CARMEN
Livret Meilhac et
Halévy
d'après la nouvelle
de Prosper Mérimée
Musique
de Georges Bizet
Co-production de
l'Opéra Studio Marseille Provence
et de l'Opéra de
Marseille
Dôme
de Marseille
4
juin 2016
Les
défis d’une production
Le
pari était de taille : celle, démesurée, du Dôme. La
réussite est à cette mesure ou démesure. Les défis : une
œuvre fétiche, une salle, un plateau immenses, un nombre
impressionnant de cent-vingt choristes et soixante enfants s’ajoutant
aux chanteurs, acteurs, sur scène et un nombre nourri de spectateurs
pour un financement sous-alimenté frôlant le zéro à cette
échelle, n’était-ce la généreuse participation de l’Opéra de
Marseille qui sent bien dans cette entreprise de l’Opéra
Studio Marseille Provence de
populariser l’art lyrique un moyen d’y attirer des gens qui n’y
viennent pas ; former les futurs spectateurs par l’intéressement
volontaire au projet des lycées et centres de formation
professionnelle comme l’an dernier pour la miraculeuse Flûte
enchantée
qui charma un public nouveau médusé et respectueux, souvent des
parents, plongés dans le cœur de la création pendant les
mois où leurs enfants avaient participé, sous la direction de
maîtres à saluer, à la conception des décors, des costumes, sous
l’œil bienveillant du chaleureux Richard
Martin
qui en signait une magique mise en scène sous la baguette du même
Jacques
Chalmeau,
qui dirigeait déjà la Philharmonie
Provence Méditerranée,
soixante et dix musiciens en fin de cursus dans les conservatoire de
région, auxquels on offre une belle expérience professionnelle.
Ce
noble désir de populariser sans démagogie l’opéra, modeste en
moyens mais ambitieux dans ses vœux, était riche d’un fastueux
plateau de niveau national et international.
Les deux compères, à
la scène et à la fosse, Martin et Chalmeau, se retrouvaient donc de
nouveau pour cette aventure d’autant plus périlleuse que Carmen
est une œuvre patrimoniale, sacralisée et popularisée, qu’on ne
touche jamais sans risquer de heurter un public qui a fait d’une
œuvre publique une propriété personnelle. Autre risque
supplémentaire, déconcerter des connaisseurs : par un
minutieux travail de recherche d’archives en bibliothèque, Jacques
Chalmeau
nous offrit le luxe d’une édition critique originale de la
partition de Carmen,
telle qu’elle fut créée, selon lui, le 3 mars 1875 à
l’Opéra-Comique, allégée d’ajouts, allongée de passages
supprimés. On ne peut que saluer cette belle initiative
musicologique, même si nous pouvons aussi la questionner plus bas.
Réalisation
et interprétation
Remplir l'immense plateau sans effet grossier de remplissage n'était
pas le moindre défi relevé par Martin. Il le meuble sans
l'encombrer et l'intelligente et sobre scénographie de
Floriande
Montardy Chérel
joue le jeu avec une simplicité qui rejoint le naturel évident de
cette production sans maniérisme : à jardin, au fond, des
structures évoquant vaguement, autant qu'on puisse juger dans des
lumières vagues, des murs —sans doute ceux de l'usine, la
manufacture de tabac— peut-être des remparts, ceux de Séville où
se nichera la taverne de Lillas Pastia, sur lesquels apparaîtra
enfin Carmen, juchée, perchée, intronisée physiquement mais avec
désinvolture, sur cette hauteur : la hautaine gitane ironique, les
hommes à ses pieds cherchant vainement à l'atteindre, est d'entrée
signalée on dirait par son altitude, une échelle littéralement
supérieure par sa beauté au reste des femmes, bien au-dessus du
troupeau des hommes qu'elle domine par son intelligence.
Quelques cubes, des murets au centre seront aussi banc de repos pour la pause des cigarières, pour des mères de famille, des grand-mères promenant le landau de la progéniture, ou, à cour, socle ou siège, pour les soldats, des gendarmes français des années d'après-guerre où se déroule ici l'action : forum antique d'une Séville au long passé romain, agora marseillaise d'une Phocée grecque, bref, vaste place, piazza ou plaza méditerranéenne « où chacun passe, chacun va », s'offrant en spectacle et commentaire à tous les autres, toujours témoins de la comédie et des drames en plein air, grand marché avec marchande des quatre saisons, étals de ventes diverses, une carriole avec des oranges des vergers andalous. Et, en fond, en graphismes scalènes par les vidéos suggestives de Mathieu Carvin, les toitures anguleuses d'un quartier ouvrier avec la verticale des cheminées en briques, et les grandes fenêtres hagardes de la manufacture de tabac, sans doute celle, marseillaise, de la Belle-de-mai, parfois traversées d'ombres chinoises. D'autres projections, dans des lumières oniriques, dessineront des épures mouvantes, linéaires, presque abstraites, de paysages urbains ou montagnards : la technique d'aujourd'hui pour évoquer et éviter les lourds décors d'autrefois.
