MARIA STUARDA
1834
Drame lyrique en
trois actes de Gaetano Donizetti
Livret de Giuseppe
Bardari
D’après la pièce de
Schiller (1801)
(version
concertante)
Opéra Grand
Avignon
24 janvier 2016
Création à Avignon
À PERDRE LA TÊTE…
De
Marie Stuart, on pourrait dire que sa fin tragique lui a laissé une place dans
l’Histoire que son histoire ne lui aurait pas accordée.
Et
pourtant… reine d’Écosse à quelques jours de sa naissance, de 1542 à 1567,
reine de France à dix-sept ans de 1559 à 1560, considérée par les catholiques
reine légitime d’Angleterre et d’Irlande contre sa cousine Élisabeth
(1533-1603) reine « bâtarde » car née d’Anne Boleyn après
l’irrecevable divorce pour eux d’Henry VIII d’avec Catherine d’Aragon, et
écartée de la succession par son père qui fit décapiter sa mère puis par son
frère Édouard VI. Tout pour une grande vie de reine multiple. Élevée dès l’âge
de six ans dans la cour de France, parée de toutes grâces et d’une belle
culture pour une femme de son temps, à la mort du jeune roi François,
catholique fervente, elle rentre à dix-huit ans dans son royaume d’Écosse
protestant, régi par son demi-frère en son absence.
À partir de là, de moins de tête que de
cœur, malgré de bonnes intentions, elle ne fait que de mauvais choix :
sans consulter personne, jetant dans la révolte son demi-frère et les nobles,
elle épouse, son cousin germain, catholique. Son mari la trompe et maltraite,
fait assassiner son favori musicien Rizzio sous ses yeux. Un mari tueur, à
tuer… Il le sera par son amant, l’aventurier Bothwell. Il organise un attentat
dont on croit qu’elle a donné l’ordre ou l’accord : il étrangle le roi
consort et fait exploser une bombe, et le scandale, pour camoufler —mal— le
meurtre. Marie le fait acquitter du crime sacrilège de régicide, confirmant les
présomptions contre elle et, un mois après l’attentat, épouse en troisièmes
noces l’assassin de son mari, protestant, s’aliénant, cette fois à la fois les
catholiques, les nobles et sa cousine Élisabeth de neuf ans son aînée, la Reine
Vierge, célibataire, rétive à l’hymen : il est vrai que l’exemple légué
par son père Henry VIII, avec ses familles recomposées, ou plutôt décomposées,
trois enfants de trois mères différentes, six mariages, deux divorces et deux
femmes décapitées, n’incitait guère à donner confiance en l’institution
conjugale. Élisabeth, choquée par la désinvolture matrimoniale et ce divorce à
l’écossaise, à la dynamite, de sa jeune cousine, et rivale tranquillement
déclarée pour son trône d’Angleterre, n’osant un procès sur le régicide, fera
instruire une enquête sur l’assassinat du roi consort, son cousin aussi.
Défaite
par les lords révoltés menés par son demi-frère, emprisonnée —déjà— Marie
s’évade et va chercher refuge
auprès d’Élisabeth, la prudente anglicane : elle a les Écossais sur le dos
et se jette dans les bras des Anglais. Embarrassant cadeau pour Élisabeth qui
enferme de résidence surveillée en prison de plus en plus sévère son
encombrante cousine, soutenue par la France et la très catholique Espagne, pour
empêcher, vainement, ses conspirations contre son trône et sa vie. Le dernier
complot, de Babington, dans lequel on l’implique, à tort ou a raison, signera
son arrêt de mort. On portera au crédit d’Élisabeth au moins d’avoir hésité
dix-huit ans à se débarrasser de l’empêcheuse de régner en rond car les Tudor
ont la hache facile : son père a fait décapiter deux de ses femmes, Anne
Boleyn et Catherine Howard, son frère Edouard VI fait décapiter la gouvernante
de leur demi-sœur Marie Tudor et celle-ci, Jeanne Grey, mise sur le trône à sa
place. Dernière de cette charmante famille, Élisabeth tranche finalement dans
le vif du sujet, royal, mais après
un procès qui condamne Marie à l’unanimité. À quarante-cinq ans, dont dix-neuf
de captivité avec la prison écossaise, la triple reine, née apparemment pour
les plaisirs, meurt atrocement : le bourreau, ivre, s’y reprend à trois
fois pour la décapiter. Sans laisser une œuvre politique comme reine, elle sort
de l’Histoire pour entrer dans la légende.
De
la tragédie à l’opéra
Après
une pièce française du XVIIe siècle, c’est la légende que cultive la
tragédie de Schiller que Donizetti et son librettiste ont vue dans la
traduction italienne de 1830. Réduisant à six le nombre de personnages,
contraintes déjà économiques de l’opéra baroque et romantique qui emploie tout
de même un vaste chœur, condensant en un seul Leicester le personnage de
Mortimer, l’amoureux, et celui qui complote l’évasion de Marie.
