MUSIQUE ET PATRIE
Le moi est haïssable,
disait Pascal. Pourtant, il n’existe qu’à l’échelle d’un simple individu. Mais
quand il affecte et infecte au niveau d’une communauté, c’est l’abominable
nationalisme dont on sait les horreurs qu’il a pu provoquer et provoque encore.
Aussi, s’il y a des musiques « nationales », elles n’appartiennent
pourtant à personne car la musique est universelle et, dès qu’elle le mérite,
elle devient le domaine de tous. Elisabeth Schwarzkopf disait, avec une arrogance
et une suffisance nationalistes, que seuls les Allemands devaient chanter les
lieder, fermant la porte aux autres, injuriant ainsi nombre de grands
interprètes non germaniques qui leur ont rendu hommage et s’y sont illustrés.
Ceci dit, sans que
cela invalide nombre de magnifiques interprétations de musiques
« nationales » interprétées par des « étrangers » (si l’on
peut être étranger dès qu’on entre sincèrement dans une musique que l’on aime),
il est vrai qu’un interprète « national » apporte toujours une
touche, une note, une émotion ou une motivation sensible à cette musique venue
d’ailleurs.
Trois concerts récents
me paraissent illustrer ce propos. Voici le premier.
I
Extraits de la Misa criolla et Canto general par l’Octet vocal
d’Aix-en-Provence,
Chapelle de Saint-Mitre,
13 septembre 2015
Né en Argentine,
médecin, guitariste concertiste, compositeur et chercheur en musicologie,
professeur de guitare au Conservatoire royal supérieur de Madrid, Jorge
Cardoso, auteur de
plus de quatre cents compositions pour guitare soliste, pour nombre de
combinaisons instrumentales ou orchestrales de l’instrument, jouées et
enregistrées par quelque deux cents interprètes différents, après avoir
parcouru quatre continents, gravé quarante disques, invité de festivals et de
salles prestigieuses de concert, ayant choisi de vivre chez nous, est digne
d’un meilleur sort.
Dans cette pimpante et
simple chapelle d’Aix, fondateur de cet octuor vocal, ou octette en français,
directeur de l’ensemble, il présentait modestement son ambitieuse transcription
personnelle de deux œuvres très connues du répertoire latino-américain.
La célèbre Misa
criolla (1963)
de l’Argentin Ariel Ramírez, est dédiée à Elisabeth et Regina Brückner, deux
religieuses allemandes qui aidèrent clandestinement des prisonniers d’un camp
de concentration nazi. Les textes liturgiques ne sont pas chantés en latin mais
traduits en espagnol pour les rendre plus accessibles au peuple, comme le
permettait le Concile Vatican II —et comme le faisaient les jésuites autrefois,
ce qui leur valut, entre autres imputations, la dissolution de leur ordre et
leur expulsion au XVIIIe siècle. Cette messe a été tellement
entendue qu’on la redoute usée de tant de répétitions. Cependant, on rend grâce
aux arrangements subtils de Cardoso, les entrées à deux guitares des morceaux
par Sylvie Dagnac
et lui-même, dans une sorte de répons, de passage du relais instrumental
parfaitement agencé, les accompagnements des pupitres originaux confiés ici aux
voix, aux onomatopées, réduits à de discrètes maracas, nous en renouvellent
avec bonheur l’écoute, du moins de deux extraits, de ce « Gloria »
brillant et exalté à la douceur lumineuse d’un « Agnus dei » plein de
ferveur.
Le Canto general. Pablo Neruda, le grand poète
chilien, le polissait depuis 1938 et le publia en 1950, grandiose épopée de
deux cent trente et un poèmes, plus de quinze mille vers, à la fois chronique
historique et encyclopédique de toute l’Amérique latine. Pour le film policier
et politique de Costa Gavras, État de siège (1972), prémonition de ce qui allait survenir au Chili, Mikis
Theodorakis en
avait mis en musique quelques poèmes, attelé à en mettre d’autres textes en
musique à la demande de Neruda, tâche complexe et résultat compliqué, très
alourdie orchestralement, difficile d’accès à l’hispanophone, le Grec
n’entendant pas le castillan… Le musicien espagnol Gonzalo Reig, avec la collaboration de Jorge
Cardoso, en fit une
version plus authentiquement latino-américaine, qui agréa même Thedorakis. Par
ailleurs, Cardoso, fidèle à ce travail, en épure la partie instrumentale
d’origine, très variée avec des instruments folkloriques peu accessibles et
difficiles à pratiquer, réduits ici à quelques percussions, et nous régale
d’habiles et convaincantes transcriptions pour les voix de son octette, permettant
d’alterner harmonieusement passages solistes et tutti.
Les voix sont belles,
homogènes, de la fraîcheur des soprani, la luminosité des ténors, à la couleur
des alti et des basses. À tour de rôle, les chanteurs disent, déclament les
textes, malheureusement, la réverbération de la chapelle, et sans doute un
manque forcé de répétitions, les rendent inaudibles sur la musique, l’équilibre
restant à trouver entre le parlé et le chanté. Les deux guitares préludent,
dialoguent, commentent, tissu doré arachnéen d’une grande finesse, d’un grand
respect musical pour l’œuvre d’origine, mais font une autre œuvre originale à
son tour de cette transcription qui fait du grandiose oratorio épique une
émouvante célébration intime.
Finalement, ce
latino-américain, en remplaçant les instruments folkloriques initiaux par les
voix instrumentalisées, arrache ces œuvres au pittoresque décoratif qui en
masquait l’essentiel, pour les rendre à une essence universelle.
Chapelle de Saint-Mitre
Misa criolla d’Ariel Ramírez ; Canto general (P. Neruda, M. Theodorakis/ J.
Cardoso)
Octet vocal
d’Aix-en-Provence
Direction,
Jorge Cardoso.
Guitares :
Sylvie Dagnac, Jorge Cardoso.
Soprani :
Catherine Bocci/Marion Rybaka ; alti : Florence Blanc/Anne-Gaëlle
Peyro ; ténors : Miguel Camacho/Nicolas Sohéylian ;
basses : Yves Bergé/Guillaume Barralis.
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