LOHENGRIN
Opéra en trois actes de
RICHARD
WAGNER
Coproduction Opéra de Marseille / Opéra de Saint- Étienne
Coproduction Opéra de Marseille / Opéra de Saint- Étienne
Opéra
de Marseille, 8 mai
Cette œuvre n’avait pas été
représentée à Marseille depuis 1983, soit trente-cinq ans, et y revient en
apothéose.
L’ŒUVRE
Lorsque
Lohengrin est créé par Liszt à Weimar
en 1850, en son absence, Wagner, réfugié en Suisse après les événements
révolutionnaires de 1848 qui secouent l’Europe, a déjà à son actif plusieurs
ouvrages lyriques, Die Feen, ‘les Fées’, de 1833 mais créé
seulement en 1888, Das Liebesverbot, oder Die Novize von Palermo (‘La défense d'aimer, ou la Novice de
Palerme’) d'après Mesure pour mesure de Shakespeare, qu’il
dirige lui-même en 1836, Rienzi de 1842, influencé par Meyerbeer,
son premier succès, mais le compositeur lui-même le renie et l’œuvre n’est
jamais entrée au répertoire du Festival de Bayreuth. Dans ce sacro-saint de ce
qui sera le wagnérisme n’ont droit de cité que les opéra qui suivent, Wagner
ayant trouvé sa manière, un style qu’il ne va cesser de peaufiner et
d’approfondir : Der Fliegende Holländer (1843), Tannhäuser (1845)
et enfin Lohengrin en 1850.
C’est
un opéra de transition avec ses œuvres futures, qui n’a pas encore rompu
entièrement avec la tradition de l’opéra italien et du romantisme germanique avec
des vers itératifs qui donnent souvent une sorte de clôture à des
« airs » détachables. Mais la mélodie continue y est déjà sensible et
le motif, sinon encore exactement leimotiv,
(motif conducteur varié) du Graal, depuis l’ouverture, plane comme une auréole
de grâce évanescente sur nombre de passages.
Style troubadour
Avec
sa musique de l’avenir, Wagner demeure un homme culturellement tourné vers le
passé et un auteur sensible à la mode de son temps, au style troubadour, la vogue médiévaliste du néo-gothique qui envahit
les arts à partir du premier tiers du XIXe siècle, dont Violet
Leduc, restaurateur et créateur de monuments médiévaux, est l’exemple génial.
Féru de mythes médiévaux, à partir du précédent Tannhäuser, inspiré de personnages historiques réels, dont le
minnasänger (trouvère germanique)
éponyme, qui donne son nom à l’œuvre, et son compétiteur Wolfram von Eschenbach, il
greffe à leur légendaire concours de chant la légende de sainte Élisabeth de
Hongrie. À partir de là, il trouve l’inspiration de ses autres opéras dans le
merveilleux médiéval chrétien comme Parsifal,
ou païen germanique comme la Tétralogie.
Lohengrin est
une charnière thématique intéressante, puisque le personnage d’Ortrud
représente le conflit entre le Dieu chrétien et les anciens dieux païens
germaniques et nordiques qu’elle entend venger, héros de la future Tétralogie. La seule exception est la
comédie Die Meistersinger von Nürnberg, ‘Les Maîtres chanteurs de Nuremberg’ (1868), version populaire de ces
poètes qui chantent la dame, l’amour, lors de concours publics de poésie, seule
œuvre échappant au mythe, laïque, dont la seule transcendance est sans doute
l’Art.
Ce poétique
et mystérieux Chevalier au cygne, dont l’identité ne sera révélée qu’à la fin,
Lohengrin, est un
personnage légendaire médiéval connu dès le XIIe siècle par des
chansons de gestes. Wagner s’inspire du minnasänger
qu’il avait déjà mis en musique dans son Tannhäuser, Wolfram von Eschenbach (1170 1220), de son poème
épique Parzival, Parsifal, Perceval
pour nous, qui rattache Lohengrin au cycle du Graal des chevaliers de la Table
ronde. C’est un mystérieux et merveilleux inconnu qui aborde un jour un
rivage dans une nacelle, une petite barque, tirée par un cygne. Par sa
vaillance, il se gagnera un fief et une épouse. Mais, un jour, le cygne qui
l’avait guidé réapparaît, l’appelle, le rappelle : le bel inconnu, venu
d’on ne sait où repart pour on ne sait quelle autre lointaine et impénétrable
mission, s’envole à jamais dans sa barque tirée par un cygne, gardant à jamais
son mystère.
