La Favorite
de Gaetano
Donizetti
Opéra en 4 actes
Version originale en français,
Livret d’Alphonse Royer et Gustave Vaëz
d’après le drame de François-Thomas-Marie De Baculard d’Arnaud,
Les Amants malheureux ou le comte de Comminges
Livret d’Alphonse Royer et Gustave Vaëz
d’après le drame de François-Thomas-Marie De Baculard d’Arnaud,
Les Amants malheureux ou le comte de Comminges
Création à Paris, Opéra, le 2 décembre 1840
Opéra de Marseille
21 octobre 2017-10-22
La Favorite n’aurait-elle plus les faveurs du public ? On aurait pu le
croire à juger des trous dans les places à cette dernière de la version de
concert qui prive les spectateurs du faste d’une mise en scène, néfaste parfois
pour l’écoute, mais exalte les voix : un plateau exceptionnel qui souleva
l’enthousiasme justifié du public. Une œuvre disparue de la scène marseillaise depuis
1968 revenue avec les honneurs.
Mettre en scène ?
Mais quoi de cet opéra
français commandé à Donizetti qui joue le jeu de l’opéra à la française,
élaguant, au profit d’une élégante déclamation lyrique, les grandes fioritures
à l’italienne, se bornant à quelques traits d’agilité et, plus que des da capo,
multipliant des répétitions de phrases facilitant la compréhension du
texte ? Certes, passant de
Saint-Jacques de Compostelle au fastueux Alcazar de Séville récemment conquise
sur les maures, et cette île de León au large de Cadix où se retrouvent, on ne
sait comment ni depuis combien de temps les amants, charnels ou platoniques, on
ne sait non plus, cela prêtait à rêves exotiques pittoresques pour le public
d’alors.
L’Histoire réduite à l’historiette
L’opéra romantique, à
puiser des sujets dans l’Histoire, en épuise le romanesque, qui dépasse souvent
la fiction, en le réduisant à l’historiette d’amour convenue où le grand
méchant baryton est l’empêcheur de tourner en rond le couple d’amoureux.
Un angélique jeune novice, Fernand,
dans un couvent de Compostelle, au fin fond du nord de l’Espagne, avoue au roc
religieux de son supérieur un amour pour un ange de femme et jette son froc
par-dessus les moulins, pour retrouver apparemment la belle, yeux bandés, aux
confins sud de la Péninsule encore en partie occupée par les maures. Il ignore
qu’elle est Leonor de Guzmán, la maîtresse officielle du roi Alphonse XI. Privilège
de l’emploi, la favorite, lui obtient un brevet de capitaine, il combat, sauve
son suzerain, éperdu de reconnaissance pour ce héros. Hélas, une lettre d’amour
malencontreusement perdue par la distraite suivante de la dame, et récupérée
par le traître, dévoile au roi ces amours parallèles. Pour se venger
perversement du couple amoureux, en en guise de récompense à son sauveur, le
roi accorde en mariage sa favorite au jeune innocent aveugle pour de bon. Le
pauvre marié ne découvre l’identité de sa femme, qui n’a pu la lui révéler par
l’action encore du méchant Félix ayant intercepté la messagère Inés, qu’après
la cérémonie nuptiale, ponctuée par les sarcasmes cruels des nobles riant de
son déshonneur : épouser la maîtresse du roi ! Honneur en France,
infamie au-delà des Pyrénées. Désespéré, le jeune homme drape sa dignité
bafouée dans son froc retrouvé et prononce ses vœux perpétuels au couvent de
Compostelle, où le retrouve Leonor expirante pour implorer son pardon.
Sacrifiée sur l’autel du mâle
Mais pardon de quoi ? Au
fond, à y bien regarder, cette anecdote romantique n’est pas si révolue que ça
et a même une étrange actualité. Passionnément aimée par le roi, qui songe
même, bravant l’église, à répudier sa femme légitime Marie de Portugal —victime
collatérale passée sous silence dans cette version réduite de La Favorite— pour couronner sa
maîtresse, Leonor est bien une victime sacrifiée sur l’autel de l’amour-propre,
pas très en fait, du roi et du jeune novice héros, religieux au pardon bien dur
à sortir.
Certes, la pieuse Espagne
n’est pas la frivole et libertine France où les favorites ont un statut et même
des statues. On y connaît peu de monarques aux maîtresses avouées, encore moins
officielles. Dans l’opéra, favorite malgré elle, Leonor rue dans les brancards
et réprouve sa cage dorée : elle se sent déshonorée par la situation. Elle
la reproche au roi : elle a « été
abusée », « trompée »,
elle a cru suivre un époux et s’est retrouvée dans ce rôle de second plan,
infâmant, un simple « trophée ».
