LUCIA
ASSASSIN(É)E
Rassurons-nous, Lucia de Lammermoor
est toujours assassine de son époux, qui tout innocent qu’il soit, le mérite
mille fois dans cette mise en scène où, finalement c’est elle, c’est l’œuvre
qui est assassinée.
LUCIA DI LAMMERMOOR
Opéra en trois actes de Gaetano Donizetti
Livret de Salvadore Cammarano
d’après le roman La Fiancée de
Lammermoor
de Walter Scott
Naples (1835)
À l’occasion de tant de Lucia qui ont hanté nos scènes, j’ai
publié mes textes sur « La folie dans l’opéra » (France-Culture, Les Chemins de la musique, émission de
Gérard Gromer, en partie utilisées pour mon émission de Radio Dialogue RCF, « Le blog-note de Benito
»). On peut les retrouver aisément sur mon blog sur mes diverses critiques à Lucia di Lammermoor. Je n’en donne ici
qu’un résumé.
Hommes et
femmes en folie
Je rappelle
simplement que, dans l’opéra, la folie semble d’abord masculine : l’Orlando
furioso de l’Arioste, mis en musique par Lully, Hændel, Vivaldi, Haydn,
et des dizaines d’autres compositeurs, est aussi le modèle de l’héroïsme déchu.
Xerxès, Serse, de Cavalli ou Hændel, et de tant d’autres sur le livret
de Métastase, est un général et roi des Perses fou qui chante son amour à un
platane dans le célèbre « Largo ». Mais il faut attendre la fin du XVIIIe
siècle et Mesmer, le célèbre magnétiseur, puis Ségur au début du XIXe,
pour attirer l’attention sur le somnambulisme féminin, référé à la folie et
provoqué par la musique, l’harmonica en l’occurrence.
La folie féminine
est donc un thème à la mode lorsque Walter Scott publie en 1819 son roman, The
bride of Lammermoor, qui fait le tour de l’Europe, inspiré d’un fait
réel en 1668, histoire écossaise de deux familles ennemies et de deux amoureux,
autres Roméo et Juliette du nord, séparés par un injuste mariage qui finit mal
puisque Lucy, lors de sa nuit de noces, poignarde le mari qu’on lui a imposé et
sombre dans la folie.
Bellini, en 1827 fait chanter la
première folle à l’opéra, Imogène, dans Il pirata. Donizetti réplique par son Ana Bolena (1830) qui perd la tête avant que son roi de mari ne la
lui fasse trancher. En 1831, donne à la même Pasta La sonnambula, la somnambule, rôle où triomphera aussi la Malibran :
Amina, affligée de somnambulisme, le matin de ses noces, est retrouvée dans la
chambre non de son fiancé, mais d’un comte. Conte à dormir debout, mais on
imagine le diagnostic : folie. En 1834, Donizetti rebondit sur le thème
avec Maria
Stuarda, héroïne qui perd aussi la raison avant de donner son cou à la
hache d’Élisabeth d’Angleterre. Janvier 1835, à Paris : Bellini encore, qui
mourra en septembre de la même année, offre cette fois-ci à Giulia Grisi, qui
voulait aussi son opéra et sa folie, I
puritani, ‘Les Puritains’. La même année 1835, mais en septembre, trois
jours après la mort de Bellini, à Naples, Donizetti donne le modèle
indépassable de l’air de la folie avec Lucia
de Lammermoor. Arrêtons-là cette folle décennie, bien que d’autres folles
lyriques suivront, Azucena, Lady Macbeth, Ophélie….
Les grandes cantatrices, qui remplacent
désormais les castrats dans la plus folle virtuosité, requièrent des
compositeurs des scènes de folie qui justifient les acrobaties vocales les plus
déraisonnables, libérées des airs à coupe traditionnelle mesurée. Bref, sur
scène, la femme perd la raison qu’on lui dénie souvent encore à la ville : à la
fin du XIX e siècle, des savants, des phrénologues, concluent encore
sérieusement que le moindre poids du cerveau de la femme explique son
infériorité naturelle à l’homme.