Chez
Wagner, sur les bords de
l’Escaut, devant Heinrich der Vogler,
‘Henri l’Oiseleur’, roi de Germanie et l’assemblée des nobles du Brabant, il
vient défendre d’une injuste accusation de fratricide portée par le comte
Telramund, à l’instigation de son intrigante femme Ortrud, la pure Elsa de
Brabant, romantique héroïne rêveuse. Il la défend, vainc, l’épouse avec
l’injonction de ne jamais lui poser la question fatale de son nom et de son
origine mais, tel Orphée vaincu par
l’insistance de sa femme arrachée aux Enfers, l’infraction du tabou par une
Elsa tenaillée par le doute instillé par Ortrude, forcé de révéler son identité,
il est contraint de la quitter pour retourner à Montsalvat où son père Parsifal
garde le Saint Graal. Non sans avoir ressuscité Gottfried, le frère
prétendument occis par Elsa, que la magie d’Ortrud avait changé en cygne.
Proust et Wagner
Wagner
avait cherché à Paris, alors capitale musicale de l’Europe, une consécration
qui, à l’exception de rares esprits éclairés tels Baudelaire ou plus tard
Mallarmé, ne viendra que bien tard, vers la fin du XIXe siècle après
l’apaisement de la germanophobie consécutive à la défaite française de 1870 et
la perte de l’Alsace et la Lorraine. À cheval sur les deux siècles, Proust,
amateur subtil, témoigne dans À la
recherche du temps perdu, de l’accueil controversé de Wagner en France. Il adorait sa
musique, il avait peut-être vu Lohengrin lors de sa création française en 1887 mais, surtout, il
fréquentait les Concerts Lamoureux qui, passée l’hostilité rageuse contre le
wagnérisme, programmait des pages symphoniques. L’écrivain s’avoue
« Persuadé que les œuvres qu’[il y entendait] (le
Prélude de Lohengrin, l’ouverture de Tannhäuser, etc.) exprimaient les
vérités les plus hautes ».
Proust consacre nombre de commentaires à Wagner, à Lohengrin dans Du Côté de Guermantes, À
l’Ombre des jeunes filles en fleur, La
Prisonnière, etc. C’est un aperçu
intéressant de l’engouement et de l’aversion envers Wagner dans les cercles
élégants. Ainsi, le salon républicain et progressiste de Madame Verdurin
organise un voyage à Bayreuth. Cependant, même le salon aristocratique et
royaliste des Guermantes, pourtant conservateurs, débat du cas Wagner, ainsi le
savoureux dialogue entre le duc trouvant que Wagner l’endort « immédiatement »
qui s’attire cette réplique de sa femme :
« Vous avez tort, dit Mme de Guermantes, avec des longueurs insupportables
Wagner avait du génie. Lohengrin est
un chef-d’œuvre. Même dans Tristan il
y a çà et là une page curieuse. Et le chœur des fileuses du Vaisseau fantôme est une pure
merveille. »
Mais
abandonnant les salonards à leurs catégoriques et lapidaires jugements, comment
ne pas partager ce sentiment de Proust qui goûte
« cette
sorte de tendresse, de sérieuse douceur dans la pompe et dans la joie qui
caractérisent certaines pages de Lohengrin » ?
RÉALISATION
Ce
Prélude fameux de Lohengrin, douce ouverture,
mais sur un monde où la pureté et la poésie vont s’opposer cruellement à la
dureté et méchanceté des hommes, débute en sourdine dans une brume moirée embuée
de rêve aux bords d’un sommeil finissant, dont les évanescentes vapeurs se
dissipent au tout léger souffle de vent sur le feuillage de peupliers, faisant
miroiter la face argentine des feuilles, léger rideau qui s’ouvre lentement, sur
une scène, un onirique et impalpable paysage d’ailleurs, montant sur un
crescendo, un fracas de soleil avant de s’estomper, délicatement conduit par la
baguette inspirée de Paolo Arrivabeni, est malheureusement gâché par
l’indiscrète animation parasite imposée par la mise en scène de Louis Désiré dans le décor de Diego
Méndez Casariego, un étagement, à cour,
d’une sombre et énigmatique bibliothèque où passeront une jeune femme et un
jeune homme, dont l’esprit, distrait de la merveilleuse musique, tente de
déchiffrer l’énigme avant d’identifier Elsa et son frère disparu supposé
assassiné par elle, quand il suffisait de lire le texte du programme pour le
savoir.
