NOBLESSE DE LA BASSE
Récital de Nicolas Courjal
Chorégies d’Orange, Cour Saint-Louis
1 août 2015
Bas problèmes pour
chanteurs à la hauteur
Les voix graves ne
sont pas gâtées par le répertoire lyrique, du moins selon la typologie héritée
de l’opéra du XIX e siècle : le baryton, selon l’axiome
plaisant, y est l’empêcheur de tourner en rond des amours entre la soprano et
le ténor, devenus les clairs héros de toute intrigue amoureuse. Quant à la voix
de basse, elle est infligée, affligée, aux voix de vieillards, raisonneurs
radoteurs, ou pères parâtres, pères nobles, plus souvent ignobles, tyranniques
et inquisiteurs.
Il n’en était pas
ainsi à l’époque baroque où la voix médiane caractérise : « les
hommes importants [qui] discourent d’une voix médiane, calme et
magnifique »[1] selon le
Comte Bardi dont la fameuse Camerata florentine et ses érudits et musiciens, pose et expose les
prémisses théoriques et rhétoriques du dramma per musica, qu’on nommera bien plus tard
‘opéra’. La voix de basse, si elle est également affectée aux ivrognes et à ceux
qui somnolent, caractérise aussi la noblesse profonde de certains héros et des
dieux. La voix aiguë est le caractère de la colère mais aussi des vieillards,
vérité physiologique puisque, avec l’âge, l’homme perdant les hormones de la
masculinité, la testostérone, acquiert des traits de la féminité, alors que la
femme, épuisant son capital œstrogénique, à l’inverse, se virilise, perd l’aigu
de sa voix. Cela explique un réalisme, même burlesque, des emplois baroques
d’hommes travestis jouant le rôle de vieilles femmes, de sorcières. Proust
notait aussi que, vieillis, homme et femme se confondent souvent, sans doute
par ce croisement hormonal inverse.
D’où la difficulté de
monter un récital pour ce type de voix basse mal traité par le répertoire mais
au magnifique traitement musical par certains compositeurs.
Un programme
harmonieux
Ainsi, l’on sait gré à
Nicolas Courjal du choix qu’il nous propose, dans cette Cour Saint-Louis
écrasée de chaleur à 18 heures, avec le soleil qui le frappe parfois de plein
fouet selon la mobilité de l’astre à travers les feuilles d’un arbre.
En première partie, ce
sont quatre des dix-sept mélodies d’Henri Duparc, transposées pour sa voix très
longue, aux graves pleins, jamais écrasés, souvent posés avec légèreté sans
perdre de leur noire profondeur veloutée, aux aigus faciles, lumineux mais colorés, distillés dans
un souple arc-en-ciel de nuances délicates et expressives, de la demi-teinte au pianissimo le plus fin mais toujours timbré et sonore. La trop fameuse Phydilé
(Leconte de Lisle),
entendue à satiété dans des tessitures aiguës et dans une tradition française
au maniérisme proche de la fadeur, acquiert ici, même dans des murmures comme
des frissons de la peau, une chair plus concrète, voluptueuse, vaporeuses,
rêveuse, dans le velouté de la voix, tandis que le piano attentif et subtil d’Antoine
Palloc ruisselle
d’une émotion solidaire. On admirera le phrasé, la ligne, la montée du
crescendo avec le sens du texte, dramatique de Testament (Armand Silvestre), tout sensuel et onirique de La vie antérieure (Baudelaire), grandiose dans La vague
et la cloche
(François Coppée).
Les Quatre chansons
de Don Quichotte,
commandées au trop lent Ravel qui se vit supplanté par Jacques Ibert pour le
film Don Quixote
de Georg Wilhelm Pabst (1933) où jouait et chantait Chaliapine, permettent à
Courjal d’exprimer tout son art belcantiste dans la virtuosité que demandent
certains traits, les mélismes et rythmes espagnols où il déploie grâce et
légèreté avec une grande aisance, en rien affligé par la lourdeur qui affecte
souvent les voix de basse ; mais la dernière, la Chanson de la mort, est interprétée avec une
sensibilité sans sensiblerie qui nous prend à la gorge, tendrement dramatique
sans dramatisme appuyé, avec cette manière directe et touchante d’entrer dans
le texte :
«Ne pleure pas Sancho, ne pleure pas,
mon bon
,
Ton maître n’est pas
mort, il n’est pas loin de toi… »
Mais, sur le derniers
vers, qui résume la trajectoire humaine et littéraire du Chevalier à la Triste
Figure, il est simplement bouleversant, avec un mi aigu pianissimo, sfumato, dirait-t-on, qui se fond et
confond dans l’espace et le silence de l’émotion :
« Fantôme dans la
vie, et réel dans la mort. »
La seconde partie,
consacrée à des airs d’opéra, lui permettra de déployer le sombre tissu
somptueux de sa voix et la même maîtrise du chant. Il sera tour à tour un magnifique
et serein Sarastro dans son second air aux grands arabesques (La Flûte
Enchantée de
Mozart), un Soliman tourmenté (La Reine de Saba de Gounod), un Philippe II très
humain (Don Carlos,
version française de Verdi), introduit par le long cantabile legato qui passe
sans perte musicale du violoncelle originel au piano expressif d’Antoine
Palloc. Nicolas
Courjal passe avec la même aisance de l’air, large et noble, du Prince Grémine (Eugène
Oneguin de
Tchaïkovski) à l’insinuant et tonitruant Basilio (Il barbiere de Seviglia de Rossini) qui explose sur le
fameux colpe di cannone, le coup de canon de l’écrasement du malheureux calomnié après les
perfides sotto voce de la calomnie tortueuse à
voix basse.
Une
démonstration de l’art du chant, intimiste et grandiose, d’un interprète
intelligent qui chante la mélodie comme l’opéra et l’opéra avec toute la
richesse de nuances intimistes de la mélodie.Photo : Kris Picart
Nicolas Courjal ; au piano, Antoine Palloc
[1] Voir mon
livre sur le Baroque, D’Un temps d’incertitude, I, Temps de l’incertitude, VII.
L’empire des passions,
« Effets des affects . Typologie des voix et des
affects », Éditions Sulliver, 208, p.102 et passim.
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