Espagne, hispanisme, espagnolade
D’Andalousie de Francis López
au pays de la zarzuela à l’Odéon
Marseille
Zarzuela
Ce terme désigne aussi un plat qui mêle poissons et fruits de mer
liés par une sauce. Ce mot dérive de zarza (qui signifie ronce), donc, zarzuela est un lieu envahi par les ronces, une ronceraie. Ce
nom fut donné au Palais de la Zarzuela, résidence champêtre d’abord princière
puis royale (c’est la résidence actuelle du roi d’Espagne et de sa famille),
aux environs de Madrid.
Au XVIIe siècle
Le roi Philippe IV, qui avait fui l’Escorial austère de son aïeul
Philippe II, et habitait un palais à Madrid, venait s’y délasser avec sa cour,
chasser et, disons-le, faire la fête, donner des fêtes somptueuses, des pièces
de théâtre agrémentées de plus en plus de musique, qu’on appellera
« Fiestas de la zarzuela », puis, tout simplement
« zarzuela » pour simplifier. C’est pratiquement, d’abord, un opéra
baroque à machines, d’inspiration italienne mais entièrement chanté es espagnol ou, plus tard, avec
des passages parlés à la place des récitatifs. Alors qu’en France , il faudra
attendre 1671 pour le premier opéra français, la Pomone, de Robert Cambert, en Espagne, environ cinquante
ans plus tôt, en 1627, une de ces fêtes musicales de la zarzuela est, en fait,
un véritable opéra à l’italienne. Bien sûr, on ne l’appelle pas
« opéra » puisque ce mot tardif, italien, signifie simplement
‘œuvre’, les ouvrages lyriques de cette époque n’étant appelés que dramma
per musica, ‘drame en musique’,
Monteverdi n’appelant son Orfeo
que ‘favola in musica’, fable en musique. En Espagne, on l’appellera donc zarzuela. C’est La selva sin amor, ‘La forêt sans amour’, avec pour librettiste rien de moins que le fameux
Lope de Vega, pour lors le plus grand dramaturge espagnol, qui serait auteur de
plusieurs milliers de pièces de théâtre. La musique de Filippo Piccinini,
italien établi à la cour d’Espagne, est malheureusement perdue. La mise en
scène, fastueuse, extraordinaire, du grand ingénieur et peintre florentin
Cosimo Lotti frappa les esprits et on en a des descriptions émerveillées. La zarzuela est donc, d’abord, le nom de l’opéra
baroque espagnol aristocratique, fastueux.
Au
XVIIIe siècle
On
appelle toujours zarzuela une œuvre lyrique baroque à l’italienne, parlée et
chantée, parallèlement au nouveau terme « opéra » qui s’impose pour
le genre entièrement chanté, qui mêle cependant, à différence de l’opera
seria italien, le comique et le
tragique. Cependant, l’évolution du goût fait qu’il y a une lassitude pour les
sujets mythologiques ou de l’histoire antique qui faisaient le fonds de l’opéra
baroque.
L’Espagne avait une tradition ancienne d’intermèdes comiques, deux
saynètes musicales insérées entre les trois actes d’une pièce de théâtre, la comedia (dont la réunion des deux en un seul sujet donnera,
dans la Naples encore espagnole,
l’opera buffa). Au XVIIIe,
ces intermèdes deviendront de brèves tonadillas populaires qui alternent danses et chant
typiques ; étoffées, elles s’appelleront plus tard encore zarzuelas, avec des sujets de plus en plus populaires, puis
nettement inspirés des coutumes et de la culture du peuple.
XIX e
siècle
Du XIX e
au XX e siècle, ce nom de zarzuela désigne définitivement une
œuvre lyrique et parlée qui, donc, peut aller de l’opéra à l’opérette,
dramatique ou comique. Les compositeurs tels que Francisco Barbieri, ou encore Tomás Bretón en ont illustré un versant pittoresque comique,
typiquement espagnol. C’est souvent, pour la zarzuela grande, un véritable opéra (Manuel de Falla appellera
d’abord « zarzuela » son opéra
La Vida breve (1913). Mais la plupart mêlent toujours, par
tradition depuis le XVIIe, le parlé et le chanté, précédant d’un
siècle l’opéra-comique français,
« comique » car il « appartient à la comédie » (Littré), par les passages parlés, bref au théâtre
Le XIXe siècle sera l’âge d’or de la zarzuela. Mais qui
subit la concurrence de l’opéra italien qui règne en Europe avec Rossini,
Bellini, Donizetti et bientôt Verdi. Vers le milieu du siècle, un groupe
d’écrivains et de compositeurs rassemblés autour de Francisco Asenjo
Barbieri (1823–1894), grand
compositeur et maître à penser musical de l’école nationale renoue et rénove le
genre, lui redonne des lettres de noblesse dans l’intention d’affranchir la
musique espagnole de l’invasion de l’opéra italien. L’éventail des sujets est
très grand, du drame historique à la légère comédie de mœurs. Mais toute
l’Espagne et ses provinces est présente dans sa variété musicale de rythmes
vocaux et de danses. Madrid devient le centre privilégié
de la zarzuela urbaine, avec ses madrilènes du menu peuple, leur accent, ses
fêtes, ses disputes de voisinage.
