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LA STRANIERA
Livret de Felice Roman, musique de Bellini
Opéra de Marseille
Clés pour élucider un sombre drame romantique
L’auteur du roman
Dans
sa politique de redécouverte d’œuvres inconnues ou méconnues, l’Opéra de
Marseille avait programmé un opéra rarissime de Bellini, deux siècles
après sa création : La Straniera, ‘L'Etrangère’, un
opéra en deux actes, d'après le
roman du Vicomte d'Arlincourt, L'Etrangère (1825), donné sagement en version de concert tant
l’intrigue, peu fameuse, est fumeuse.
Oublié aujourd’hui, ce faux Vicomte d'Arlincourt, fut un auteur à succès, succès mondial de son
temps. Il était adulé du public féminin pour ses intrigues qu’on appellerait
« gothiques » aujourd’hui, qu’on disait « frénétiques » à l’époque
romantique, histoires d’amour très compliquées, peu vraisemblables, et reposant
toujours sur le mystère, les atmosphères angoissantes avec brumes et ruines
inquiétantes. Ses romans font aussi le bonheur des librettistes d’opéras :
son roman Le Solitaire de 1822 est mis sept fois en musique.
Le compositeur
Vincenzo Bellini
(1801-1835), jeune compositeur tout aussi adoré du public féminin, figure
emblématique du romantisme par son œuvre, sa beauté mélancolique et sa mort
prématurée, compose en 1829, pour la Scala, cette Straniera son troisième opéra, le deuxième écrit sur un livret
de Felice Romani, qui allait devenir son librettiste pour tous ses autres
opéras, sauf Les Puritains. L’œuvre remporte un grand succès dans toute
l’Europe. Si les livrets de Bellini, bien que dans le goût de son temps,
paraissent faibles aujourd’hui (à part Norma) sa vocalité pyrotechnique, virtuose, sa veine
mélodique élégiaque et mélancolique, poétique, sur une grande ligne de chant
pour peu d’orchestration, admirée par Chopin et même Wagner, bref, son art du
chant, orné mais toujours expressif, après une éclipse due au vérisme et au wagnérisme, à la décadence du chant belcantiste, a trouvé
son renouveau intemporel, notamment grâce à la résurrection de certains de ses
opéras par Maria Callas. Par ses airs vertigineusement virtuoses, il contribua
à donner à la Prima donna, à l’époque romantique, la place qu’occupaient les
castrats de l’âge baroque.
Le livret
Nous sommes à la fin du XIIe siècle dans une Bretagne à
la sauce italienne pour le lieu et les noms que l’on chercherait vainement dans
quelque registre ou carte même en les francisant sinon bretonnisant :
château et lac de Montolin(o), Arthur de Ravenstel, baron de Valdebourg,
Osbourg … En ces lieux, une étrange étrangère, dame mystérieuse au bord d’un
lac, sorcière maléfique pour les gens du peuple qui veulent la brûler, un noble
fiancé qui en tombe amoureux au désespoir de sa promise, un dénouement, coup de
théâtre prodigieux qui sauve l’Étrangère mais précipite la perte, par le
suicide, de son amoureux devant l’autel même où il allait enfin se marier avec
sa malheureuse fiancée, qui en mourra aussi peut-être. Et cela se passe sous le
règne d’un roi qui n’interviendra pas dans l’œuvre, qui ne sera même pas
mentionné mais dont l’ombre, comme une fatalité, pèse sur tout le drame car, en
général, on saute le lourd Prologue qui expose un peu les données embrouillées
de la situation historique et sentimentale. De plus, à Marseille, l’opéra y fut
donné sagement en version de concert, c’est-à-dire sans l’éclairage d’une mise
en scène.
Tâchons d’y voir clair en cette obscure affaire pour faire un peu de
lumière sur le goût romantique encore embrumé du roman gothique noir du Siècle
des Lumières. Appelons à l’histoire de France pour tenter d’éclairer ce drame
nébuleux, réduit à des problèmes de cœur mais qui masquent, en réalité, des
enjeux politiques majeurs.
L’Histoire et les histoires
Un roi absent mais
omniprésent, pèse sur l’intrigue comme un deus ex machina, un dieu de théâtre, ou un personnage dont
l'intervention inattendue arrive à point nommé pour dénouer l'intrigue. C’est
Philippe II dit Philippe Auguste (1165 - 1223), « roi des Francs » ou
des Français et non roi d‘une France alors largement dominée territorialement
par les Anglais. Il ne sera officiellement nommé roi de France qu’à partir de 1204 tant il aura agrandi son
royaume, initialement limité à l’Île de France. En effet, la
dynastie anglaise des Plantagenêts a des possessions considérables en France, à
la couronne de laquelle peuvent prétendre ses monarques. Le roi d’Angleterre,
en effet, est comte d’Anjou, duc de Normandie, du Vexin et de la Bretagne, sans
compter l’immense Guyenne du sud-ouest : territorialement, la France est alors pratiquement
plus anglaise que française, c’est
la cause de la future Guerre de Cent Ans et du désir de Jeanne d’Arc de
« bouter les Anglais hors du royaume de France ». Mais nous n’en
sommes pas là.