Contrairement
à la pièce de théâtre qui commence après le procès alors que Marie connaît déjà
sa condamnation, l’œuvre en étire habilement l’angoissante attente jusqu’au
dernier acte, en ménage le suspense après une montée dramatique qui culmine
jusqu’au paroxysme de l’affrontement entre les deux femmes ; l’opéra élude
le procès préalable et fait porter sur la seule reine Élisabeth la responsabilité
de la sentence finale de mort, et
non pour des raisons de justice et de politique, mais plus humainement
passionnelles : la jalousie. Élisabeth dispute à Marie l’amour de
Leicester qui a juré de la délivrer, et tente vainement de réconcilier les deux
femmes et d’éviter l’issue fatale, qu’il ne fait que précipiter comme Desdémone
plaidant pour Cassio et le perdant aux yeux du jaloux Othello, tout ce
qu’il dit en faveur de la reine d’Écosse se retourne contre elle.
L’HISTOIRE SUBLIMÉE PAR UNE VOCALITÉ SUBLIME
En
musique et très beau chant, ces aménagements dramatiques ont l’intérêt
d’opposer des personnages antithétiques, contraires (Talbot) ou défavorables
(Cécil) à Marie, des duos parallèles très intenses entre les deux reines et
leur commun amour Leicester, l’un avec des apartés dépités ou rageurs
d’Élisabeth qui tente et sonde les sentiments de celui qu’elle aime en secret
mais aime Marie, comme Amnéris testant et découvrant l’amour d’Aïda, l’autre, entre
espoir et détresse, entre Marie et Leicester, enfin, le climax, le sommet, le
duo entre les deux reines où Marie, tout humilité d’abord, précipite sa chute
en traitant Élisabeth de « bâtarde ». Les ensembles s’inscrivent en
toute logique et avec une grande efficacité dramatique comme témoins
impuissants, intercédant en sentiments opposés entre les deux femmes. Le chœur
exprime joie, pitié du sort de Marie et, dans sa dernière intervention, évoque
l’échafaud, l’apprêt du supplice, rendant inutile leur présence scénique.
Et,
on ne devrait pas le dire trop haut en ces temps où l’opéra, par force, se fait
concert, le spectacle disparaissant par la pénurie, c’est l’un des intérêts de
cette version « concertante », « concentrante », concentrée
sur la musique et les voix. Mais quelles voix, et quels artistes ! On
oserait dire que tout parut plus fort, plus intense dans cet alignement des
chanteurs ne diluant, pas dans une scène en mouvement et un jeu spatialisé, la
puissance de leur expression vocale et dramatique. Et, si le mot n’était
aujourd’hui aussi galvaudé, on oserait dire aussi qu’ils nous offrirent une représentation où
le tragique de l’Histoire était sublimé, au vrai sens d’‘idéalisé’, ‘purifié’,
par la beauté sublime de leur voix et de leur interprétation.
Concentration
dynamique, haletante, du chef, Luciano Acocella, qui ne délaye jamais
la trame orchestrale toujours un peu lâche de Donizetti, la resserrant par un
tempo qui participe de ce drame qui court vertigineusement vers son inéluctable
fin, que l’on connaît tout en la rêvant différente, sachant tamiser en
clair-obscur le chœur (Aurore Marchand) jubilant du début, passant à
l’ombreuse prière à mi-voix de la requête de pitié. Contenant l’orchestre ou le
stimulant, mais toujours attentif aux chanteurs, à leur souffle, au texte qu’il
module silencieusement.
En majesté, Karine Deshayes, dans le personnage
ingrat, ici simplifié d’Élisabeth, déploie la générosité de son mezzo, qui
semble s’être étoffé et unifié en tissu somptueux du grave à l’aigu facile,
prêtant la volupté du velours de la voix à une virginale reine dont elle nous
fait sentir, dans ce chant ardent, que toute cette glace sensuelle est prête à
fondre, contrainte de confondre un évasif objet d’amour qui glisse entre ses
doigts. Ses regards sur Leicester disent le dépit amoureux, la jalousie, la
haine de l’autre, l’humiliation de la reine, la douleur de la femme : tout
le rugissement d’un fauve à peine contenu par la politesse et politique de
cour : la passion dévorante contrôlée apparemment par les tours et détours
policés du bel canto.
