Aïda,
de Guiseppe Verdi,
livret d’Antonio Ghislanzoni d’après le texte de
Camille du Locle
Créé à l’Opéra Khédival du Caire, le 24 décembre 1871
Chorégies d’Orange
2 août 2017
Cet opéra
déjà plus que séculaire sur l’Égypte multimillénaire, semble tourner rond chez
nous avec déjà cinq occurrences sinon versions concurrentes en près de dix ans
depuis celles de Charles Roubaud en 2006 et 2011 aux Chorégies, plus Marseille
2008, Toulon 2013 de Paul-Émile Fourny et cette dernière de ce dernier de 2017.
Face à cette temporalité et intemporalité, ou éternité, ma présentation de
cette œuvre immuable ne peut guère changer au fil de ce temps que de quelques
nuances glanées à toutes ces reprises.
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L’œuvre : monument d’invraisemblances
Sur
commande du Khédive d’Égypte pour son opéra du Caire flambant neuf qui avait
fêté l’ouverture du Canal de Suez en 1869 avec Rigoletto, Verdi compose un opéra « égyptien », Aïda, créé en 1871. Malgré la caution
archéologique du grand égyptologue Mariette,
le livret de Camille du Locle est
d’une plaisante invraisemblance de situations que sauve la musique de Verdi,
qui ne ment humainement jamais.
En effet,
un général égyptien, Radamès, dédaignant une aimante princesse promise au rang
de Pharaon, Amnéris, pour l’amour d’une esclave éthiopienne, dont il ignore
qu’elle est fille d’un roi prisonnier incognito, ça ne court pas les
pyramides : qui l’empêche d’épouser la princesse égyptienne et le trône,
et garder la belle esclave, princesse incognito, la couronne, le lit et
l’alcôve ? L’Éthiopie envahissant la puissante Égypte, même avec la caution de
Mariette qui ne date pas le sujet, on a du mal à le croire.
O'Connor |
Et la
fameuse « scène du Nil » ? Aïda, surveillée par son père
Amonasro, attend son amant, surveillé par la jalouse Amnéris, elle-même suivie
du Grand prêtre ; les plans de l’armée égyptienne imprudemment éventés par
l’imprudent général aux oreilles avides du roi éthiopien qui laisse
imprudemment éclater sa joie et son identité, bref, tout le monde se retrouvant,
sans qu’on sache comment, au même endroit, est un ressort digne des vaudevilles
de l’époque (et de la tragédie classique française avec son anonyme hall où
amis, ennemis, passent et repassent pour trépasser poliment en coulisses). Et
que dire de la fin ? Radamès condamné pour trahison à être emmuré vivant,
a la surprise de retrouver Aïda dans sa tombe close. Du romanesque facile
rejeté à des milliers d’années en arrière. Mais, sublimant ces extravagances,
la musique de Verdi, inventive de bout en bout, abandonnant les airs à coupe
traditionnelle pour une déclamation plus souple et expressive, transcende tout
et crée une vérité humaine indiscutable : sensualité de l’amour de
Radamès, jalousie et révolte d’Amnéris, déchirements d’Aïda entre son amour pour
le vainqueur et sa compassion envers ses frères de race vaincus, sa nostalgie
d’exilée par force, arrachée par la violence de la guerre au pays natal et,
enfin, sublime duo final, murmuré, d’adieu à la vie, à la terre, des amants
condamnés, tendu par la déploration bouleversante d’Amnéris. C’est universel,
banalement, et cruellement humain.
Álvarez |
La réalisation
À jardin
et à cour, des degrés, des escaliers qui seront autant de gradins pour un
spectacle, délimitent une scène géométriquement découpée dans une belle épure
qu’on dirait néoclassique (scénographie de Benoît Dugardyn) où trône, sur d’élégants socles de marbre noir, le
chacal Anubis, un portique de temple et les trois inégales pyramides de Giseh,
Khéops, Khéphren, Mykérinos, telles des maquettes. Cela est pur et beau. Au
fond, on entrevoit deux peintures : un homme et une femme, rappel de
celles, d’époque romaine du Fayoum. Plus tard, nous aurons un autre temple,
peut-être celui de Philae et un obélisque, celui de la Concorde, à l’échelle
bien sûr aussi réduite. L’ennui, c’est que le trop est l’ennemi du bien :
sur des roulettes, avançant, reculant selon l’action pour libérer des espaces
de jeu, non sans entraîner des retards dans le rythme déjà lent de l’œuvre, ces
objets, beaux dans leur singularité, acculés contre le mur donnent alors une
impression de bric à brac bricolé de
British Museum ou de Louvre en érection.
