MARÍA DE BUENOS AIRES
Livret d’Horacio Ferrer, musique d’Astor Piazzola
Création chorégraphique d’Érick Margouet
Opéra de Toulon
13 février 2010
Il faut s’estimer heureux de nos trois opéras régionaux, de leurs judicieuses programmations et créations hors des sentiers battus : Marseille nous a offert la rare Saint of Bleecker street de Menotti, Avignon, un Amadis de Lully pratiquement inconnu depuis des siècles sous sa forme scénique ; Toulon avait déjà programmé un Lully, une Psyché avec rien moins que le livret de Corneille et Molière et s’apprête à présenter la création française de Street scenes de Kurt Weill. Mais, avant, pour la poésie et le drame urbain, il y a eu cette nouvelle production de María de Buenos Aires (1968), operita, littéralement ‘petit opéra’ d’Astor Piazzola, qui mêle, à une superbe musique qui emprunte son fond au tango et au folklore argentin, jazz et musique classique, du chant, de la parole et de la danse.
L’œuvre
En 16 tableaux, l’œuvre évoque la vie et mort de María, incarnation à la fois du tango et de Buenos Aires, sa naissance, « l’insulte à la bouche », « un jour où Dieu était ivre » et cafardeux, sa grandeur et sa décadence : fleur du pavé, du trottoir, fleur du mal des bordels huppés jusqu’à la flétrissure et la fin, fleur fanée du caniveau. Pour un opéra, c’est bien narratif, écueil du théâtre qui est action, et, dans l’œuvre originale, cela s’épaissit d’allégories et d’allusions argentino-argentines et se complique de l’Ombre, de l’Esprit, de Voix hétéroclites (« d’hommes revenus du mystère », « d’anciens voleurs », « de pétrisseuses de macaronis », « de Psychanalystes », « de Marionnettes », de « Mages », etc). Les textes chantés, peu nombreux, sont des sublimations poétiques d’étapes de la vie de María mais peu explicites pour éclaircir un propos confus, ceux du récitant, guère plus éclairants. On comprend alors qu’Érick Margouet, à la tête du Ballet de Toulon, ait voulu donner à la danse le pas sur une parole au fond évanescente et un propos diffus. Quitte à créer, dans le langage tout aussi crypté de la danse, un autre problème de compréhension : à être trop explicite, la danse devient illustrative et redondante, « mimodramatique », mais trop abstraite, laisse le sens indéterminé. Difficile équation. Il est logique que la María qui chante soit doublée par celle qui danse, son Ombre ou, plutôt, l'inverse puisque la danseuse est une vive flamme (Mylène Souteirat), alors que la chanteuse est son envers sombre, en voix e costume, les deux résumées en la mignonne fillette, María enfant ( Eléonore Margouet).
La réalisation
D’entrée, la scénographie habile de Luc Londiveau, un fond de scène avec une sorte de galerie de portiques qu’on voit dans les Eros center allemands, ou évoluent et se montrent, comme en vitrine, les filles, crée l’ambiance érotique ; mais ce canapé avec la femme affalée et offerte, sous les lumières de Jacques Chatelet, rouges, orangée, en clairs-obscurs caravagesques, ces ombres portées expressionnistes, donne le juste ton : nous sommes bien dans l’atmosphère d’un bordel de Buenos Aires, tel celui chanté par le célèbre tango A media luz : pénombre propice et sofas accueillants. Les « traînées » traînées par les hommes sont aussi un signe qui signe une mise en scène subtile de Margouet. Tout au long, la beauté de la lumière accentuera le ténébrisme si cher au tango sur des fonds de scène rougeoyants, des voiles rouges, avec des effets de robes années 30, noires de papillons de nuit, où se détachera la robe à volants rouge de sang vivant de María (José Gomez et Margouet).
Dans cette atmosphère prenante, sensuelle, les grands ciseaux des lignes des jambes et des bras de la chorégraphie sont bien stylisés de la rhétorique visuelle du tango et on aime de troublants pas de deux et, dans les ensembles, celui, funèbre, de la mort est admirable. Cependant, on éprouve une certain regret du vocabulaire trop strictement néo-classique de la danse qui prend le pas sur le tango, la milonga, la zamba, sans que cela semble apparemment s’ériger en un discours porteur de sens, il est vrai, dans une œuvre dont les lignes sont difficiles à discerner : elles semblent alors comblées par une prédominance du décoratif sur le dramatique, sauf justement la mort, bien sentie.
Parfois, la danse, dispersant l’attention, parasite un peu le jeu des chanteurs, notamment les danseurs hommes dans la scène si tendre de la petite fille bercée avec émotion par la voix de roc et de miel humain du baryton José Luis Barreto, chanteurs par ailleurs remarquablement intégrés à l’action, avec des mouvements, une gestique de la bouleversante Sandra Rumolino, mezzo, qui répondent bien à la danse de son ombre portée et dansée, la belle Mylène Souteirat, soliste. Le récitant, Jorge Rodríguez, est physiquement bien mis en scène, en attitudes et postures qu’on dirait de compadrito à Buenos Aires, petite frappe populaire à prétentions d’élégance. Malheureusement, son affectation poussée d’accent porteño, aggravée d’une mauvaise élocution, le rendent incompréhensible alors que les deux chanteurs, avec un bel accent typique, ont une admirable diction qui fait savourer cette langue des faubourgs dont se nourrit le tango et, en particulier, celle du librettiste Horacio Ferrer.
Et c’est, dans ce pourtant beau spectacle, une autre lacune qu’on regrette : l’absence de surtitres qui auraient donné à entendre, aux non hispanophones, les belles trouvailles poétiques dont je n’ai capté, au vol et au fil rapide de la plume, que quelques éclats, que je traduis : « un chœur de coups de couteaux », « saignée aux sept couteaux », « un reste de cendres entanguisé», « je suis en deuil de mon propre souvenir », « l’argent triste d’un autre fleuve »…
Il reste que, ce petit orchestre de solistes a servi magnifiquement, sous la direction passionnée et respectueuse de Philippe Lesburgueres, cette musique soulevée de la houle déchirante du bandonéon (William Sabatier) couronnée de l’écume légère des violons.
Photo: ©Frédéric Stéphan 1. De gauche à droite: Jorge Rodríguez, Mylène Souteirat et Sandra Rumolino entourant la petite Eléonore Margouet, Jose Luis Barreto.
2. María, son enfance aux pieds ( Sandra Rumolino et Eléonore Margouet).
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