Bonne idée que le livre, caressé par la jeune femme,
relais passé à des enfants qui situe l’intrigue dans l’univers des contes, mais
le mimodrame casse le drame, capte trop l’attention au détriment de la
musique ; excellente idée que de l’opposer, à jardin, à ce touffu trophée
d’armes, antithèse guerre et culture, le presque trait d’union de cette table, tronc
d’arbre à peine arraché à la nature, voisinant avec le fauteuil Louis XVI,
aboutissement raffiné de l’art, couvert de soldats de plomb ambigus, jouets
enfantins et plans et tactique pour le combat.
Cet anonyme, roi valise à la main, même pour
signifier une fuite précipitée, manque singulièrement de majesté dans son
neutre costume de fuyard pour rendre crédible qu’il règne majestueusement sur
un combat singulier dont il impose la règle à tous. Rien ne le distingue, dans
sa stricte veste sombre à boutons dorés, du reste de la troupe, à part les
manches passementées d’or de son manteau comme Telramunt et un pendentif trop
petit pour être identifié de loin. Des civils en costume se mêlent aux
militaires et même les femmes ont des robes sévères (Méndez Casariego)
qu’on dirait de pensionnaires, à part Elsa en clair et Ortrud dans son habit de
fête de nuit au revers de feu. Cela a une harmonie globale austère non
sans grandeur. Dans la tonalité ténébreuse de l’ensemble, les masses se
fondent, confondent, s’étagent vaguement dans d’angoissants clairs-obscurs, des
pénombres, les lumières somptueuses de Patrick Méeüs arrachant de
l’ombre, de saisissante et fantomatique façon, des silhouettes, des têtes, des
visages. Dans cet univers ténébreux, l’image surélevée du lit des deux époux
dans les draps, d’une éclatante blancheur, a le charme naïf de certaines
enluminures médiévales présentant, des gestes raides stéréotypés, des amants
heureux.
Le héros a
une chemise contrastant avec son manteau, affublé d’un dossard convoquant les
plumes du cygne absent, évoquant surtout un blouson de motard angelino, de Los Angeles, ‘la cité des
anges’. Détail pas très heureux sans doute mais, le fameux cygne inexistant est
en fait intelligemment disséminé dans le décor, dans des murs, dans la petite
cape de plumes d’Elsa pour son mariage, et, dans le tendre adieu au cygne de
Lohengrin, magnifique trouvaille, c’est, dans un rideau de devant de scène
soudain semé d’étoiles, la Constellation du Cygne qui se définit sous nos yeux
avant de se reperdre dans cette Voix Lactée.
INTERPRÉTATION
Distribution triée sur le volet même
dans les comparses, tel le quarteron de fidèles de Telramund même défait et
déchu, loyauté indéfectible des vassaux à leur suzerain, Florian Cafiero, Samy
Camps, Jean-Vincent Blot et Julien Véronèse. À cette image féodale, brutale dans sa
raideur virile guerrière, inexpiable, inflexible lors du procès et du duel
(bien traité dans un remous de foule) s’oppose subtilement, la douceur féminine de dames dont les gestes bien
trouvés traduisent la solidarité avec Elsa, accusée, bien campées ensuite dans le cortège de la mariée, symbolisée
en quatre dames, Pascale Bonnet-Dupeyron, Florence Laurent, Elena Le Fur et Marianne Pobbig.
Si l’on a regretté la scène adventice
parasitant le Prélude, il faut reconnaître les moments où l’image et le son
semblent ne faire qu’un dans une miraculeuse osmose. Ainsi, ces masses perdues
dans des fonds lointains obscurs, ces chœurs minutieusement travaillés par Emmanuel
Trenque, dans des murmures presque
imperceptibles à peine nappés d’orchestre par la délicatesse d’Arrivabeni,
donnent une sensation, un sentiment de profondeur et de distance, horizon
lointain d’humanité compassive, qui contrastera avec la combattive ardeur
d’autres moments. C’est, à coup sûr, l’une
des réussites de cette production. L’on soulignera que, loin de jouer
l’emphase, l’enflure, les plaies d’interprétation surchargées de Wagner, le
chef, qui sait être épique, nous en fait goûter les finesses, les évanescences
poétiques, attentif aux chanteurs comme le savent être les directeurs italiens,
mettant magnifiquement en valeur le texte, souvent à la limite du parlando,
d’un auteur compositeur tout aussi attentif à la bonne écoute de sa musique que
de ses paroles.