Zarzuela et vanité du nationalisme
C’était l’une des conséquences des guerres napoléoniennes qui ont
ravagé l’Europe, de l’Espagne à la Russie, le nationalisme commence à faire des
ravages : le passage des troupes françaises a éveillé une conscience
nationale, pour le meilleur quand il s’agit d’art, et, plus tard, pour le pire.
Pour le moment, il ne s’agit que de musique dont on dit qu’elle adoucit les
mœurs. Partout, d’autant que les gens ne comprennent pas forcément l’italien,
langue lyrique obligatoire, il y a des tentatives d’opéra national en langue
autochtone, même si les opéras italiens se donnent en traduction.
Des expériences naissent un peu partout, en Allemagne avec Weber et
son Freischütz (1821), premier
opéra romantique, en langue allemande (avec des passages parlés comme dans les singpiele de Mozart, L’Enlèvement au sérail, La Flûte enchantée), suivi de Wagner. La
France a sa propre production lyrique. Mais jugeons de la vanité des
nationalismes : l’opéra à la française a été créé pour Louis XIV (fils
d’une Espagnole, petit-fils d’Henri IV le Navarrais, qui descend d’un roi maure
espagnol) par le Florentin Lully. C’est Gluck, Autrichien, maître de musique de
Marie-Antoinette, qui recrée la tragédie lyrique à la française dans cette
tradition ; c’est Meyerbeer, Allemand, qui donne le modèle du grand opéra
historique à la française ; ce sera Offenbach, juif allemand qui portera
au sommet l’opérette française, et l’opéra le plus joué dans le monde, dû à
Bizet, c’est Carmen, sur un sujet
et des thèmes espagnols. Fort heureusement, l’art, la musique ne connaissent
pas de frontière et se nourrit d’un bien où on le trouve comme dirait Molière.
L’Espagne
Dans ce contexte européen, l’Espagne est plus mal lotie. Elle est
plongée dans le marasme de la décolonisation, résultat des guerres
napoléoniennes et de la Révolution française, car les colonies refusent de
reconnaître pour roi Joseph Bonaparte imposé en Espagne. Il en sera chassé
après une terrible Guerre d’Indépendance qui sonne le glas de l’Empire de
Napoléon : rappelons non pas les heureuses peintures de Goya des temps de
la tonadilla, mais ses sombres
tableaux sur la guerre, ses massacres, ses gravures sur les malheurs de la
guerre. En dix ans, entre 1810 et 1820, l’Espagne perd le Mexique, l’Amérique
centrale et l’Amérique du sud dont elle tirait d’énormes richesses. Elle ne
garde que Cuba, Porto-Rico et les Philippines, qui, à leur tour, s’émanciperont
en 1898, année qui marque la fin d’un Empire espagnol de plus de trois siècle.
Et paradoxalement, ces années 1890 sont l’apogée de la zarzuela,
avec le género chico (‘le petit
genre’), en un acte, qui connaît un essor sans précédent, indifférente aux
aléas de l’Histoire contemporaine, chantant les valeurs traditionnelles d’une
Espagne qui continue à se croire éternelle avec ses valeurs, courage, héroïsme,
honneur, amour, religion, patrie, etc, tous les clichés d’un nationalisme
d’autant plus ombrageux qu’il n’a plus l’ombre d’une réalité solide dans un
pays paupérisé par la perte des colonies et les guerres civiles, les guerres
carlistes qui se succèdent, trois en un siècle entre libéraux et absolutistes,
la terrible Guerre de 1936, en étant qu’une suite en plein XX e siècle.