Le roman d’un roi
La vie politique de
Philippe Auguste est un roman : il est affronté au pape (on verra
pourquoi), mais participe aux croisades en Palestine, soutient la terrible
croisade contre les Albigeois qui verra en un siècle l’extinction des cathares
de l’Occitanie et son annexion à la couronne de France ; il est l’ami et
le rival de Richard Cœur de Lion, le mythique souverain anglais des Croisades,
celui de Robin des Bois, et Philippe lutte également contre le frère de
Richard, le fameux et fumeux Jean Sans Terre qui tente de profiter de l’absence
de son frère en Croisade pour trouver par ses intrigues quelque terre dont il
serait totalement maître, bref, il convoite le trône d’Angleterre, que le roi
français ambitionne aussi de conquérir. Par la bataille de Bouvine en 1212,
Philippe défait Jean Sans terre qui avait débarqué en France, avec ses alliés,
dont pas moins que l’Empereur d’Allemagne. Mais tout cela, l’opéra n’en a
cure ! Difficile, en effet, à porter sur la scène.
Et cependant, quel romanesque digne d’un opéra que la vie politique
triomphante de Philippe Auguste sous le règne duquel se déroule l’action, qui
est conséquence de ses actes, bien qu’il n’apparaisse pas dans l’œuvre. Comme
dit le Comte dans le Cid de
Corneille, « Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes
/ Et peuvent se tromper comme les autres hommes. » Que dire de ce roi
vainqueur à la guerre et vaincu en sa vie privée ? Philippe Auguste,
surnom que lui méritent ses victoires ou parce qu’il est né en août, mois
d’Auguste, l’empereur romain dont il se voudrait une incarnation face à
l’Empereur d’Allemagne, s’il ne se trompe pas en politique puisqu’il triomphe
de tous ses ennemis et agrandit considérablement son royaume par ses conquêtes,
n’inspire pas les auteurs romantiques par sa politique mais par sa vie
sentimentale, qui est, chez les rois, de la haute politique aussi. Nous allons
en juger.
Les mariages : un
roi bigame
Il se marie d’abord à
Isabelle, fille du duc de
Flandre, qui lui apporte l’Artois en dot mais il désire aussitôt faire annuler
ce mariage et garder la dot. Il recule face à la fureur populaire car la reine
est très aimée. Celle-ci morte bien opportunément, il garde l’Artois, et
désireux de faire encore un mariage qui consolide son royaume, il épouse en 1193 Ingeborge de Danemark, âgée de
dix-huit ans. Le mariage d’amour n’existe pas chez les grands de ce
monde : Philippe veut ce mariage afin de s’allier aux Danois pour prendre
à revers les Anglais qui prétendent au trône de France, comme lui prétend à
celui d’Angleterre car cette nouvelle femme y a aussi des droits qui légitiment
ses vœux. Il la voit, il l’épouse le jour même et encaisse une dot considérable
et passe la nuit avec elle.
Coup de théâtre :
le lendemain même de la nuit de
noces, Philippe fait écourter la cérémonie du couronnement de la reine et
expédie séance tenante la malheureuse jeune femme dans un monastère. Et comme
avec Isabelle, il annonce officiellement qu'il souhaite faire annuler le
mariage avec Ingeborge, jeune, belle, aimable, mais garder la dot. Imaginons le
scandale et la situation de cette pauvre princesse danoise qui ne parle pas un
mot de français pour se défendre, qui restera sept ans isolée, enfermée, et
encore des années rebutée d’un roi qui lui refuse sa place de reine et qui,
pourtant, n’hésite pas à venir la visiter pour faire valoir ses droits charnels
d’époux. Et qui, pourtant encore, alors que le pape refuse de lui accorder
l’annulation de ce mariage, assure qu’il n’y a pas eu consommation
charnelle ! Le roi Philippe, est bien peu Auguste dans sa vie privée.