Le roi infidèle, qui ne lui pardonne pas son infidélité, la donne en mariage
comme rebut à l’amoureux éperdu, mais qui ne veut pas d’une femme au rabais,
perdue.
Dans les deux cas, la femme est la victime sacrifiée sur l’autel
d’un honneur érigé par les hommes eux-mêmes, reposant sur la vertu féminine. Et la pauvre favorite à son corps défendant et
défendu malgré l’amour, intériorise même les valeurs qui la sacrifient, mourant
en mendiant un pardon pour une faute dont elle n’est pas coupable : sans doute harcelée, abusée, trompée,
trophée pour le roi puis butin de guerre et repos du guerrier pour Fernand, pour
tout ça même, rejetée.
L’Histoire : la vraie Leonor de Guzmán
Alphonse XI de Castille est l’arrière-petit-fils
du grand roi Alphonse X le Savant ou le Sage, poète (on lui doit le recueil des
fameuses Cantigas de Santa María,
monument de la musique médiévale), juriste, historien, astronome (ses Tables alphonsines des éclipses seront
utilisées jusqu’au XVIIIe siècle), qui se proclame « Roi des
trois Religions du Livre », la chrétienne, la juive, la musulmane, faisant
coexister pacifiquement église, synagogue et mosquée dans une Tolède vouée à la
science et à la culture où il réunit savants maures, juifs et chrétiens pour
traduire les monuments littéraires et scientifiques anciens, prémisses de la
Renaissance européenne. Grand homme mais piètre politique : le nez vers
ses étoiles, il voyait mal ce qui se passait sur terre. Il laisse en héritage
une Espagne déchirée de querelles dynastiques, de révoltes nobiliaires.
Alphonse XI en héritera et
pâtira plus tard, contraint de lutter contre les nobles à l’intérieur et les
maures à l’extérieur. En 1328, il épouse Marie de Portugal, mais deux ans plus tard, il fait la
connaissance à Séville de la belle veuve Leonor
de Guzmán. C’est
le coup de foudre réciproque. Ils ont
pratiquement le même âge et mourront aussi à un an près : il a dix-neuf
ans (1311-1350), elle, vingt (1310–1351).
Il délaisse sa femme pour vivre
publiquement avec sa maîtresse. Soulevant l’indignation des nobles castillans
envers la favorite andalouse, la réprobation du pape et la fureur de son
bureau-père roi du Portugal, il veut même répudier sa femme légitime et
couronner sa maîtresse. Mais Leonor, aussi belle qu’intelligence, refuse pour éviter
une guerre avec le Portugal, qui aura lieu malgré tout. Grande politique, de
bon conseil, ses alliances andalouses permettent au roi de réduire la noblesse
castillane et l’accompagne à la guerre contre les musulmans. Elle intervient
sur le plan international en faveur de la France dans la Guerre de Cent ans. Elle
est la reine de fait pendant vingt ans. Elle donne dix enfants à Alphonse, qui
les légitime, ce qui compliquera la succession.
Mais, pendant une guerre à
Gibraltar dont il veut libérer des Maures le Détroit, Alphonse meurt de la
Peste noire. Léonor, présente, s’enfuit mais Marie de Portugal, la reine en
titre, la saisit, la fait torturer et assassiner horriblement sous ses yeux et
ceux de son fils. Cela ne réussira pas à la reine veuve et régente : elle
sera elle-même assassinée par son père ou son fils, issu de son mariage avec
Alphonse. Ce fils terrible, Pierre
Ier,
dit le Cruel, dont le favori sera un certain Don Juan Tenorio, qui donne lieu
au mythe, mourra lui-même en se bagarrant avec Henri de Trastamare, son
demi-frère, fruit des amours d’Alphonse et Leonor, qui lui succédera.
Interprétation
On a peur de tomber dans les clichés de la célébration enthousiaste
aussi générale que généreuse, mais il y aurait mesquinerie à marchander, sous
prétexte de distance ou réserve critique, des éloges hautement mérités tant par
le plateau que par la fosse, disons l’orchestre, par ailleurs partageant le
plateau avec les chanteurs, et sans doute exalté par ce voisinage et visionnage
dans une belle émulation. On eut la sensation, le sentiment —et cela importe à
l’affaire affective du drame romantique— que cette proximité des instruments et
de la voix, en resserrait la cohésion, la solidarité, bref, l’harmonie :
la fusion dans l’effusion du drame. On y sent, certes, tout le travail subtil
du chef, Paolo Arrivabeni, dont
l’élégance, la précision, l’engagement, donnent à cette musique toute sa dignité,
en cisèle formes et rythmes. Ses indications, visibles hors de la fosse,
rendent plus sensible la présence des pupitres auxquels il s’adresse comme s’il
les faisait naître, d’un geste, sous nos yeux, pour le bonheur de nos oreilles,
interlocuteur privilégié les faisant dialoguer à vue avec les solistes vocaux,
nous prenant pour témoins de ce qui se joue et noue.