La zarzuela devient une sorte d’hymne d’exaltation patriotique, de
nationalisme autosatisfait où l’espagnolisme frise parfois l’espagnolade. Cela
explique que le franquisme, isolé culturellement du monde, tourné vers le
passé, cultiva avec dévotion la zarzuela, la favorisa de même qu’un type de
chanson « aflamencada », inspirée du flamenco, comme une sorte de
retour aux valeurs traditionnelles d’une Espagne le dos tourné à la modernité.
Après un rejet de la zarzuela, et du flamenco, récupérés et identifiés à
l’identité franquiste, il y a un retour populaire apaisé vers ces genres
typiques, d’autant qu’ils avaient toujours été défendus et cultivés, sur les
scènes mondiales par tous les plus grands interprètes lyriques espagnols, de
Victoria de los Ángeles à Alfredo Kraus, de Teresa Berganza à Plácido Domingo,
de Caballé à Carreras, chanteurs dans toutes les mémoires, et de María Bayo à
Rolando Villazón. Domingo par ailleurs, né de parents chanteurs de zarzuelas, a
imposée la zarzuela comme genre lyrique obligatoire dans le fameux concours qui
porte son nom.
Musique espagnole :
du typique au topique
La musique espagnole traditionnelle, typique, a une identité si
précise en rythme, tonalités particulières, mélismes, qu’elle s’est imposée
comme un genre en soi, si bien que rythmiquement,certaines de ses danses
picaresques, même condamnées par l’Inquisition comme licencieuse, la chacone,
la sarabande, la passacaille, le
canari, la folie d’Espagne, le bureo (devenu sans doute bourrée), se sont imposées et dignifiées dans la
suite baroque. Quant à ses modalités et tonalités, elles ont fasciné les grands
compositeurs, de Scarlatti à Boccherini, par ailleurs faisant intégrés à
l’Espagne, de Liszt à Glinka et Rimski-Korsakof, de Verdi à Massenet, de
Chabrier à Lalo, Debussy, Ravel, en passant par la Carmen de Bizet qui emprunte son habanera à Sebastián
Iradier et s’inspire du polo de
Manuel García, père de la Malibran et de Pauline Viardot, etc, pour le meilleur
d’une « vraie » et digne musique espagnole « typique »,
écrite hors de ses frontières. Mais le typique trop défini finit en topique, en
cliché avec l’espagnolade, qui a
ses degrés, pas tous dégradants, et qui tiennent plus à une surinterprétation,
à un excès coloriste de la couleur locale dans la musique, mais, surtout, à des
textes, pour la majorité de musiques chantées, qui surjouent un folklore
hispanique où règne le cliché pas toujours de bon aloi, une Espagne plurielle
réduite abusivement à une Andalousie de pacotille, qui agace et humilie les
Espagnols, caricaturée au soleil, au faux flamenco, aux castagnettes et à
l’abomination de la corrida.
UNE HEURE AVEC JENNIFER MICHEL ET JUAN ANTONIO
NOGUEIRA
Mercredi 6 janvier
Encore une heureuse initiative de Maurice Xiberras, Directeur de l’Opéra de Marseille et de l’Odéon
qu’il a réveillé avec l’opérette : offrir une heure de chant, largement et
généreusement débordée. C’était, accompagnés au piano par Marion Liotard, à la soprano Jennifer Michel, désormais bien connue et appréciée sur la scène
lyrique marseillaise et au ténor
espagnol Juan Antonio Nogueira,
nom galicien pour un originaire des Canaries, patrie du légendaire Alfredo
Kraus, qu’était confié ce moment musical, prélude espagnol à l’opérette
franco-espagnole, Andalousie, de Francis(co)
López. Soulignons encore l’inanité
des frontières et des nationalités : ce compositeur fameux de chansons et
d’opérettes, né en France par un accident de l’histoire puisque son père était
Péruvien et sa mère, née en Argentine, mais tous deux d’origine basque, établis
d’abord à Hendaye où le jeune homme passe son enfance, nourri comme Ravel par
sa mère espagnole, des rythmes et mélodies ibériques.
Le piano est couvert d’un mantón de Manila, ‘un châle de Manille’, si intégré dans les parures
typiques traditionnelles des Espagnoles ; il servira aussi à quelques jeux
de scène à la chanteuse ; les dames, pianiste et soprano, entreront,
chignon éclairé d’un œillet rouge très espagnol et c’est le ténor qui introduit
d’une rafale dynamisante de castagnettes, le premier morceau, un duo tiré du Prince
de Madrid, opérette sur Goya,
« España », un hymne à l’Espagne dont les paroles enfilent les
clichés naïvement touristiques : ce n’est pas Chabrier mais cela n’en est
pas moins agréable et bien chanté par les deux voix qui se marient bien sur cette scène comme à la ville.