En fait, il semblerait que, les Danois refusant désormais d’envahir
l’Angleterre comme il le souhaitait, il recherche une autre alliance profitable
et se trouve encombrée de sa pauvre épouse danoise. Il réunit une assemblée
d’évêques à sa solde et obtient qu’ils annulent son mariage avec Ingeborge. Et,
sitôt dit, il épouse en 1196 une princesse bavaroise, Agnès de Méranie, de
Poméranie. Or, le pape ne l’entend pas de cette oreille : il enjoint à
Philippe Auguste de renvoyer Agnès et de rendre sa place à Ingeborge car le roi
est officiellement bigame. Devant le refus du roi, le pape lance l’interdit sur
le royaume à partir du 13 janvier 1200 et excommunie Philippe Auguste. C’est
très grave, car l’interdit sur un royaume, outre qu’il prohibe tout acte
religieux, baptême, mariage, décès, autorise et légitime toute conquête de
cette terre : c’est ainsi que les Albigeois, les cathares, excommuniés,
perdirent toutes leurs possessions au profit de ceux qui lançaient une croisade
conquérante contre eux : tout bénéfice pour les vainqueurs avec l’alibi
religieux.
Finalement, encore
opportunément comme la première épouse Isabelle, Agnès de Méranie meurt en 1201
en donnant à Philippe un deuxième héritier mâle. Le roi n’est plus bigame mais
Philippe, loin de reprendre sa vraie femme, reprend la procédure d'annulation
du mariage avec Ingeborg sur le motif de non consommation, motif rejeté par
l'Église catholique puisque la reine rebutée peut attester des visites
matrimoniales régulières de son époux dans les lieux où il la retient captive.
Le roi, qui triomphe politiquement, échoue donc matrimonialement et, en 1212
renonce à faire annuler son mariage avec Ingeborge. Vaincu par le pape après
seize ans de conflit, il est contraint de
rendre à la malheureuse Ingeborge son titre de reine, mais lui refuse son rôle
d’épouse.
On aura compris à cette page de l’histoire de France que le vrai
peut n’être pas vraisemblable, que la réalité dépasse la fiction. En tous les
cas, on aura compris que de cette histoire réelle, le Vicomte d'Arlincourt, ait
tiré son roman L'Etrangère qui inspira Felice Romani, le librettiste de Bellini
pour cette Straniera
mystérieuse : sous le nom d’Alaïde, confinée au bord d’un lac, il s’agit
sûrement de la pauvre Danoise Ingeborge et non d’Agnese (Agnès) comme le dit,
dans le coup de théâtre final le livret, Agnès de Poméranie, l’épouse contestée
de Philippe n’ayant jamais été rejetée, morte en couches, la persécutée
Ingueborge survivra aux deux, avec le titre finalement de reine.
Retour au livret
Mais au moins l’imagination du romancier et du librettiste, lui
prêtent des amours contrariées avec Arturo. Hélas, ce dernier, est fiancé à
Isoletta, autre victime, délaissée devant l’autel du mariage et veuve avant
même d’avoir été mariée : quand, en pleine église, le Prieur révèle enfin
l’identité de l’Étrangère, qui redevient reine après l’annonce du décès de l'autre, la reine de la bigamie, il se tue.
On remarquera en souriant que celle par qui le scandale arrive sans
qu’elle ait rien de scandaleux mais qui a le malheur d’être la Straniera, l’Étrangère, à l’inquiétante étrangeté, oppose à
l’amour qu’elle sent pour Arturo l’impossibilité, son secret et sa culpabilité
(on se demande de quoi, puisqu’elle est une victime), au point que celui-ci
croit accréditée sa funeste réputation auprès du peuple. On passera la convenue
conversation surprise par la fiancée entre son élu et la rivale inconnue, sur
le quiproquo de l’ami Valdeburgo, baryton, qui n’est plus le rituel empêcheur
de tourner en rond des amours du couple soprano/ténor dans l’opéra romantique,
mais un médiateur qui tente de ramener Arturo vers sa promise et délaissée
Isoletta et arracher son ami à la passion qui le pousse ver la Straniera : Valdeburg, coup de théâtre, tombe dans les
bras d’Alaïde en laquelle il reconnaît sa sœur, qui l’empêche de l’identifier,
ce qui, pourtant, mettrait fin aux malentendus. Arturo, le prenant pour un
rival le tue. Et le meurtre est imputé à l’Étrangère. Arturo, en plein procès de
la malheureuse, s’accuse, mais Valdeburgo, revenu vivant, vient témoigner de leur innocence.
Généreusement, Alaïde ramène elle-même Arturo vers Isoletta, vers l’autel du mariage,
quand on apprend que la reine étant morte, c’est elle, sous le nom d’Agnese
(erreur ici du romancier et du librettiste) la vraie reine de France restaurée dans
ses droits : Arturo se trucide de désespoir. Bref, il suffisait à l’Étrangère de
s’identifier dès le début pour faire s’écrouler l’intrigue… Charmes
étranges du romantisme.
