IL TROVATORE
Opéra en 4 actes de Giuseppe Verdi (1853),
Livret de Salvatore Cammarano, d’après le drame
espagnol
d'Antonio García Gutiérrez (1836)
Chorégies d’Orange, 1 août 2015
Que dire encore du Trovatore que je n’aie déjà dit de cette œuvre très fréquentée, superbement
revisitée déjà aussi par Charles Roubaud, notamment à Marseille et à Orange en 2012 ? On ne peut tout
renouveler sinon redire une fois de plus qu’il est plus facile de ricaner,
d’ironiser sur le livret prétendument incompréhensible que de prendre la peine
de le lire et de consulter l’œuvre originale dont il est tiré.
L’œuvre : légende de
sa fausse confusion
Verdi a dévoré avec passion, en langue originale, le drame El
trovador, du dramaturge Antonio
García Gutiérrez (né la même année
que lui : 1813-1884), créé triomphalement à Madrid en 1836 et qui lance au
firmament du théâtre ce jeune homme inconnu jusque-là. Il tirera encore un
opéra d’une autre pièce du même, Simon Boccanegra (1857) et, plus tard, La Forza del destino (1862) de Duque de Rivas, autre drame marquant du
théâtre romantique espagnol. Comme avec Victor Hugo (Rigoletto), Alexandre Dumas fils (Traviata) ou Shakespeare (Macbeth, Otello
et Falstaf), l’avisé compositeur
au sens dramatique aigu, ne prend ses sujets que dans des pièces à succès et il
est absurde d’imaginer une erreur de jugement ou de goût dramatique dans le
choix du Trovador/ Trovatore (en
réalité ‘troubadour’ et non « trouvère » selon l’impropriété traditionnelle du titre
français) pour accréditer le foisonnement compliqué d’une pièce qui ne l’est
guère plus que le théâtre goûté à cette époque-là.
Verdi s’enthousiasme pour le sujet médiéval, les passions
affrontées, ce conflit amoureux (entre le Comte de Luna et Manrico le
« trouvère » bohémien apparemment, amoureux de Leonora, amoureuse de
ce dernier), qui redouble le conflit politique, situé dans l’Aragon du XVe
siècle, déchiré en guerres civiles. Dans la pièce, par ailleurs, s’ajoute le
conflit de classe entre des Bohémiens, dans le camp des rebelles, et celui des
nobles légitimistes et le désir de vengeance de la Bohémienne Azucena dont la
mère a été injustement brûlée vive au prétexte qu’elle aurait jeté un sort sur
le fils du Comte de Luna. Quant à Léonore, éprise du fils d’une bohémienne,
elle trahit sa classe et prend parti pour les rebelles.
Certes, les
simplifications du librettiste Cammarano, qui meurt d’ailleurs sans terminer le
livret, obligées par la nécessaire condensation qu’exige la musique, réduisent
de beaucoup la complexité psychologique et dramatique de l’œuvre originale. Par
ailleurs, comme dans le théâtre classique et ses règles de bienséance, le
librettiste confie à deux grands récits (de Ferrando et d’Azucena) certains
événements passés essentiels à la compréhension du drame présent qui
déterminent l’action, le jeu et ses enjeux, sans compter des ellipses
temporelles de faits passés en coulisses (la prise de Castellor, la défaite des
rebelles, la capture de Manrico), dites en passant qui, dans la complexité du
chant, rendent difficile en apparence la linéarité de l’intrigue. Dans la
tradition baroque, le récit, le récitatif qui explicite la trame du drame sur
un accompagnement minimal secco
ou obligato, avec simplement un
clavecin ou un minimum orchestral, permettait de suivre parfaitement l’action,
traitée ensuite en ses effets et affects par les arias les plus complexes. Le
problème, ici, c’est que Verdi, confie ces narrations essentielles qui exposent
le nœud de l’action à des airs compliqués de vocalises qui en rendent confuse
l’intellection, ainsi l’essentiel récit de Ferrando en ouverture, orné
d’appogiatures (notes d’appui) haletant, haché de soupirs (brefs silences entre
les notes) tout frissonnant de quartolets (quatre notes par temps).