Peut-être n’est-il
pas indifférent de rappeler que, juste avant sa mort, Donizetti fut enfermé
dans un asile d’aliénés à Ivry…
Réalisation et
interprétation
Le rideau s’ouvre : un vaste
rideau couvre tout le champ de la scène, aspect molletonné ou pavé, mur se
déployant en lourde muraille grise puis s’allégeant en écran aux transparences délicates
: étang, rive ou rivage frémissant de vaguelettes, fleuri de marguerites, éclairée
de bougies ou opacifié de roches, sanguinolent ; variant donc et dessinant
et définissant des espaces divers. Derrière, sur toute la longueur du cadre de
scène, des degrés (décors de Josef Svoboda, réadaptés par Benito
Leonori). Les lumières du metteur en scène Henning Brockhaus créeront, à travers ce voile qui met une
distance onirique à la scène, quelques images poétiques comme la harpe et la
harpiste perchées sur une hauteur, telle une image de rêve.
C’est ce qu’on
retiendra pour s’acharner à trouver quelque chose de positif à cette mise en
scène, si mise en scène il y a, ridicule. Mais hélas, d’entrée, ces soldats à grands
boucliers romains mais en casques de poilus de la Grande guerre, étagés comme plus
tard les chœurs en statique rang d’oignons sur les degrés, que les acteurs du
drame monteront ou descendront un peu pour dire sans doute leur désarroi (ah !
ils se roulent aussi par terre de désespoir), en plus de se jucher sur le socle
à jardin pour mieux clamer et déclamer leur partie. Et n’oublions pas cette
table Louis XV de traviole sur les degrés pour dire le déclin de la maison Ravenswood.
Il va de soi,
selon la mode qui a déjà un demi-siècle, que personne ne porte d’habit d’époque
XVIIe siècle de l’action : celui qui s’en approche le plus, c’est
le héros, mais en costume XVIIIe, catogan, jabot et bottes, le reste
étant un méli-mélo d’habits XIXe, ces messieurs avec haut de forme
et quelques belles dames, dansantes on ne sait pourquoi, là oui, belles, dans
des robes raffinées avec des tournures bouillonnées à la Balenciaga du soir (Patricia Tofolutti). Mais le comble, c’est, d’abord
en transparence, ensuite dans toute la crudité et cruauté du ridicule, le
fiancé de Lucia, visage enfariné, en smoking et chapeau haut de forme blancs, canne
à la main avec des gestes de Monsieur Loyal fantôme échappé de quelque cirque,
escorté de deux gitons ou gigolos le haut en smoking et le bas, horreur, en
calçons et jarretelles à chaussettes : Arturo, le mari imposé à Lucia n’est
même pas un riche gommeux, gandin ou godelureau, galurin de guingois, c’est un gugusse guindé, gogo pitoyable, gue-gue-gue-ga-ga-ga,
moins victime de la folle Lucia, qui le tue à raison, que de la folie ou gâtisme
du metteur en scène. Mais le ténor Mark Van Arsdale qui le joue, beaux
suraigus, n’est pas responsable de cet assassinat.
Heureusement,
la direction musicale très dynamique de Francesco Lanzillotta et
attentive au chanteur dans la bonne tradition lyrique italienne sauve la mise
et la mise en scène par une dramatisation des tempi qui rattrape le burlesque du
plateau. La distribution est mieux qu’honorable : en Alisa, suivante de
Lucia, en quelques phrases, la mezzo Julie Pasturaud laisse entendre un
timbre riche et prometteur. Pierre-Emmanuel Roubet, le troisième ténor de
la partition, est Normanno avec aussi peu d’interventions mais, nous
semble-t-il, on ne le lui reprochera pas, victime de quelque refroidissement de
ce dimanche froid.
