IL TROVATORE
Musique de Verdi, livret de Salvatore Cammarano
D’après le drame espagnol d’Antonio García
Gutiérrez
Coproduction du Teatro Giuseppe Verdi de Trieste
et de l’Opéra Royal de Wallonie
Opéra de Toulon
L’œuvre
Si personne ne conteste la veine, la verve mélodique sans cesse
jaillissante de l’opéra de Verdi, d’une confondante beauté de bout en bout,
même dans les chœurs, on croit toujours bon de sourire à l’évocation du livret
tiré de la pièce d’Antonio García Gutiérrez, El trovador (1836), d’autant plus facilement critiquée que
méconnue en France. Or, c’est loin d’être une mauvaise pièce si l’on veut bien
la situer dans l’esthétique romantique du temps, en tous les cas, pas plus
invraisemblable qu’Hernani de
Victor Hugo où l’on voit Charles Quint rival en amour d’un hors-la-loi, ou Ruy
Blas, le valet devenu ministre
tout-puissant et amant de la reine d’Espagne… Mais la vraisemblance des
situations n’est pas ce qui règle ce théâtre et, encore moins, les opéras de la
même époque. Dans ce Trovatore,
mal traduit par
« Trouvère » (pendant tardif et en langue d’oïl de nos
aristocratiques troubadours en langue d’oc du sud), le problème de
compréhension, qui n’existe pas dans l’original, c’est que l’intrigue, le nœud,
est exposée en lever de rideau et non dans un récitatif compréhensible comme
dans les opéras baroques, mais dans un grand air magnifique, confié à une
basse, hérissé de vocalises haletantes qui défient l’écoute du texte si elles
convient à en savourer la musique. Pour ajouter au problème, des événements
capitaux se passent en coulisses, relatés trop succinctement pour bien suivre
l’action.
Dans le contexte des guerres civiles de l’Aragon du XVe
siècle se greffe une sombre histoire passée : une Bohémienne (les gitans
arrivent dans le nord de l’Espagne à cette époque après avoir traversé
séculairement toute l’Europe depuis leur Inde originaire), surprise auprès du
berceau du fils du comte de Luna, chef d’une faction, est condamnée au bûcher.
Sa fille, Azucena, névrosée par le drame, n’aura de cesse de la venger :
enlevant l’autre fils du comte, croyant le jeter dans le feu, elle y jette le
sien mais élève le jeune noble rescapé de son crime comme son fils, sous le nom
de Manrico, qui ignore le secret de sa naissance. Freud aurait bien analysé ce
nœud psychique : une mère rendue folle par le bûcher de la sienne et meurtrière
involontaire de son propre fils, obsédée de vindicte, élevant comme sien le
fils du comte honni pour en faire l’instrument de sa vengeance ; et ce fils,
ennemi politique de son frère sans le savoir, en devient aussi rival, amoureux
de la même femme, Leonora, sans doute image de leur mère, absente du drame, en
bon œdipe.
Si, psychologiquement, les héros restent immuables d’un bout à
l’autre, s’ils ne sont que leur passion, quand celle-ci est traduite par la
musique de Verdi, on ne peut qu’être saisi par la profondeur humaine de cette
expression de personnages pourtant superficiels : désir, haine, amour charnel,
amour maternel et filial, sentiments simples dans une épure essentielle, qui
nous atteignent directement dans la sublimation d’une beauté mélodique à couper
le souffle, sauf aux chanteurs.
La réalisation
À quelque chose malheur est bon ? Pas de création maison à
Toulon cette année comme les magnifiques productions auxquelles nous sommes
habitués sous le règne de Claude-Henri Bonnet. Cependant, l’on doit reconnaître que coproduction du Teatro Giuseppe
Verdi de Trieste et de l’Opéra Royal de Wallonie invitée à Toulon est loin d’être un malheur :
elle est même fort bonne.
On est d’abord heureux que
la mise en scène de Stefano Vizioli,
que certains diraient sottement traditionnelle, le soit justement et s’ajuste
avec sagesse et culture au sujet, sans le tirer abusivement vers des modernités
artificielles qui, à vouloir rapprocher l’œuvre de notre temps, ne font que la
rendre, pour le coup, vraiment invraisemblable : même si notre époque a
hélas tout vu en matière d’horreur, comment y justifier cette histoire de
soi-disant mauvais œil pour lequel une pauvre femme est brûlée comme sorcière,
puis sa fille, aussi promise au bûcher, qui aura jeté par erreur son propre
fils au feu pour la venger ? À trop tirer vers nous, on tire par les
cheveux de l’invraisemblance, que nous sommes prêts à accepter par convention
dans des époques lointaines et obscures mais pas dans la nôtre, ou trop proche.