Sans
faste inaccessible à ce monde ouvrier sauf pour les danses gitanes
de la taverne, les costumes de Gabriel
Massol et Didier Buro
jouent avec justesse la mode des années 50, tabliers de travail des
femmes sur les blouses simples, d'où se distinguent quelques robes à
volants des Bohémiennes, suggérant subtilement, sinon la lutte des
classes, celles des ethnies affrontées. Détail touchant : à
la pause de la Manufacture, les ouvrières s'empressent d'allumer la
cigarette mais une mère se presse, se précipite pour en profiter
pour donner le sein à son enfant que gardait la mémé.
Un
camion joyeusement traîné par les enfants de la garde montante, des
gendarmes boutonnés jusqu'au col, l'armée gardienne de l'ordre et
des travailleurs traverse ostensiblement, occupe l'espace et, groupe
inquiétant de noirs corbeaux immobiles à cour et à jardin, deux
chœurs de prêtres : l'Église, l'autre pilier d'un état
répressif de fonctionnaires comme une oppressante famille qui
fonctionnait comme l'état, celle de Don José avec la Mère et ses
principes au centre, Mère Patrie et Mère Église, Travail, Famille,
Patrie. Vichy n'était pas loin et la Libération, de passage au
fond, peut être incarnée par la gitane libertaire et ses
anarchiques hors-la-loi.
On sait gré à Richard Martin, dont on
connaît la fibre, d'avoir souligné cette présence inquiétante,
non de la religion qui peut aussi libérer, mais d'une écrasante
Église espagnole toujours au service des puissants : je
rappellerai que l'Espagne, loin avoir écrasé « l'infâme »
voltairien, après la parenthèse libérale due à la Révolution
française, l'avait vue revenir, plus puissante et arrogante que
jamais, avec le rétablissement même de l'Inquisition, à l'époque
de cette Carmen, dans les bagages de Ferdinand VII, le pire monarque
de son histoire, que les « 100 000 fils de Saint Louis »,
l'armée envoyée par la France et saluée par Chateaubriand, avait
restauré sur son trône, assis déjà sur le massacre et l'exil des
libéraux, comme fera, exactement un siècle plus tard le général
bigot Franco. Et je ne puis m'empêcher de voir, dans ce dérisoire
et luxueux trône de procession porté dans sa vacuité triomphale
dans le grotesque défilé final des toreros, piètres héros d'un
peuple asservi aux jeux de cirque sans pain, une allégorie de la
sinistre mascarade franquiste qui se pavanait encore aux jours où
Martin situe l'action.
Les
masques goyesques de sinistre carnaval tauromachique, le ridicule
char de triomphe d'un Escamillo attifé de grotesque façon,
dénoncent aussi clairement l'imposture de l'héroïsme de farce
d'une corrida où le sadisme des spectateurs paie pour applaudir le
sang versé, pour acclamer en direct la torture et le meurtre d'une
vie : « Viva la muerte ! », 'Vive la mort !',
le cri même du fascisme espagnol. Ce même public qui fera cercle
pervers, avide du spectacle sanglant, mais immobile et indifférent
au drame qu'il n'empêchera, pas autour de l'estocade finale de Don
José à Carmen : dans ou hors de l'arène, la même soif de
sang.
La
nécessaire sonorisation des solistes, du moins à la première, pose
un problème de réglage spatial : les voix du fin fond de la
scène, ou des coulisses pour Escamillo et Don José, paraissent plus
grosses que lorsqu'elles sont devant où elles retrouvent un volume
plus acceptable. Les vifs déplacements des personnages du délicat
quintette, perturbant les volumes sont cause sans doute aussi d'une
impression de décalage. La joyeuse chorale turbulente des enfants,
avec cette distance et ce mouvement, était difficile à tenir à la
baguette. Les chœurs, statiques, sonnent bien tout naturellement,
emplissant l'espace, tout comme l'orchestre finement tenu par
Chalmeau
qui, avec une dévotion respectueuse, suit à la lettre les subtiles
indications de dynamique et de nuances de volume de Bizet,
parfaitement suivi par sa phalange.