Expressivité musicale extraordinaire qui joue contre le sémantisme ordinaire du
récit d’exposition. Défauts du livret, donc, mais compliqués par un chant
lyrique où librettiste et compositeur ont leur part mais que la musique sublime
transcende largement et que les surtitres aujourd’hui permettent largement de
dépasser pour peu qu’on y veuille prêter attention. On met au défi le
spectateur de comprendre Rodogune
de Corneille, Britannicus de
Racine, s’il n’a pas compris les immenses tirades historiques, précises ou
allusives, bourrées de noms propres, du premier acte d’exposition. Bref, Il
trovatore, contrairement aux sottes
et rapides affirmations sempiternellement ressassées, n’est pas plus
invraisemblable qu’Hernani de
Victor Hugo où l’on voit Charles Quint rival en amour d’un hors-la-loi, ou Ruy
Blas, le valet devenu ministre
tout-puissant et amant de la reine d’Espagne et le liste serait longue des
libertés prises avec la vérité historique sur la scène, comme le Don Carlos de Schiller repris aussi par Verdi au mépris de la
réalité des faits. Mais la vraisemblance des situations n’est pas ce qui règle
ce théâtre romantique.
La réalisation
Familier
de l’œuvre et du lieu, où il l’avait déjà monté en 2007, après une autre
version à Marseille en 2012, Charles Roubaud joue avec aisance du texte et du contexte grandiose, en
renouvelant relativement ce qui peut l’être d’une écriture scénique personnelle
dont on reconnaît l’élégance : spatialisation efficace des grandes masses
chorales en opposition de clair-obscur, subtilement mises en lumière ou ombre
par les éclairages de Jacques Rouveyrollis : ordre et désordre du lever d’un casernement militaire
avec la chambrée ordonnée et encombrée de lits de camps de soldats en caleçons
ou, sortant de la douche matinale serviette autour des reins ou négligemment
sur l’épaule pour le récit de Ferrando ; sur le plan incliné (scénographie de Dominique
Lebourges),
longue procession fantomale des moniales de blanc vêtues, et leur envol de
colombes effarouchées aux fracas du combat ; sentinelles en pente
déclinante arrachées de la nuit par un éclairage rasant. En contraste avec la
rigide discipline d’une armée de métier, les Bohémiens d’une libertaire marche
et couleurs de vêtements (toujours l’élégance et fantaisie des costumes de Katia
Duflot),
avec leur roulotte, leurs danses familiales. En somme deux mondes sociaux
affrontés, en guerre, dans le respect du texte. En contraste aux effets de
masse, il y a les duos de la tendresse maternelle et amoureuse très touchants
entre la mère et le fils et l’amante et l’amant, aimantés par le danger. On
regrette cependant deux choses : le duel entre le Comte et Manrico est plutôt
un jeu d’évitement entre les deux rivaux, mais quand le troubadour le narre à
sa mère, il dit avoir terrassé et fait grâce au Comte (prémonition du lien de
sang qui les unit) dans ce combat que nous n’avons pas vu. De même, on sourit que Manrico
arrive seul pour arracher Leonora des bras du Comte à la tête d’une armée et
que ce dernier ne se saisisse pas immédiatement de lui bien avant que ne
surgissent les hommes du rebelle, certes contrainte de la musique qui
retarde leur entrée.
Les projections vidéo de Camille Lebourges habillent adroitement le
grandiose mur de scène d’un nocturne jardin, de vagues éléments
d’architecture discrètement
gothico-mudéjare pour les portes, de sinistre salles d’un vaste couvent et de
forteresses indistinctes avec, pour Castelor, de nébuleuses peintures
religieuses.