Rachvelishvili |
Bonne idée
de mise en scène (Paul-Emile Fourny),
tout débute par une évocation de l’expédition d’Égypte par Bonaparte
(1798-1801), l’apparition de soldats français, mais non en uniformes
chronologiques de la Révolution française, mais plutôt de ceux de la Grande
Armée de Napoléon lors de la Retraite de Russie. Passons. Un personnage en
redingote relevant des croquis des monuments, les désignant, c’est sûrement Vivant Denon, le libertin auteur
reconverti en archéologue : il semble organiser systématiquement,
scientifiquement, ces abusives appropriations patrimoniales, ces spoliations
qui iront enrichir le Musée impérial, puis Royal qui sera le Musée du Louvre.
Un pillage archéologique qui deviendra généralisé. Tout cela est intelligent et
renvoie à cette expédition donnant des fondements culturels et scientifique,
plus solides à la connaissance d’une Égypte fabuleuse à la mode de La Flûte
enchantée.
Mais,
hélas, tout comme la flotte française sombre à Aboukir, la mise en scène fait
naufrage en filant longuement et lourdement cette idée sous les pas de
l’insistante piétaille soldatesque. Et
soudain, quand on se résignerait au moins à une volée aérienne de jolies dames
habillées/déshabillées en transparentes robes Directoire ou Empire à l’antique,
nous avons droit à une sombre ruée de femmes corsetées jusqu’au cou en robes de
bourgeoises protestantes à la Franz Hall, nuée de corneilles prêtes à lyncher Cornelius
de Witt, guère badines biguines en congé de béguinage, brandissant un livre, le
guide du musée, comme une Bible ou le livre de prières, caquetantes quakeresses
échappées à l’océanique puritanisme Wasp (White
Anglo-Saxon Protestant) pour échouer sous le soleil bronzé méditerranéen. Pour corser les anachronismes chers aux mises en scène depuis un demi-siècle,
un autre flot de dames moins obscures, gigotant en manches gigot très 1830
romantique, messieurs en sévères redingotes et haut de forme, autres
sauterelles de l’égyptologie de salon, assisteront sagement, pré-colonisateurs
prédateurs, au spectacle palpitant d’une Antiquité colonisée et
théâtralisée : le drame de ces Égyptiens, eux, en sobres costumes supposés
de leur temps immémorial, pagnes, tuniques, coiffés du nemès à cotes de melons, pharaon de la double couronne (pschent), arborant la crosse héka, des lances pour les guerriers, bannière oudjat avec l'œil d'Horus et l'ânkh, la croix ansée pour les prêtres. En somme, il ne manque pas un bouton de guêtre de l'imagerie égyptologique—pourrait-on dire à suivre l'anachronique mise en scène— chez ces contemporains des pyramides confrontés aux regards avides des touristes de milliers d'années plus tard.
Quinn |
Mais ces dames
s’avèrent ballerines avec les guerriers français pour les légères scènes
orientales de danse prévues par Verdi. Avec ce spectacle moins jouissif que
réjouissant : les soldats sur le dos, scandant dans une sorte de pas, non
de deux (jambes) mais de l’oie, une marche immobile est une belle idée
chorégraphique mais, dans le contexte, c’est ridicule au sens précis du terme,
‘qui fait rire’, et l’on ne s’en prive pas, ce qui est fâcheux dans un drame. Les
costumes (Jean-Pierre Capeyron et
Giovanna Fiorentini) sont beaux comme les décors, en soi, la chorégraphie inventive
(Laurence May-Bolsigner) bien dansée
(Ballets des Opéras d’Avignon et Metz),
mais c’est cet assemblage hétéroclite qui, se voulant moderne à suivre une mode
de cinquante ans déjà, mêlant intempestivement et artificiellement les temps,
brouille la perception : les « primaux arrivants » à l’Opéra,
les jeunes qui verraient pour la première fois Aïda, ne sauraient, comme les soldats bien conduits, sur quel pied
temporel et historique danser.