Face à elle, face à face, affrontée et même effrontée malgré le danger, Patrizia Ciofi, sur une tessiture moins vertigineuse que nombre de ses rôles habituels, un médium corsé, onctueux, assombri, fait planer des aigus rêveurs dans son évocation mélancolique des jours heureux de France, donnant un sens à chaque ornement, gruppetti égrenés telles des images vocales, des pétales effeuillés du bonheur d’autrefois : comme étrangère déjà à elle-même, elle dénoue avec une élégance nostalgique les rubans des vocalises comme elle délierait des liens qui l’entravent dans son ascension spirituelle vers la liberté : son adieu aux autres et un adieu à soi, elle fait poésie de la rondeur et douceur de son timbre mais, ses grands yeux bleus lançant des flammes, devant les provocations insultantes de la reine d’Angleterre, ose le déchirer du cri de l’injure impardonnable qu’elle sait payer de sa vie, défaite mais non vaincue.
Karine Deshayes, Ismael Jordi (photo Muriel Roumier) |
Face à elle, face à face, affrontée et même effrontée malgré le danger, Patrizia Ciofi, sur une tessiture moins vertigineuse que nombre de ses rôles habituels, un médium corsé, onctueux, assombri, fait planer des aigus rêveurs dans son évocation mélancolique des jours heureux de France, donnant un sens à chaque ornement, gruppetti égrenés telles des images vocales, des pétales effeuillés du bonheur d’autrefois : comme étrangère déjà à elle-même, elle dénoue avec une élégance nostalgique les rubans des vocalises comme elle délierait des liens qui l’entravent dans son ascension spirituelle vers la liberté : son adieu aux autres et un adieu à soi, elle fait poésie de la rondeur et douceur de son timbre mais, ses grands yeux bleus lançant des flammes, devant les provocations insultantes de la reine d’Angleterre, ose le déchirer du cri de l’injure impardonnable qu’elle sait payer de sa vie, défaite mais non vaincue.
Entre
ces deux femmes, une qui l’aime, l’autre qu’il aime, tentant vainement de ménager et de fléchir la reine
triomphante, vouant à la reine prisonnière un amour digne à la fois de la
courtoisie troubadouresque et du désir héroïque sacrificiel chevaleresque, Ismaël
Jordi
est un Leicester juvénile, perdu, éperdu, entre ces deux grands fauves
politiques, et tout son visage, son corps autant que sa voix expriment son
déchirement. Sa voix riche de ténor flexible, déjouant en virtuose tous les
pièges vertigineux de la partition, traduit avec une émouvante expressivité le
drame vécu par ce témoin impuissant devant le conflit passionnel à en perdre la
tête qui prend le pas sur la raison des deux femmes.
Reines ennemies mais reines du bel canto amies (photo Muriel Roumier) |
Michele
Pertusi
prête sa grande et belle voix de basse, son élégance, sa noblesse, à un Talbot
confident et confesseur ému mais non complaisant d’une Marie qu’il exhorte à
mourir chrétiennement en avouant ses fautes qu’elle ne peut cacher à un dieu
vengeur. À l’opposé, ennemi politique de la reine d’Écosse, Cecil, est chanté
par le baryton Yann Toussaint qui en aiguise l’implacable Raison d’état
d’une inflexible voix aux éclats d’acier qui en appellent à ceux de la hache.
Dans le rôle sacrifié de la suivante désespérée, Anna Kennedy, qui bandera les
yeux de la reine martyre, Ludivine Gombert, avec peine quelques phrases et des
ensembles émouvants, fait entendre un soprano d’une pureté diamantine dans la
pourriture politique et passionnelle.
Emprisonnée
en mai 1568 par Élisabeth qui, en réalité, se refusera toujours à la
rencontrer, Marie Stuart, poétesse également, avait brodé sur sa robe cette
devise : « En ma Fin gît mon Commencement ». La légende, sinon
l’Histoire lui donnent raison.
Maria Stuarda de Donizetti
Opéra Grand Avignon, 24 et 27 janvier .
Orchestre Régional Avignon-Provence. Chœur de l'Opéra Grand
Avignon. Direction musicale : Luciano Acocella. Direction des choeurs : Aurore
Marchand. Etudes musicales : Kira Parfeevets.
Distribution : Maria Stuarda : Patrizia Ciofi . Elisabetta : Karine Deshayes ; Anna Kennedy : Ludivine Gombert. Leicester : Ismaël Jordi, Anna Kennedy : Ludivine Gombert ; Talbot : Michele Pertusi ; Cecil : Yann Toussaint
Distribution : Maria Stuarda : Patrizia Ciofi . Elisabetta : Karine Deshayes ; Anna Kennedy : Ludivine Gombert. Leicester : Ismaël Jordi, Anna Kennedy : Ludivine Gombert ; Talbot : Michele Pertusi ; Cecil : Yann Toussaint
Sous
l'égide de l'Association des «Amis du Théâtre lyrique»
Photos : Jean-François Canavaggia.
1. Les saluts : Gombert, Pertusi, Ciofi, Acocella, Deshayes, Jordi, Toussaint;
2. Gombert, Pertusi, Ciofi.
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