Retour sur le concert
D’emblée, le chef Paolo Arrivabeni, impose à l’orchestre un tempo fiévreux, sans
langueur ni affadissement, qui maintient une tension vraiment dramatique dans l’énigmatique
action. Bellini, dans cet opéra, n’a sensiblement pas trouvé encore sa manière,
ses formules d’accompagnement trop codifiées et répétitives dans ses ouvrages
postérieurs, souvent interchangeables, d’une ronronnante rythmique. Le chœur y
a un rôle très important, vrai protagoniste, divisée en hommes et femmes au
lever de rideau, intervenant pratiquement en interlocuteur de chaque personnage
et, bien préparé par Pierre Iodice,
c’est très convaincant. Les airs n’ont pas exactement la coupe de ce que seront
les fameux arcs belliniens postérieurs, il n’y a que celui du baryton à
l’acte II et la scène finale de la soprano qui sont divisés en deux par
l’intervention du chœur, avec cabalette selon le modèle rossinnien qui va
devenir canonique. Pour une raison conjoncturelle due au changement de ténor
lors de la création, celui-ci n’a pas d’air à proprement parler mais des
ariosos larges, très expressifs. Bref, Bellini ne semble pas encore s’être figé
dans sa rhétorique postérieure, plus sobre ici en ornements, et cet opéra a une
belle liberté par rapport à sa production ultérieure dont il a déjà le charme
mélancolique.
La distribution est exemplaire, sans faille, française sauf dans le
rôle titre. Le jeune ténor Marc Larcher, se tire du rôle ingrat
d’Osburgo avec beaucoup de panache, timbre lumineux qui fait un beau contraste
avec celui, ombreux, aux noirceurs et résonances de crypte de Nicolas Courjal,
qui campe un noble Montolino au regard d’acier ainsi qu’un sombre Prieur. Ludovic
Tézier, baryton, est un
Valdeburgo d’anthologie : de bronze aérien, la voix, puissante, semble
émaner, planer, avec une aisance souveraine, pleine, ronde, remplissant
naturellement l’espace sans forcer avec des aigus rayonnants de plénitude dorée
qui semblent inépuisables. Le ténor Jean-Pierre Furlan, dans le rôle du fatal héros Arturo, sans la
facilité d’un grand air à effets, dans ces cantabiled ou grands récits obligés, non seulement démontre une
belle science du chant, mais émeut par son engagement passionnel, faisant de ses
aigus terribles et pleins, des plaintes déchirantes, d’un romantisme désespéré.
De sensible velours, la voix aux registres bien homogénéisés de Karine Deshayes, toute en souplesse, lui permet de se plier aux
coloratures ardues du rôle de mezzo avec une superbe facilité technique mais
aussi un sens dramatique, qui donne à Isoletta une humanité touchante.
Quant à Patrizia Ciofi, qui avait
suggéré au directeur de l’Opéra de Marseille cette œuvre rarissime qu’elle a
d’ailleurs enregistré en 2008 pour « Opera Rara », seule intégrale de studio à ce jour à
côté d’une version live de Montserrat Caballé, qu’en dire sans
superlatifs ? Rêveuse volupté d’un timbre doucement boisé, ambré, attaques
impondérables, sfumato ineffable
des fins de son, des pianissimiinfinis de rêve, aigus vaillants en rondeur
et en douceur, agilité aérienne mais pleine, voix à la perfection instrumentale
mais fragilité toute humaine. Chez elle, de la douceur au désespoir, du piano
au forte, toute l’ornementation du bel canto romantique fait sens et
sensibilité et gammes ascendantes, descendantes, arpèges, trilles, deviennent
évaporation, évanescences de l’âme, frissons du cœur.
Un triomphe mérité.
Un triomphe mérité.
Opéra de
Marseille, la Straniera de Bellini, version de concert, jeudi 31 octobre, 3, 5 et 8 novembre.
Patrizia
Ciofi : Alaïde, l’Étrangère ; Karine Deshayes : Isoletta ;
Jean-Pierre Furlan : Arturo ; Ludovic Tézier : Valdeburgo ;
Nicolas Courjal : Montolino/le Prieur ; Marc Larcher : Osburgo,
Chœurs et orchestre de l’Opéra sous la direction de Paolo Arrivabeni. Concert
exceptionnel retransmis par France-Musique.
Photos : dossier de presse (Pour P.
Ciofi, © Borghèse, pour K. Deshayes, © Aymeric Girandel).
De haut en bas : Arrvabeni, Larcher, Courjal, Tézier, Furlan Deshayes, Ciofi, saluts (Ciofi en noir, Deshayes, fuschia).
VOIR PLUS BAS LE DOSSIER PATRIZIA CIOFI
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