Bref, on a
là toute la méchante machinerie de mises en scène d’aujourd’hui qui semblent
s’acharner à déjouer le texte et à détourner l’attention de la musique,
distraite pas des intentions saugrenues, incongrues : cocasse coquecigrue.
Gombert |
Interprétation
Stoïque, sanglé dans son impeccable mais accablant habit
de chef sous une chaleur de plomb, Paolo
Arrivabeni dirige d’une baguette légère mais toujours magistrale une
partition dont on redécouvre, à l’écoute directe, les joyaux. Il fait éclater l’Orchestre National de France dans les tutti monumentaux et rutiler les intimes
recoins délicats des pupitres : vents soyeux, joyeux dans le triomphe éclatant des longues
trompettes à l’antique sans piston, spatialisées en répons face à face au
sommet des gradins. D’entrée, il avait su construire un crescendo partant d’une
brume musicale imperceptible ascendante, thème délicat d’Aïda, au grondement
descendant, menaçant, des prêtres : le haut et le bas, le léger et le
lourd. Ces qualités demeurent manifestes tout au long de l’ouvrage :
finesse implorante, comme à mi-voix de la masse chorale, Chœurs des Opéras d’Angers-Nantes, Avignon, Monte-Carlo et Toulon
remarquablement préparés par Stefano
Visconti, leur tirant des murmures plein de douceur dans la prière et des
tonnerres de haine guerrière. Le prélude à l’Acte III, scène du Nil, est
d’anthologie. Il tire de ce grand orchestre une palette délicate de sonorités
de musique de chambre, de nocturne, de clair de lune au bord de
l’eau : frémissement vaporeux des
arpèges des cordes, scintillement des pizzicati, méandres argentins de la flûte
liquide. Une atmosphère à la fois exotique et onirique, paisible toile de fond
que le drame va déchirer avec la consécutive entrée de tous ses acteurs.
García, Álvarez, Courjal |
Terrible
chaleur pour la santé des voix, certaines à l’évidence affligées. Au bénéfice
du doute de cette circonstance climatique, du Pharaon, José Antonio García, on dira seulement qu’il est bien celui de
l’ouvrage : inexistant. En revanche, vengeance des petits sur les grands,
dans le tout petit rôle du messager, Rémy
Mathieu affiche une belle présence vocale. Lumineuse, pure, passant avec
aisance l’obstacle de la distance des coulisses du temple, en prêtresse
lointaine, la soprano Ludivine Gombert,
nous inspire, sans nous le souffler, le qualificatif de « divine »
lové dans son prénom. En contraste, le Ramfis, Nicolas Courjal, heureusement rajeuni sans la barbe, est d’autant
plus inquiétant en Grand prêtre juvénile, sans doute avide de puissance, en
tous les cas puissant vocalement, faisant planer la noirceur homicide et
menaçante de sa voix sans faille, sur le têtes des héros, emplissant l’ample
théâtre. Révélation, le baryton Quinn
Kelsey campe un Amonasro tout aussi
puissant vocalement et scéniquement, digne rival, sinon d’un roi effacé, d’un Grand
Prêtre ambitieux, et sa force justifie peut-être sa tentative d’invasion d’une
Égypte décadente en son souverain.
À
l’évidence, à l’«audience », à la vue et l’écoute, en Radamès, le
ténor Marcelo Álvarez, semble
souffrir, chaleur sûrement surimposée à une
probable indisposition. Son air terrible d’entrée sent la difficulté,
souffle haché, comme asthmatique : comme confus ou pour cacher une toux,
il se tourne face au mur, étouffant l’aigu loin d’être triomphant. Cependant,
le timbre est d’un beau métal, sensuel, et il sait nuancer la voix. Remplaçant
presque au pied levé Sondra Radvanovsky,
malade, Elena O’Connor pour sa prise de rôle est une Aïda crédible
physiquement, gracile gazelle fragile, trop fragile vocalement pour ce grand
lieu. On sent la jeune interprète, vibrante, tremblante face à ce public
immense autant qu’à la terrible Amnéris impérieuse, triomphante sur tout le
registre et sur tous les plans de la somptueuse Anita Rachvelishvili,
incarnation bouleversante du personnage le plus humain de l’opéra, voix riche,
veloutée, insinuante, enveloppante, caressante et tempétueuse, dominant sans
peine l’orchestre, remportant l’indiscutable palme de la soirée.