L'autre
problème est le choix, discutable, au prétexte de fidélité
originelle, de la version Opéra-comique de Carmen :
les passages parlés imposent aux chanteurs un déplacement fatigant
de la voix qui n'est pas toujours heureux, sans compter le jeu
théâtral différent du lyrique. Seules les voix graves, en général
parlent et chantent sur la même tessiture et le Zúñiga plein
d'élégance de la basse Frédéric
Albou,
à partir d'un sol ou fa, garde la même égale et belle couleur
sombre dans sa parole ou chant. Le handicap du texte parlé ne se
pose pas pour les truculents et picaresques comparses, fripons
fripés, pendards évidemment pendables, Jean-Noël
Tessier,
joli ténor, le Remendado, et Mickael
Piccone,
baryton, le Dancaïre, qui assument allègrement la part opératique
comique de l'œuvre. Ce versant presque opérette était annoncé par
l'air restitué ici à Morales, excellemment interprété par le
baryton Benjamin
Mayenobe,
une histoire vaudevillesque saugrenue, d'ailleurs soulignée par la
projection d'un Guignol.
Autre
retour à la version originale, le changements de tessiture de
Mercedes, redevenue ici soprano léger, délicieusement et
malicieusement incarnée par Sarah
Bloch,
avec sa digne complice en frasques, Frasquita, au timbre doucement
voluptueux de la mezzo Hélène
Delalande.
Seule « étrangère » de cette distribution française,
la soprano arménienne Lussine
Levoni
est autant une Micaela étrangère au monde grouillant sévillan et
gitan qu'elle est intégrée lyriquement dans un rôle français qu'elle sert
avec une voix tendre mais ferme, égale sur toute sa tessiture.
Le
baryton Cyril
Rovery,
se tirant sans difficulté de l'air ardu du toréador qui nécessite
autant de grave que d'aigu, les chanteurs sacrifiant en général le
premier pour faire sonner le second, d'une voix égale, campe un
Escamillo certes ostentatoire mais plein de panache, avantageux et
généreux de son athlétique personne, vrai star qui ose un strip,
lançant spectaculairement son débardeur aux fans, aux femmes, et
l'on est heureux qu'il offre la beauté de sa plastique aux dames et
à l'envie des hommes plutôt qu'à une brave bête de taureau qui
n'en a rien à faire.
Don
José, c'est le Marseillais international Luca
Lombardo,
qui a chanté le rôle dans le monde entier, incarnant et défendant
le beau chant français. Il unit, à un physique d'homme mûr,
blessé par l'existence, la fraîcheur juvénile d'une voix
comme une nostalgie déchirante de la jeunesse qui rend plus poignant
son émoi devant la jeunesse et la beauté de Carmen. C'est une autre
dimension humaine du personnage qu'il apporte à l'œuvre, une vérité
passionnelle qui n'est pas simplement l'incompatibilité ironisée
par la gitane entre le chien soumis gardien de l'ordre et le loup
épris de liberté : l'homme accroché à une jeunesse qu'il
poignarde, cloue d'un couteau faute de pouvoir la fixer. Ligne de
chant, tenue de souffle, sa voix se plie au nuances et nous offre
l'aigu de l'air de la fleur en un pianissimo doucement douloureux,
voulu par Bizet, que les ténors n'osent jamais en scène.
Digne
objet de ses vœux, allure, figure, jeunesse, Marie Kalinine, dans la
tradition dépoussiérée par les grandes interprètes espagnoles du
rôle comme Los Ángeles ou Berganza, est une Carmen de grande
classe, non de classe supérieure aristocratique, mais de la noblesse
innée gitane, ouvrière, cigarière, contrebandière, mais en rien
roturière ou ordurière, ce n'est pas une cagole marseillaise. Comme
dans Mérimée, elle se fera castagnettes des débris d'une assiette
qu'elle casse pour accompagner sa danse, et qu'elle rejette ensuite
avec dédain. Carmen, en latin et en espagnol signifie 'charme',
sortilège : elle est l'intelligence de la femme qui toujours
fut suspecte, d'Ève aux sorcières auxquelles l'assimile d'emblée
le timoré Don José pour se justifier et s'innocenter de sa folle
passion. Velouté coloré de la voix, grave profond sans effet
vulgaire de poitrine, elle joint, à l'élégance de la silhouette
celle du timbre d'une voix aisée sur toute la tessiture, un jeu tout
en finesse, sans effet, qui rend plus terrible, celui comme un coup
de poignard qu'elle assène à José d'un murmure cruel : « Non,
je ne t'aime plus», allant au devant de son suicide.