Donc, le drame est bien situé dans son contexte historique de
l’Espagne, de l’Aragon du XVe siècle par des costumes beaux et
intelligents d’Alessandro Ciammarughi qui ne s’est pas contenté d’habiller les personnages dans des atours et
armures d’un vague Moyen-Âge, mais qui, à l’évidence, a pris la peine d’en
étudier historiquement la mode. Ainsi, l’on apprécie, dans le camp des
rebelles, des bohémiens, un mélange de vraisemblables costumes de bohémiens
vaguement indiens par les étoffes et l’allure, soieries, rayures, châles, mais,
juste historiquement, des habits et turbans mauresques puisque, si à cette
époque, il ne reste dans la Péninsule ibérique que le petit royaume de Grenade
comme enclave musulmane, les arabes des territoires reconquis n’en avaient pas
été pour autant chassés et coexistaient pacifiquement, avec leurs coutumes et
costumes, avec les chrétiens vainqueurs, ainsi que les Juifs, dont, certains
bonnets, ici, rappellent sans doute la présence dans un reste encore harmonieux
de cette Espagne médiévale des trois religions qui en fit la grandeur et aurait
pu être un modèle d’avenir, plus tard mis à mal par l’Inquisition et les
expulsions successives des Juifs juste après la prise de Grenade et,
pratiquement, celle des musulmans et de leurs descendants, les Morisques,
presque un siècle plus tard. Pour l’heure, sur cette scène, ce sont bien des
costumes mudéjares (l’habit de Ruiz en est un magnifique exemple), ces
musulmans vivant en territoire chrétien, avec, fondus dans les efficaces
lumières ombreuses de Franco Marri,
leurs brocards somptueux, leurs couleurs sourdes, rouille, vert sombre, bleu
foncé, avec des touches dorées et pourpres. Il est dramatiquement pertinent,
porteur de sens, que tous ces futurs persécutés, Bohémiens, Juifs et Mudéjares,
soient du camp des rebelles au pouvoir unificateur et oppresseur du clan des
Luna.
Un clan d’acier bien exprimé par le décor, l’habile scénographie,
également signée d’Alessandro Ciammarughi, ces deux angles affrontés à cour et à jardin de froide forteresse
qu’on dirait de fer avec ses gros boulons, ses escaliers dont les marches
semblent des dents de sombre machine à broyer. Modulables, ils figurent d’abord
la rude et raide forteresse de la tour du château de l’Aljafería, puis,
désossés ou désarmés de leurs blindages métalliques, ils deviendront,
poutrelles apparentes, le camp plus léger, à claire-voie, des gitans et, à la fin, mais avec une
bien inutile et ultime transformation trop longue à mettre en place, la prison
finale. Des panneaux, ou immenses rideaux qu’on diraient moirés, délimitent, à
l’avant-scène, tout aussi intelligemment, des espaces pour duo ou solo des
chanteurs tandis que, derrière, on restructure les éléments mobiles du décor.
Dans ces divers lieux, nocturne jardin des sérénades du troubadour
et des quiproquos d’une obscurité qui n’existe plus à notre époque, les acteurs
du drame se meuvent avec aisance, fluidité des dames en robe aussi aériennes que leurs vocalises, agitation
joyeuse des gitans avec leurs danses, leurs acrobaties, mais exhibant aussi des
prisonniers, mimant des exécutions trop connues de nos jours, duels bien réglés, lame courbe sarrasine contre droite épée chrétienne, qui ajoutent à l’action palpitante sans les simulacres parfois ridicules. Autre
belle et cruelles trouvailles : Azucena, en attente de son supplice et de
celui de son fils, toujours hallucinée par le passé, fait de sa couverture un
enfant qu’elle berce tendrement ; comme celui que, dans son égarement,
elle jeta au feu…
Il y a un rythme très prenant dans la mise en scène, sans temps
morts.
Interprétation
D’autant que Giuliano Carella, qui dirige l’Orchestre et le chœur de l’Opéra de Toulon, à leur mieux, dès le roulement de tambour et le
fracas des cuivres initiaux, insuffle à l’œuvre une respiration, une pulsation
puissante, vive, rageuse, qui fait vivre cette musique avec une vérité
dramatique rarement entendue. Sous sa baguette, les chœurs se plient au souffle
confidentiel, au murmure parfois : frisson, effroi, dans leurs ombreux apartés, éclats
lumineux dans la célébration gitane de l’air libre. C’est tenu implacablement
du début à la fin, sans rien nuire aux larges expansions aériennes des
parenthèses lyriques ; notamment le second air de Leonora.
Les chanteurs, galvanisés sans doute par la précision de la mise en
scène et par cette direction minutieuse mais attentive à leur chant, grands
acteurs également, semblent donner le meilleur d’eux-mêmes. Les apparitions du
messager (Didier Siccardi), du
vieux gitan (Antoine Abello),
sont justes ; Jérémy Duffau (Ruiz) porte le costume mudéjare avec une vraie élégance et noblesse gitane,
et une claire franchise de voix. Annoncée victime d’un refroidissement, Marie
Karall incarne cependant une Inés à
la voix généreuse et chaude de mezzo, amicalement tendre.