En fait de scène, deux larges couloirs en équerre, qui mettent les chanteurs à
moins de deux mètres du public nombreux, avec les contraintes de déplacement et
d’angoisse inhérentes à la proximité.
Le ténor, Premier Prix au Concours « Voix du monde » en
Espagne, se lance dans l’air héroïque sur l’épée tolédane, dont il brandit une
copie de théâtre, un air tiré du Huésped del sevillano de Jacinto Guerrero, une zarzuela inspirée de Cervantes. La voix est
vaillante, plus acérée que vibrante, et convient ici. Ensuite, jouant joliment
de l’éventail, la soprano française, aborde, avec un style vraiment espagnol,
les vocalises virtuoses, si hispaniques, du carillonnant « De España vengo », ‘Je
viens d’Espagne, Je suis Espagnole’, du Niño judío de Pablo Luna, encore une arrogante proclamation d’hispanité, que la jeune cantatrice
teinte d’un fier désespoir d’amour déçu qu’on perçoit rarement dans
l’interprétation du « pont » de l’air.
La pianiste Marion Liotard, ancienne du CNIPAL, très sollicitée comme accompagnatrice partenaire
et créatrice également d’œuvres contemporaines, rend un hommage verbal à Ernesto
Lecuona, le grand compositeur
cubain, si peu connu en France, dont elle interprète « Granada »,
pièce tirée de sa suite Andalucía
(1933) avec une virtuose souplesse dans les appoggiatures et autres mélismes
andalous. Plus tard dans le concert, elle en proposera « Córdoba »,
de la même suite, avec intensité et intériorité, nous laissant le regret et le
désir qu’elle nous livre d’autres de ses exécutions de ce compositeur, que
personnellement, je révère, et qu’elle découvre et explore avec passion selon
son aveu. À suivre.
Marion Liotard © M. Larcher |
Le ténor interprète alors, de Pablo Sorozábal, compositeur symphonique, républicain tenu à l’écart
par le franquisme qui lui concéda néanmoins la direction de l’orchestre
symphonique de Madrid mais pour la lui retirer brutalement en 1952 car il
prétendait, pour ouvrir l’horizon musical d’une Espagne confinée, diriger la Symphonie
Leningrad de Chostakovitch. Son œuvre
lyrique est l’une des expressions les plus abouties et finales de la zarzuela
au XXe siècle, comme le prouva l’extrait de Black el payaso (1942), que le chanteur aborde avec une mélancolique
retenue qui s’anime ensuite. Sans doute le trac de ce trop proche voisinage
avec le public à portée de main et un très grand nombre de collègues chanteurs
répétant Andalousie et venus en
voisins, une indisposition passagère, semblent lui causer une baisse de tonus
pour la sorte de sérénade romantique de Bella enamorada, de Sotullo et Vert, dont il fait, cependant, avec habilité, une sensible confidence rêvée. Il
retrouvera tout son mordant et une expressivité dramatique bouleversante dans
le « No puede ser » de La Tabernera del puerto du même Sorozábal, air dont Plácido Domingo, digne héritier de la zarzuela, a fait un classique
pour les ténors.
Étincelante, pétulante, Jennifer Michel, avec une superbe santé, de l’humour et un talent
d’actrice comme stimulé par ce public assis comme à ses pieds, déploie tous les
charmes d’un soprano dont le médium s’est enrichi sans rien perdre de son
agilité et du brillant d’un aigu facile, rond, sans aucune des aspérités qui
déparent parfois les coloratures, toujours musicale, des demi-teintes irisées,
des sons finis en douceur comme des gazouillis. Accent espagnol parfait,
naturel, et même andalou dans l’extrait fameux de l’opéra La tempranica de Gerónimo Jiménez, le fameux zapateado issu des danses méditerranéennes masculines, telle
la tarentelle, pour écraser la tarentule supposée d’attaquer aux mâles en
l’écrasant rageusement sous les pieds. Entre autres airs, dans « J’attends
le Prince charmant » du Prince de Madrid de Francis López, avec un charme ravissant, elle
démontre magistralement la grandeur de ce qui n’est pas une petite musique.
Les deux chanteurs et la pianiste se taillent un succès mérité pour
une heure bien allongée, qu’on aurait aimé encore plus longue.