Le renouvellement scénique, c’est encore une modernisation de l’action que les uniformes des soldats
renvoient presque explicitement aux uniformes franquistes. Argumentant contre
la contextualisation du Trovatore
de Roubaud monté à Marseille, situé à l’époque des Guerres carlistes du XIXe
siècle, le 3 mai 2012, j’écrivais :
« Tant
qu’à moderniser à tout prix, comme je l’ai écrit autrefois, il y aurait eu,
peut-être, de la pertinence à situer cette action, où deux hommes politiques et
guerriers se disputent la même femme qui pourrait symboliser l’Espagne, à
l’époque de la Guerre civile de 1936/1939 (qui finalement est la quatrième
guerre carliste espagnole en un siècle), les Gitans étant les libéraux, les
« Rouges », les rebelles, face à un pouvoir réactionnaire,
totalitaire, d’autant que Franco voulait rétablir l’Inquisition, le fascisme
s’y connaissant en bûchers… Beau diptyque espagnol pour Roubaud qui avait
ramené avec succès le Cid tout aussi médiéval à l’époque de la transition du
franquisme avec la monarchie libérale actuelle. »
On n’est jamais mieux convaincu que par ses propres arguments, bien
sûr, et si, Roubaud nous fait grâce de drapeaux rouges et noirs de l’anarchie
et des Rouges pour symboliser les Gitans libertaires, réflexion qui semble
prolonger (et anticiper chronologiquement) sa vision du Cid de Massenet avec le même Alagna, on est heureux que
l’introduction télévisuelle de la retransmission du 4 août, avec ces
magnifiques et terribles affiches de la Guerre civile espagnole, soit une
franche et claire explicitation historique et politique d’un contexte :
arrachée au Moyen-Âge, l’œuvre montre ainsi qu’il est, hélas, toujours à
l’œuvre, dans ses horreurs, dans notre prétentieuse modernité.
Interprétation
La qualité des interprètes, orchestres, chœurs, chanteurs solistes,
soigneusement choisis par Raymond Duffaut, laisse rarement à désirer, à contester, la part la plus sensible étant
la liberté laissée au metteur en scène qui offre matière à commentaire dans ce
théâtre musical que ne cesse d’être l’opéra, en plus quand on sait l’exigence
théâtrale de Verdi. Et l’on sait le soin que met Duffaut met à distribuer même le rôle le
plus infime, qu’il convient donc de ne jamais oublier, comme la silhouette de
Vieux Bohémien du Marseillais Bernard Imbert
, nouveau venu à Orange ; de même, on se plaît à saluer toujours la
place faite aux jeunes dont on sait, grâce à lui, qu’il deviendront sûrement
grands chanteurs, comme le ténor Julien Dran, désormais un habitué du lieu, qui campe le fidèle
Ruiz. Dans un rôle peu développé, Inès, Ludivine Gombert déploie une belle et prometteuse voix et une sûre
présence physique.
Sans doute vétéran par rapport à ces jeunes, la basse Nicolas Testé,
dans le rôle de Ferrando qui ouvre l’opéra par son fameux récit haché d’ornements
subtils, nous épargne le pénible jappement de certains interprètes qui
savonnent la finesse belcantiste de ces délicates vocalises : sa diction,
son articulation sont exemplaires, d’une grande beauté vocale autant
qu’expressive au service d’un personnage plein d’allure, noble, finalement
aussi obsédé par le passé qu’Azucena, voix d’ombre répondant à la sombre
vocalité de la Bohémienne. En Comte de Luna, par contre, le baryton roumain George
Petean, pèche paradoxalement, malgré
ses mouvements et son agitation, par un jeu statique dramatiquement, mais avec
une voix impressionnante, égale sur toute sa tessiture, monochrome cependant,
qui, dans son grand air (« Il balen dell’ suo sorriso… »), plane
sur le sol attendu sans même qu’on s’y attende et même, à en croire nos
oreilles, sur un la superfétatoire, stupéfiant d’aisance et de puissance
vocale.
La mezzo québécoise Marie-Nicole
Lemieux incarne une Azucena hallucinée,
très intériorisée : son premier air « Stride la vampa », sur un
rythme de séguedille, est pris dans un tempo sans doute trop rapide du chef
pour en exprimer la corrosive obsession qui la ronge. Mais elle bouleverse par
sa grande voix d’ombre et de feu dans le second, très large, ample, au risque
d’une certaine instabilité. Nouvelle venue à Orange, la soprano dramatique
Chinoise Hui He, dans son premier air
(le trac, sans doute) paraît accuser une limite dans un aigu tendu. Cependant,
dans son grand air (« D’Amore sull’ali rose… »), elle bouleverse par
la beauté d’un timbre chaud, charnu dans le médium, moiré dans l’aigu, une voix bien conduite,
demi-teintes, sons filés, trilles, dont la technique maîtrisée est au service
de la poésie et de l’émotion.