Mais d’entrée, dans le redoutable récit essentiel de Ferrando,
hérissé d’appogiatures et de brefs soupirs de tous les dangers, la basse
Polonaise Adam Palka, déploie un
large timbre âpre de soldat et, soumis au rythme sans répit de Carella, en
donne une interprétation fiévreuse, haletante, hachée d’angoisse, d’une grande
vérité dramatique. Pivot du drame, affrontée puis confrontée à ce témoin et
gardien de la mémoire, Azucena, fille et mère, c’est l’Albanaise Enkelejda
Shkosa : voix sombre et ample de
mezzo avec des graves puissants de contralto, elle déroule les méandres de la
lente séguedille hallucinée de « Stride la vampa… » avec une sobriété
intérieure qui s’exalte dans le long trille frissonnant de la phrase finale, à
faire trembler d’effroi, tendre et fragile dans le duo final avec le fils en
prison, qui évoque celui de la proche Violetta mourante et d’Alfredo de la même
année, et anticipe les adieux à la vie d’Aïda et Radamès dans leur tombeau.
Au Comte de Luna, le baryton Giovanni Meoni prête sa prestance, son allure, son
élégance physique et vocale : son grand air d’amour à Leonora, si déclamatoire et rhétorique, sans
grande surprise, devient réellement un aveu intime à lui même, une sorte de
berceuse douce, dont même les aigus, insensibles d’aisance, ont une noblesse
qui ne rend, par contraste, que plus terribles ses fureurs passionnelles et
meurtrières.
Il est vrai que la Leonora de la soprano espagnole de Yolanda
Auyanet est un objet hautement
digne de ses amours autant que de celles de Manrico, d’autant qu’ils sont
frères sans le savoir. La voix est d’un tissu soyeux, égale sur toute la
tessiture, sans lourdeur, d’une grande musicalité, d’une douceur pleine de
grâce. Elle s’envole vers les aigus exaltés de passion avec une rêverie captivante
dans son premier air, « Tacea la notte placida… », récit suivi d’une
cascadante cabalette aux notes jubilatoire impeccablement piquées d’admiration
pur son chevalier inconnu du tournoi. Son second grand air, « D’amor su
l’alle rose… », une stase qui arrête l’action, est un moment d’extase, de
grâce, de poésie, grands arcs encore belliniens, enrubannés de trilles comme
des battements d’ailes. Son grave est solide, jamais appuyé et se coule
admirablement dans le « miserere » suivant. A ses côtés, le ténor
argentin Marcelo Puente campe
un Manrico de belle allure. D’un timbre très vibré il fait le vibrant
organe d’un engagement passionnel très convainquant, donnant au héros une
grande vérité humaine et lyrique sans faille qui emporte la salle par sa force
et aurait sans doute séduit Verdi qui préférait toujours l’expressivité de ses
interprètes à la beauté formelle de leur voix.
En somme, une production remarquable dont la fidélité historique à
l’œuvre redonne à ce drame vu, revu, trop vu, au point qu’on ne peut plus le
voir parfois, une vérité paradoxale de réalisme, si l’on peut dire, romantique.
Qui nous empoigne.
Finalement, signe des temps de pénurie, si ce Trovatore, importé d’ailleurs par économie n’est pas une
création locale comme celles, superbes, dont nous a gratifiés jusqu’ici Claude-Henri
Bonnet, la beauté des voix de cette
nouvelle distribution et, surtout la direction enflammée et dramatique de bout
en bout de Carella, en font, on
peut le dire, sinon une vraie création, une convaincante et mémorable
recréation.
Il trovatore de G.
Verdi,
Opéra de Toulon,
Coproduction du Teatro
Giuseppe Verdi de Trieste et de l’Opéra Royal de Wallonie
11, 9 et 13 octobre 2015
Orchestre et chœur de
l’Opéra de Toulon.
Direction musicale Giuliano
Carella
Mise en scène : Stefano
Vizioli. Décors et costumes : Alessandro
Ciammarughi. Lumières : Franco
Marri.
Distribution
Leonora : Yolanda
Auyanet ; Azucena :
Enkelejda Shkosa ; Inés : Marie Karall ; Manrico : Marcelo Puente ; Comte de Luna : Giovanni Meoni ; Ferrando : Adam Palka ; Ruiz Jérémy Duffau ; Vieux gitan :
Antoine Abello ; Messager : Didier Siccardi.
Photos Frédéric
Stéphan :
1. Leonora en bleu, Inés en noir;
2. Camp des gitans : Azucena soigne Manrico étendu ;
3. Victoire au camp rebelle, prisonnier.
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