Image
finale superbe
Malgré les réserves exprimées sur la mise en scène vainement compliquée,
on doit à l’honnêteté de dire la beauté de la scène finale et ici, il faut
signaler rétrospectivement aussi celle des lumières de Patrick Méeüs,
surgissant des sortes de catacombes de dessous les gradins, éclairant de biais
les monuments, c’est une magnifique trouvaille quand elles vont figurer le
caveau dans lequel Radamès est condamné à périr et où se trouve (étrangement)
Aïda. Deux sortes de cathèdres de pierre, deux chaires côte à côte, insolites
d’abord, incluses dans un rectangle de lumière, tandis que s’illuminent en fond
surélevé, les deux peintures funéraires d’un couple. Ici aussi, O’ Connor
et Álvarez donnent la mesure de leur art de la demi-teinte dans cet adieu
murmuré à la vie : « Tout est fini pour nous sur la terre. Adieu à
cette vallée de larmes… ». Radamès ne rêvait-il pas, dans son premier air,
d’offrir un trône à Aïda ? Les deux amants unis dans le supplice montent
lentement sur ces sièges, prenant la pose hiératique que l’on voit aux deux
peintures funéraires, tandis que le lumière se rétrécit comme l’oxygène autour
d’eux et se clot finalement sur le noir du tombeau tandis qu’Amnéris laisse
entendre sa plainte C’est d’une souveraine et simple beauté qui ne rend que
plus vaine l’accumulation des signes plaqués superfétatoires précédents.
Aïda, de Verdi
Chorégies d’Orange, 2 et 5 juillet 2017
Direction musicale : Paolo Arrivabeni
Mise en scène : Paul-Emile Fourny
Scénographie : Benoît Dugardyn
Costumes : Jean-Pierre Capeyron et Giovanna Fiorentini
Eclairages : Patrick Méeüs
Chorégraphie : Laurence May-Bolsigner
Mise en scène : Paul-Emile Fourny
Scénographie : Benoît Dugardyn
Costumes : Jean-Pierre Capeyron et Giovanna Fiorentini
Eclairages : Patrick Méeüs
Chorégraphie : Laurence May-Bolsigner
Distribution :
Aïda : Elena O’Connor
Amnéris : Anita Rachvelishvili
La Prêtresse : Ludivine Gombert
Radamès : Marcelo Álvarez
Amonasro : Quinn Kelsey
Ramfis : Nicolas Courjal
Le Roi d’Égypte : José Antonio García
Un Messager : Rémy Mathieu
Amnéris : Anita Rachvelishvili
La Prêtresse : Ludivine Gombert
Radamès : Marcelo Álvarez
Amonasro : Quinn Kelsey
Ramfis : Nicolas Courjal
Le Roi d’Égypte : José Antonio García
Un Messager : Rémy Mathieu
Orchestre National de France
Chœurs des Opéras d’Angers-Nantes, Avignon, Monte-Carlo et Toulon
Ballets des Opéras d’Avignon et Metz
Chœurs des Opéras d’Angers-Nantes, Avignon, Monte-Carlo et Toulon
Ballets des Opéras d’Avignon et Metz
Photos :
1, 2 , 4, 5, 6, 9 : Philippe Gromelle ;
3, 5, 7, 8 : Bruno Abadie/ Cyril Reveret.
N. B. : Significativement (?) Aucun des trois photographes officiels des Chorégies n'ont pris de photo de la soldatesque dansante…
N. B. : Significativement (?) Aucun des trois photographes officiels des Chorégies n'ont pris de photo de la soldatesque dansante…
Ce spectacle sera retransmis à la télévision par la 5 le mercredi 9 août à 20h50 heures. On imagine que la beauté plastique des décors sera magnifiée par les images, les mises en scène étant désormais souvent davantage pensées pour la télé.
Sur la situation
financière des Chorégies, on lira l’article détaillé du Monde du 3/08/2017 :
du Figaro
du 2/08/2017 :
http://www.lefigaro.fr/musique/2017/08/02/03006-20170802ARTFIG00107-il-faut-sauver-les-choregies-d-orange.php
Laisser sombrer les
Chorégies serait un crime culturel
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