Non, on ne l’attend pas méchamment au tournant
comme certains, ce grand artiste qu’est Roberto Alagna en Trovatore souvent introuvable ailleurs. Mais il
est juste de dire que, dans le premier acte, la voix accuse une sécheresse dans
l’aigu manquant d’onctueuse couverture. Dans les passages moins tendus, on
admire toujours sa magnifique ligne, son phrasé, et l’émotion aussi, notamment
dans les deux duos avec sa mère, dont le second et ultime avant la mort
(« Riposa, o madre… », qui renvoie à la tendresse de Verdi pour ces
moments déchirants d’adieux à la
vie avoués ou non comme Violetta et Alfredo (« Parigi, o cara… ») ou
Aïda et Radamès (« Addio terra… »). Il est acteur autant que
chanteur. Mais on est en droit de regretter qu’avec sa notoriété et la
sympathie acquise (et justement conquise) sur son public, il n’impose pas, dans
son grand air « Di
quella pira » (type de
séguedille) la vérité textuelle de Verdi : l’air est en do majeur, dans la
tradition, depuis le Baroque, des airs héroïques ou de chasse, culminant sur un
solaire sol aigu. Or, une tradition abusive impose un redoutable contre ut non
écrit par Verdi, certes pour surmonter la masse chorale et orchestrale
paroxystique du moment. Donc, au contre ut, nul ténor n’est tenu face à la
vérité de la partition. Ici même, récompensé par des vivats, Jonas Kaufmann
donnait en pianissimo exigé par Bizet le si de son grand air que les ténors
sortent prudemment en forte. Alagna choisit donc, au détriment de la tonalité
de do majeur, de faire transposer cet air un demi-ton plus bas pour sans doute
vouloir donner à son public l’illusion d’un contre ut qui ne sera qu’un si
bécarre. Or, le malheur veut qu’après tout ce passage héroïque qu’il offre avec
panache, il donne ce sommet en une sorte de voix mixte entre poitrine et
fausset de fâcheux effet. Le 4 août, il est vrai, il chantera ce si, mais visiblement
à l’arraché, alors qu’il pouvait s’en tenir à ce sol de la partition, toujours
ensoleillé chez lui. On ne juge pas, bien sûr, un chanteur de cette trempe sur
une seule note mais, justement, cela détone à cette échelle.
Sous la direction de Bertrand de Billy, très attentif aux chanteurs, l’Orchestre
National de France sonne
comme un magnifique instrument au service d’une partition qui alterne les
grandes masses sonores (beaux chœurs) rutilantes de couleurs et de fureur, avec
des moments d’intimité, de douceur et de grâce poétique. Pas une faille mais
une tenue remarquable du début à la fin.
Il trovatore de Giuseppe Verdi
Chorégies d’Orange
1 et 4 août (en direct sur Antenne
2 et en replay)
Direction
musicale :Bertrand de Billy
.
Mise en scène : Charles
Roubaud
. Scénographie : Dominique Lebourges
.
Costumes : Katia Duflot
. Eclairages : Jacques Rouveyrollis
.
Vidéo : Camille Lebourges.
Distribution
Leonora : Hui He ;
Azucena : Marie-Nicole Lemieux
; Inès : Ludivine Gombert.
Manrico :
Roberto Alagna
; Il Conte di Luna : George Petean ;
Ferrando : Nicolas Testé
; Ruiz : Julien Dran
; Un
Vecchio Zingaro : Bernard Imbert
.
Orchestre National de
France
.Chœurs des Opéras Grand Avignon, de Nice et de Toulon
Provence-Méditerranée.
Photos Grommelles sauf 2, Bernateau :
1. R. Alagna ;
2. M. - N. Lemieux ;
3. Hui He, L. Gombert.
4. He, Alagna ;
5. G. Petean ;
6. Vue d'ensemble ;
7. N. Testé.
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