C’est le baryton
David Bižić, annoncé victime d’un rhume, qui nous surprend par sa santé
vocale en Enrico, plein de noirceur vocale et morale, massif, brutal, très
crédible scéniquement : la femme, la sœur est bien une marchandise à
disposition du mâle héritier de la famille. Dans le rôle du prêtre qui se prête
à la machination du frère de Lucia, l’exhortant au mariage qui lui répugne
malgré sa promesse à Edgardo, la basse Jean Teitgen, tête de Michel
Blanc chenu sur stature imposante, affublé de deux soutanes de pasteur, noir et
feu, double fonction mortifère et diabolique, déjà deuil et sang, déploie un
timbre sépulcral impressionnant. Par sa silhouette élégante et sa voix au beau
métal, franche, solide, qu’il allègera bien dans les redoutables aigus de son
air final, le ténor Roberto De Biasio campe un Edgardo crédible
visuellement et vocalement ; mais, hélas ! sans aucune direction d’acteur,
comme Hernani d’Hugo, il est « une force qui va » mais sans savoir où :
il monte et descend ces degrés, se perche aussi sur le socle comme un coq, mais
raide comme une girouette clouée, se roule aussi par terre ; il se
plante au milieu de la scène, ne sait que faire de ses bras et semble en battre
la mesure plutôt que son ennemi car, l’épée brandie, plutôt qu’avec l’arme d’Enrico,
il paraît vouloir croiser le fer avec la baguette du chef qu’il ne quitte pas
regard.
Lucia, c’est la
soprano colorature turque Serenad Uyar. Son physique sain, avec de belles rondeurs sont loin du stéréotype de l’héroïne
romantique chlorotique, éthérée, déjà prédestinée visuellement à la mélancolie,
à la dépression : à la folie. Au contraire, cette santé d’une belle jeune
femme amoureuse accuse à mes yeux les auteurs mâles et la gravité de leur complot
qui va détruire cette solidité plastique et sans doute mentale, la faisant
sombrer dans la folie, que rien en elle ne laisse prévoir d’entrée : la
scène d’hallucination de la fontaine n’est pas forcément un signe grave de sa
faiblesse psychique. Surtout avec la franchise et la rondeur, peu habituelles
dans ce type de voix, au timbre riche qu’elle manifeste, sans faille. Cela ne
rend que plus pathétique ce qu’on en fera. Sa technique à toute épreuve la tire
sans mal de celle de cette longue et terrible scène finale, folie induite mais
parfaitement et raisonnablement conduite : la tête, plus que la voix, prime dans le chant
comme le dit Berganza. Un bonheur musical.
On salue les
chœurs (Christophe Bernollin) et, pourquoi pas les danses, même
incongrues dans l’action, de Valentina Escobar qui fait joliment se
mouvoir les jolies dames en robe de soirée et gants jusqu’au coude.
Opéra de Toulon,
9, 11 et 13 mars 2018
Lucia di Lammermoor de Gaetano Donizetti,
Direction musicale : Francesco
Lanzillotta
Mise en scène et lumières : Henning
Brockhaus
Chorégraphie :
Valentina Escobar
Décors Josef Svoboda.Réadaptation des décors Benito
Leonori
Costumes : Patricia Tofolutti
Distribution
Lucia : Serenad Uyar ; Alisa Julie
Pasturaud ;
Edgardo : Roberto De Biasio ;
Raimondo : Jean Teitgen ; Enrico : David Bizic
; Arturo : Mark Van Arsdale ;
Normanno : Pierre-Emmanuel
Roubet
Orchestre et Chœur de l’Opéra de
Toulon
Coproduction
Teatro Comunale di Modena, Fondazione Teatri di Piacenza, Fondazione “I Teatri”
di Reggio Emilia, Teatro Regio di Parma, Fondazione Pergolesi Spontini di Jesi
Photos : Frédéric Stéphan1. Des poilus aux boucliers romains ;
2. Edgardo et Lucia (De Blasio, Uyar) ;
3. Méchants et table décadente (Bizic, Roubet) ;
4. Gogo gugussse, le mari (Van Arsdale ) ;
5. Lucia et son mari assassiné (Uyar, Van Arsdale)
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