envers ses prisonniers. Avec ces deux-là et Cléopâtre, le seul autre
personnage qui a la voix et le sexe de son rôle, c’est la noble Cornelia de la
mezzo Teresa Iervolino, voix ronde, timbre riche, somptueux, rendant au mieux sa
première aria di portamento, sur la tenue de souffle pour sa longue
déploration, toute jeune, mais qui se glisse merveilleusement dans ce rôle de
digne matrone romaine.
Arrivés
aux obligatoires travestis, Benedetta Mazzucato, mezzo, campe un
Nireno accompli et amusant. Daniela Pini, autre mezzo, incarne un Tolomeo très
crédible dans ses vocalises aiguisées comme des couteaux contre sa sœur et
César, et le metteur en scène jouant plaisamment de l’ambiguïté sexuelle, en
fait une sorte de grand couturier vêtant ou revêtant sa sœur, moquant peut-être
sa virginité de puceau, dévêtant la fausse innocence du nu pour rouler et
enrouler dans ses traits fleuris menteurs ses victimes. Monica Bacelli dans la tradition
déjà établie de la soprano incarnant un jeune homme qui ira de Chérubin jusqu’à
Octave du Chevalier à la Rose, prête sa fougue aux deux airs magnifiques de
vengeance impuissante de Sesto et l’on admire le superbe duo d’adieu avec sa mère,
où les deux chanteuses fondent leurs voix et confondent leurs cadences et
trilles avec une musicalité égale à l’émotion. Roberta Invernizzi en Cleopâtre, dans
son frivole premier air, aux clochettes ironiques envers son frêle frérot,
peut-être trop loin, déçoit un peu. Elle se ménage sans doute pour les cinq
grands airs et les deux duos et récits (même allégés) qui restent à venir, les
grands rôles, dans l’opéra baroque, ne comptant pas moins de six à huit arias.
À l’avant-scène, on appréciera sa longue prière, vrai concerto pour voix et
orchestre (« Se pietá di me non senti… »), magnifique variation sur
quelques vers, aux sons filés, tenus, finis, fondus dans des trilles délicats,
avec style. Fauve pris dans les rets de son frère (belle trouvaille), entre
désespoir et fureur, elle émeut encore avec « Piangeró la sorte
mia… ».
César,
c’est Sonia Prina, mezzo, avec un abattage, une présence scénique de tous les
instants. Elle entre avec passion dans la souple armure du metteur en scène qui
sait tirer l’humour subtil dont Hændel a paré ou déparé le grandiose héros de
l’Histoire. En effet, s’il a un air guerrier avec les trompettes obligatoires
du genre, une première aria d’indignation, de fureur, contre le traître Achilla
(« Empio diró tu sei… »), un long récit accompagné, la déploration
funèbre de Pompée sur la vanité de la vie (ironiquement renversée en discours
politique qui n’engage pas la vérité triomphante du cœur sur un ennemi dont il
est débarrassé), comment appréhender son premier solo, huit minutes sur quatre
simples vers d’une aria di paragone (air de comparaison) sur le silence et la
ruse du chasseur comparé à celui qui ne veut pas qu’on soupçonne le mauvais
coup qu’il prépare (« Va tacito e nascosto… »), avec accompagnement
de chasse où la voix, dans ses vocalises, imite plaisamment le cor et,
surtout, ce frivole air pastoral où le grand conquérant amoureux, telle une
midinette fleur bleue, chante les prés et les petits oiseaux, sinon de façon
humoristique ?
Prina donne une vivacité
joyeuse au personnage et sa virtuosité au rôle ; même une certaine fatigue
du timbre (six grands airs
aussi !) prête des accents de guerrier viril, mauvais garçon, à ce Jules
qui traîna toute sa vie, malgré ses triomphes militaires, une réputation
sexuelle ambiguë, par ailleurs acceptée avec humour par des Romains moins
coincés sur le chapitre que nombre de nos contemporains revenus, dans le climat
ambiant, à des frilosités d’hypocrites pudeurs. On le voit joyeusement
banqueter et becqueter un Giton langoureux et caressant : « L’amant
de toutes les femmes et la femme de tous les maris », comme le
chansonnaient ses légionnaires très larges d’esprit selon ce que rapporte
Suétone dans sa Vie des douze Césars, ne déroge pas à sa galante légende.
On
remarquera que tous les airs de César sont écrits dans un ambitus très étroit,
guère plus d’une octave (do grave/ré aigu), ce qui donne une rondeur grave au personnage, seuls les libres ornements libérant les aigus au choix de
l’interprète, hérissent parfois d’éclats cette tessiture médiane convenue dans
la rhétorique des voix dévolues aux héros nobles.
Une
belle cohorte d’accortes comédiens complète le tableau dans cette production
qui devrait tourner.
Giulio Cesare in
Egitto de
Hændel
Opéra de
Toulon
7, 12, 14
avril
Orchestre de
l’Opéra de Toulon dirigé par Rinaldo Alessandrini.
Continuo :
clavecin (Francesco Moi) ; Violoncelle baroque (ÉtienneMangot) ;
théorbes ( Ugo di Giovanni, Craig Marchitelli).
Mise en scène
Frédéric Andrau. Scénographie Luc Londiveau
. Costumes Jérôme Bourdin. Lumières
Ivan Mathis
.
Distribution :
Giulio
Cesare : Sonia Prina : Clopatra : Roberta Invernizzi ;
Cornelia :Teresa Iervolino ; Sesto : Monica Bacelli ;
Tolomeo : Daniela Pini ; Achilla : Riccardo Novaro ;
Nireno : Benedetta Mazzucato ; Curio : Pierre Bessière.
Photos :
© Frédéric Stéphan
1. Un Jules
emphatique et empathique (S. Prini) ;
2. Une noble
Cornelia et un Sesto abattu (T. Iervolino ; M. Bacelli)
3. Le Jules et
son Giton s’apprêtant our la fête ;
4. Les Jeux de
Cléo (R. Invernizzi ) ;
5. Repas de tête…
[1] Benito
Pelegrín, Figurations de l’infini. L'âge
baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et
de l'essai 2001 ; D’Un
Temps d’incertitude,
Sulliver, 2008.
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