ANDALOUSIE
Après le triomphe inattendu de La Belle de Cadix en 1945, déjà avec Raymond Vincy comme
librettiste et un Luis Mariano presque inconnu comme personnage principal, Andalousie, est créée en1947, encore un triomphe du trio formé
par Raymond Vincy pour le texte, Francis
Lopez pour la musique et Luis
Mariano pour le chant, prémices
d’une série de succès pendant plus d’une décennie, d’inspiration espagnole d’un
duo de Basques, López et González devenus Lopez et Mariano, deux étrangers bien
étrangers, heureusement, au nationalisme qui fait des ravages aujourd’hui dans
ce même Pays basque et ailleurs.
Bien sûr, nous sommes en pleine mais non plane espagnolade, moins
par ces jolies ou belles mélodies enchaînées que par un livret pauvret (malgré
deux librettistes…) mais riche en clichés éculés sur l’Espagne, ou plutôt
une caricature d’Andalousie :
amour passionnel ombrageux, jalousie mais
honneur farouche, vaillance, bravade plus corrida obligée comme mythique moyen
de promotion sociale d’un misérable vendeur d’alcarazas, parfaite idéologie du
franquisme restaurateur viandard de ce que la République appelait « La
Honte nationale ». C’est sans doute cette présence de la corrida qui date
le plus le spectacle, aujourd’hui largement désertée et réprouvée par la
jeunesse qui, à l’inverse, après une période de rejet des danses d’un folklore
sclérosé imposé aussi par le franquisme, revient joyeusement à ces habaneras,
boléros, séguedilles, sévillanes et fandangos revitalisés dans leurs fêtes
modernes.
Quelques jeux de mots téléphonés font sourire. On sourit aussi à ces
toiles peintes de notre enfance, ondulantes, gondolantes sur leur tringle, une
rue à arcades andalouses, un fond exotique vénézuélien, et l’on en redécouvre
rétrospectivement l’avantage d’un rapide —et économique— changement de décor et
de lieu au lieu de nos actuelles scénographies uniques : finalement cela
souligne le jeu bon enfant de l’ensemble, mais surligne aussi deux belles
fautes d’orthographe espagnole pour le nom de l’auberge avec :
« Dona » pour « Doña » et « Vittoria » pour
« Victoria ». Mais, on apprécie le bon accent hispanique général,
bien sûr, on ne s’en étonnera pas, surtout de Marc Larcher et de Caroline Géa. Les costumes, en revanche, d’un hispanisme de fantaisie,
sont somptueux et très nombreux et ne sont pas pour rien au charme à la fois
fastueux et désuet du spectacle que goûte un public largement âgé qui y
retrouve, sinon un regain de jeunesse, du moins un rajeunissement des
souvenirs.
Avec ce peu musical, la direction de Bruno Conti aiguise au mieux l’Orchestre du théâtre de l’Odéon
en progrès et le Chœur Phocéen
(Rémy Littolff) s’en donne à cœur
joie et joue en jouant,
enjouement communicatif, dans une mise en scène toute en rythme de Jack
Gervais, sans temps mort, mais trop de bras levés en signe
superfétatoire et convenu de liesse, avec une plaisante mise en danse coulant
de source de certains ensembles (chorégraphie de Felipe Calvarro).
La répartition des airs est inégale dans l’œuvre : un ensemble
pour la Greta de Julie Morgane ; deux airs, deux valses, obligées, pour la supposée cantatrice
viennoise majestueusement et emphatiquement campée par Katia Blas ; et on aurait aimé davantage d’airs pour la jolie
voix de Caroline Géa ; en
conspirateur libéral, on a le plaisir trop rare d’entendre la sombre puissance
de Jean-Marie Delpas
.
Une très
poétique mélodie nous permet de découvrir le joli timbre de Samy Camps en Séréno, le veilleur de nuit, chargé de donner
l’heure et d’ouvrir les portes des immeubles dont il avait toutes les clés,
institution espagnole pittoresque dont le franquisme fit un délateur officiel
du régime veillant entrées et sorties des maisons, surveillant tout
rassemblement suspect. Les autres personnages n’ont pratiquement pas d’air,
comme le Pepe, un toujours irrésistible Claude Deschamps qui se suffit à lui-même, vrai gracioso de la tradition espagnole de la comedia faisant paire avec la sémillante et pétillante
Pilar de Caroline Gea, dont les
amours ancillaires sont comiquement parallèles à celles des jeunes premiers. En
Allemand vêtu à la tyrolienne à l’accent marseillais, le Baedeker d’Antoine
Bonelli est une vraie réussite
comique, salué par des applaudissements dès son entrée en scène, tout comme Simone
Burles : ils habitent le
plateau comme chez eux et le public leur marque ainsi une joyeuse connaissance
et reconnaissance, tout comme au ténor Marc Larcher qui a aussi su faire sa place dans ce théâtre qui
dignifie l’opérette.