Mère
et fille, sœurs par la beauté égale de leur silhouette, les
chorégraphes et danseuses flamencas María et Ève Pérez, assurent
et assument la vérité andalouse d'une Carmen que nombre
d'Espagnols, en dehors des emprunts (Iradier) et inspirations (Manuel
García) de Bizet, sentent comme vraiment espagnole.
Version
originale de Carmen?
Tout
en saluant le travail musicologique de Chalmeau pour revenir à
l'original de la création, on se permettra quelques remarques.
D'abord, les textes parlés ne sont pas donnés, heureusement, in
extenso. Même coupés, ils n'apportent pas grand chose sauf un
détail de la vie de José qui a fui la Navarre après un drame
d'honneur, un duel sans doute, et sont bien moins bons que les
récitatifs concis et bien frappés de Guiraud. Les pages
orchestrales rétablies sont naturellement belles mais leur
légèreté, à une première et seule écoute, tire encore l'œuvre
vers le versant Opéra-Comique et l'air rajouté de Morales, cette
comique histoire de cocu, la fait sombrer, avec le pendant du
quintette des contrebandiers, franchement vers l'opérette. Bizet fut
sans doute avisé de les couper et, sans nier le plaisir de la
curiosité, il n'y a sans doute pas lieu de sacraliser la première
d'un spectacle vivant toujours appelé à bouger : l'intérêt
historique n'est pas forcément esthétique. Figaro s'était "mis en quatre", selon l'expression de Beaumarchais pour plaire car la version en cinq actes de la première fut un échec ; Mozart fit un deuxième air pour son Guglielmo de Cosí, plus court, et on ne chante pratiquement jamais le premier, sans compter les retouches d'autres œuvres ; on sait aussi ce qu'il advint du Barbier de Rossini à la première; Verdi n'a cessé de
remanier ses opéras. Bizet aussi, de son vivant, retoucha le sien.
Par
ailleurs, si c'est là la version originale, on s'étonne de ne pas
trouver la habanera initialement écrite par Bizet (enregistrée en
« plus » par Michel Plasson dans un enregistrement)
puisque il abandonna cette mouture et emprunta ce qui est devenu
« L'amour est enfant de Bohème… » au plaisant duo
entre un séducteur créole et une jolie mulâtresse, El
arreglito
de Sebastián
Iradier,
qu'il cite, musicien espagnol professeur de l'Impératrice Eugénie
de Montijo, connu universellement par son autre habanera, La
paloma.
Carmen
de Bizet
Dôme
de Marseille, 4 et 5 juin
La
Philharmonie Provence Méditerranée, le Chœur Philharmonique et le
Chœur Amoroso du CNRR de Marseille sous la direction musicale
Jacques Chalmeau.
Mise en scène et lumières : Richard Martin.
Mise en scène et lumières : Richard Martin.
Scénographie :
Floriande Montardy Chérel ; costumes : Gabriel Massol et
Didier Buro. Vidéo : Mathieu Carvin
Char
et le costume d'Escamillo : Danielle Jacqui.
Distribution
Carmen
: Marie Kalinine ; Micaela : Lussine Levoni ; Mercédès: Sarah
Bloch ; Frasquita : Hélène Delalande ; Don José : Luca
Lombardo ; Escamillo : Cyril Rovery ; Morales : Benjamin
Mayenobe ; le Dancaïre : Mickael Piccone ; le Remendado :
Jean-Noël Tessier ; Zúñiga Frédéric Albou
Ana
Pérez et Marie Pérez : chorégraphie et danse flamenco.
Photos : © Frédéric Stephan
1. Zúñiga, plus polisson policier que policé face à Micaela;
2. José et Micaela;
3. Carmen et José ;
4. La pause des cigarières ;
5. Éva Pérez ;
6. María Pérez , Carmen Mercedes et Frasquita ;
7. L'idole des dames : Escamillo, Mercedes et Frasquita à ses pieds;
8. Dancaïre assis, Remendado et ces dames ;
9. Goyesque carnaval de mort ;
10. Grotesque procession d'un Dieu absent ;
11. Suicide de Carmen tendant le couteau.
2. José et Micaela;
3. Carmen et José ;
4. La pause des cigarières ;
5. Éva Pérez ;
6. María Pérez , Carmen Mercedes et Frasquita ;
7. L'idole des dames : Escamillo, Mercedes et Frasquita à ses pieds;
8. Dancaïre assis, Remendado et ces dames ;
9. Goyesque carnaval de mort ;
10. Grotesque procession d'un Dieu absent ;
11. Suicide de Carmen tendant le couteau.
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