Et il n’y
avait ici que de grands interprètes pliés à la musique et dramaturgie
wagnériennes. Le héraut du roi est
campé par un Adrian Eröd, à la voix solide comme une lame
de ces épées qu’il appelle à se mesurer. Le Roi Henri l'Oiseleur, partagé
entre la nécessité de rendre justice et ce que l’on sent de pitié pour Elsa,
est humainement incarné par Samuel Youn, déjà apprécié en grand
Hollandais. Personnage le plus dramatique, le seul à mourir, Frédéric de Telramunt, chevalier féal, fidèle à la mémoire de
son suzerain, défendant la justice en accusant une Elsa qu’il croit sincèrement
fratricide et lascive, est un Macbeth germanique, manipulé par sa femme
à laquelle l’unit et la fidélité dynastique et la chair, voit son monde s’écrouler
lorsqu’il est défait dans le duel à outrance du Jugement de Dieu qui l’oppose à
Lohengrin. Ses remords, sa honte d’avoir été épargné sont tout aussi sincères
avant d’être reconquis par sa femme. Avec son long manteau volant dans ses
accès de fureur, le baryton Thomas Gazheli a des envolées hallucinées, se
mettant sans doute en danger par sa véhémence et une excessive ouverture des
sons, mais il est d’une expressivité dramatique extraordinaire et sait servir
le texte en en détaillant au murmure certains passages. Aussi contrôlée qu’il
est impétueux, tempétueux, la femme et le pantin, Petra Lang, cheveux
d’un roux maléfique en tresses chignonnées de gardienne de stalag, mezzo ou
grand soprano dramatique, voix longue, corsée, est une Ortrud uniformément
maléfique, ironique, machiavélique, qui se joue du rôle comme des autres, grandiose
dans l’aveu orgueilleux de son crime.
Elsa, ne serait qu’une héroïne romantique
stéréotypée à laquelle ne manque même pas un monologue nocturne à la fenêtre
chantant les caresses des brises, sans les doutes qui la taraudent face au
mystère imposé, il est vrai abusivement, par le mystérieux chevalier au Cygne. Barbara
Haveman, soprano, lui prête une voix sûre, solide peut-être un peu trop
pour l’évanescence de son rêve, le médium a mezza voce parfois atteint d’un vibrato
excessif au début puis récupérant, surtout dans les dernières scènes,
paradoxalement après le mariage, une stabilité, une pureté virginale et un
timbre lumineux. Homme providentiel venu d’ailleurs, Lohengrin serait d’une
insignifiance sereine s’il n’avait la poésie du mystère, même inhumain. Cette
mise en scène lui met un peu les pieds sur terre, sa victoire au duel étant
celle de Dieu, promenant paisiblement son triomphe parmi les soldats (on l’imaginerait
se prêtant aux selfies). Norbert Ernst, ténor, lui offre un timbre
lumineux comme son épée, mais sans rien d’acéré, avec une grande fraîcheur dans
son récit final du Graal, traduisant à la fois son plaisir de se révéler enfin à
tous dans sa gloire, après l’amertume de l’échec amoureux face à l’hystérie
inquisitrice d’Elsa ne sachant être belle et tais-toi comme il l’exigeait.
Un personnage mystérieux, blanc, torse nu, désincarné
par le mince Massimo Riggi, avec des battements de bras comme des ailes, traverse la scène, témoin
muet et parfois consterné de l’action, et s’avère donc comme le frère fantôme d’Elsa
du mimodrame du Prélude, transformé en cygne par le maléfice d’Ortrud et rendu
à sa figure humaine de duc Gottfried par la prière finale de
Lohengrin. Des enfants (Lisa Vercellino, Matteo Laffont)
donnent à l’opéra sa dimension féerique de conte, de légende : pour petits
et grands.
Opéra de Marseille
Lohengrin, de Wagner,
2, 3 et 8 mai
Direction
musicale : Paolo ARRIVABENIMise en scène : Louis DÉSIRÉ
Décors et costumes : Diego MÉNDEZ CASARIEGO ; Lumières Patrick MÉEÜS
Distribution :
Elsa de Brabant : Barbara HAVEMAN ; Ortrud : Petra LANG
Lohengrin : Norbert ERNST
Fredrich de Telramund : Thomas GAZHELI
Le Roi Henri l’Oiseleur : Samuel YOUN
Le Héraut du Roi : Adrian ERÖD
Les nobles de Brabant : Florian CAFIERO, Samy CAMPS, Jean-Vincent BLOT, Julien VÉRONÈSE
Le Duc Godfried : Massimo RIGGI
Les pages : Pascale BONNET-DUPEYRON, Florence LAURENT, Eléna LE FUR, Marianne POBBIG ; les enfants : Lisa VERCELLINO, Matteo LAFFONT.
Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille. Chef de Chœur : Emmanuel TRENQUE
Photos : © Christian Dresse :
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