Par son allure, sa prestance, Larcher échappe au ridicule
qui, en Espagne, s’attache toujours à la fausse virilité et vaillance du matador,
‘le tueur’ : vaillance, virilité, c’est la beauté de sa voix lumineuse,
aux aigus droits et drus comme une lame tolédane, élégance de la ligne, du
phrasé, et une impeccable diction. Il a une digne et belle partenaire dans la
soprano Amélie Robins, timbre
raffiné, aigus faciles pour un
médium large et sonore. Elle se meut avec grâce, esquisse avec gracilité
quelques mouvements de bras en rythme andalou sans caricature. Tous deux
assortis en voix, charme et beauté, sont de vrais jeunes premiers qui remportent
les cœurs dans une troupe nombreuse, heureuse époque de dépense, où même les
figures les plus passagères existent.
Flamenco et zarzuela
Mais il faut souligner qu’à la musique espagnolisante facile de
l’opérette de Lopez, on a ajouté avec raison, un authentique ensemble flamenco
au-dessus de tout éloge : un guitariste chanteur, Jesús Carceller qui, malgré le micro pour l’immense salle, ne se
contente pas de hurler comme le font trop souvent ceux qui caricaturent
l’essence du cante hondo, mais,
avec une belle voix, en fait ruisseler les mélismes délicats, murmure la
déchirante plainte d’un père à la recherche de son fils, avec une sobre
émotion. Mis en pas par le
chorégraphe et danseur Felipe
Calvarro, le groupe de danseurs, Nathalie
Franceschi, Valérie Ortiz, Félix Calvarro déploie tous les sortilèges de la danse flamenco dans
des fandanguillos de Cadix, des bulerías, etc. dans des zapateados virtuoses au crépitement
conjoint des castagnettes.
Mais, dans le dernier tableau, où fut judicieusement intercalé, sans
aucune annonce dans le programme, l’intermède complet de la gracieuse zarzuela
de Gerónimo Jiménez (1854-1923),
qui inspira par sa musique Turina et Manuel de Falla, El baile de Luis
Alonso, on put apprécier que ces danseurs
avaient une solide formation de la Escuela bolera classique en interprétant avec beaucoup de charme la
jota. Ce fut un triomphe.
L’Espagne vraie rattrapait la gentille espagnolade.
Andalousie de Francis Lopez
Marseille, Théâtre de
l’Odéon, 16 et 17 janvier.
Direction musicale : Bruno Conti.
Mise en scène : Jack Gervais
.
Chorégraphie : Felipe Calvarro
Orchestre du théâtre de
l’Odéon, Chœur Phocéen
Dolores : Amélie Robins ; Pilar : Caroline Géa
; Fanny Miller : Katia
Blas ;
Doña Victoria : Simone
Burles
; Greta : Julie Morgane ; la gitane : Anne-Gaëlle Peyro ; la fleuriste : Lorrie Garcia.
Juanito : Marc Larcher ; Pepe : Claude Deschamps ; Valiente : Jean-Marie
Delpas
; Baedeker : Antoine
Bonelli
; Caracho: Damien
Surian ; Le Séréno: Samy
Camps ; un alguazil :
Pierre-Olivier Bernard ;
un consommateur : Patrice Bourgeois ; Gómez : Daniel Rauch ; Aubergiste : Emmanuel Géa ; Péon : Vincent Jacquet.
Guitariste chanteur : Jesús Carceller ;
Danseurs : Nathalie Franceschi , Valérie Ortiz ,
Félix Calvarro.
Chorégraphe danseur : Felipe Calvarro.
Photos Christian Dresse :
1. Fanny (Blas) et ses boys ;
2. Pepe et Pilar affrontés (Deschamps et Géa) ;
3. Juanito et Fanny (Larcher, Blas) ;
4. Trois femmes déchaînées (Burles, Robins, Géa) ;
5. Estrellita et le conspirateur galant homme (Robins, Delpas) ;
6. Le torero et ses dames ;
7. Tablao flamenco ;
8. Tableau final.
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