Ce tissage serré de l’orchestre et des voix, tout intégré au drame,
était aussi visible et audible avec les chœurs : sans la dispersion forcée
d’une mise en scène qui les spatialise, choristes en rang serrés, on admire que
de cette masse naissent des murmures, même des chuchotis, ou des grondements,
d’une homogénéité et d’une expressivité dramatiques qui signent la minutie de
la préparation d’Emmanuel Trenque.
Dans le rôle de celui par qui le malheur arrive, Loïc Félix, a l’élégance froide du traître de qualité,
on ne sait si dévoué au service ou voué à la perte du roi auquel il remet la
lettre prouvant l’infidélité de la favorite et faisant le malheur de tous. Confidente
de Leonor et messagère des amours des jeunes gens, Jennifer Michel déploie
la lumière de son soprano pour un air ravissant, très développé, au rythme
hispanique, fleuri de vocalises qu’elle égrène avec sa souriante aisance.
Balthazar, c’est Nicolas
Courjal : Père en
religion du jeune Fernand, il a pour lui les tendresses de sa sombre et
flexible voix, qu’il sait alléger au murmure dans une douceur qui pourrait être
ambiguë dans son désir possessif, peut-être pas simplement spirituel, de le
garder auprès de lui mais aussi les rudes sévérités paternelles et les foudres
de l’imprécation morale contre le roi dissolu. À celui-ci, Jean-François
Lapointe offre une noble stature, la
majesté naturelle d’une voix puissante et contrôlée, éclatante dans l’aigu, une
diction parfaite, une ligne de chant impeccable qui déroule en se jouant les
légères vocalises belcantistes. On croit percevoir de l’humour dans la cavatine
vive de son premier air, toute guillerette comme un passage d’Offenbach mais,
il sait faire sentir la perversité du cadeau empoisonné du mariage qu’il offre,
dans sa fausse générosité, à son sauveur protégé et anobli, dont les titres
pompeux qu’il lui octroie royalement rendent l’infamie de cette union à leur échelle.
Face au jeu si expressif de
tous les interprètes, qui nous font vivre le drame sans le secours d’une mise
en scène, après une indisposition lors d’une précédente représentation, innocent
Fernand, le jeune ténor Paolo Fanale affiche presque un permanent
sourire, comme étranger au drame, qui lui tombera brutalement dessus. Et sans
doute l’est-il, arraché d’abord au couvent par l’amour. Un peu béat, mais les
béatitudes dévotes dont il sort pour y rentrer désespéré à la fin, semblent
très justement le définir comme n’étant pas de ce monde, son héroïsme sur le
champ de bataille étant sans doute la plus grande invraisemblance, encore que
la recherche du martyre, ou du massacre, est aussi de l’ordre de l’angélique
démoniaque. La voix est superbe, ronde, moelleuse et, conquête des jeunes
générations du chant italien, il ne vise pas un héroïsme vocal tonitruant, mais
une expressivité faite de nuances délicates, de demi-teintes, avec une maitrise
très grande de la voix mixte.
Que
dire de Clémentine Margaine ? Beauté justifiant le rôle de la favorite, grande
voix de mezzo d’une chaleureuse couleur ambrée, homogène, facile, ductile, aux
aigus d’une souveraine aisance et expressivité tout comme ses piani douloureusement introspectifs. On
découvre, avec une grande sobriété de moyens, une grande actrice et une
admirable chanteuse qui offre son personnage comme l’évidence de sa personne.
La Favorite de Donizetti,
Opéra de Marseille, 13, 15, 18, 21 octobre
Orchestre
et Chœur de l’Opéra de Marseille
Direction musicale : Paolo ARRIVABENI.
Distribution :
Léonore : Clémentine MARGAINE
Inés : Jennifer MICHEL
Inés : Jennifer MICHEL
Fernand : Paolo FANALE
Alphonse XI : Jean-François LAPOINTE
Balthazar : Nicolas COURJAL
Gaspard : Loïc FÉLIX
Alphonse XI : Jean-François LAPOINTE
Balthazar : Nicolas COURJAL
Gaspard : Loïc FÉLIX
Photos : © Christian Dresse:
1. Arrivabeni ;
2. Lapointe;
3. Margaine ;
4. Fanale ;
5. Michel;
6. Félix, Courjal, Arrivabeni de dos.
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