Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

samedi, décembre 14, 2024

HONNEUR ET BONHEUR DES DAMES

 

https://open.spotify.com/intl-fr/album/5PxlfcBu85b7GfjzayBiX8

Jeux de Dames 

Ensemble Amarillis, label Évidence, Little Tribeca


         Les femmes ont toujours occupé et préoccupé nos pensées et nous nous réjouissons de les voir occuper ou récupérer en musique, en disques, la place qu’on leur a déniée dans l’Histoire. Non que ce disque soit la récupération de compositrices injustement oubliées comme il y en a désormais tant que nous découvrons ou redécouvrons et prenons à cœur de présenter sur nos ondes. Il s’agit d’un trio de musiciennes, l’ensemble au joli nom floral, Amarillis, fondé par la flûtiste et hautboïste Héloïse Gaillard, en duo avec Jeanne Jourquin, claveciniste et, pour ce CD, l’appui d’Eleanor Lewis à la viole de gambe pour compléter le rameau. Chez ces femmes, pas d’a priori féministe revanchard : ce disque n’exhume ni ne brandit l’étendard d’une ou plusieurs compositrices oubliées et sacrifiées par le patriarcat ancestral. Non, ces trois musiciennes, loin d’entrer dans le conflit des genres qui fait fureur actuellement, nous offrent une galerie apaisée de portraits de dames sans doute muses inspiratrices, interprètes ou mécènes de musiciens, des tableaux brossés amoureusement par des hommes avec la touche galante et élégante de compositeurs raffinés des XVIIe et XVIIIe siècles.

Sans vouloir faire le procès d’un passé à jamais révolu et du statut historique de la femme, moins brillant en cette époque brillante que ce qu’en montrent les flatteuses et heureuses représentations qu’elle nous en laisse dans ses tableaux riants et radieux, goûtons ce disque charmant où tout tourne rond. Ici, pas de guérilla des genres : la guerre des sexes n’aura pas lieu.

Pas plus que celle entre la musique italienne, dominante à l’époque, et la française, qui s’impose : François Couperin (1668-1733), le grand claveciniste nomme justement son recueil de 1724 Les Goûts réunis, et il symbolise de la sorte cette union des deux nations musicales par le titre en italien qu’il donne à son neuvième concert, Ritratto dell’amore, ‘Portrait de l’amour’.

Et c’est aussi par Un portrait de l’amour qu’Éloïse Gaillard intitule ce disque dans sa préface au livret. Un amour heureux à en juger par les autres intitulés des pièces choisies, loin des fulgurantes fureurs et sombres affects de l’opéra baroque en cette légère époque de la Régence, du début du XVIIIe siècle, aux courbes sensuelles arrondies du rococo de rose enrubanné, musique fuyant les les pompes versaillaises et les fastes des grandes salles, pour multiplier les petites formes destinées aux salons, aux chambres et antichambres, à l’intimité heureuse et joyeuse dont témoignent les titres des morceaux : Le Charme, la Douceur, l’Enjouement, Les Amusements, Les Tours de passe-passe, les Grâces, qui sont forcément associés avec bonheur aux portraits esquissées de femmes : La Mystérieuse, l’Inconnue, la Voluptueuse, l’Enchanteresse, la Favorite, la Lutine, ou l’inaccessible à La noble Fierté, l’indéfinissable Je-ne-sçay-quoy.

Il y a une idée du bonheur, sans nuages, sans ombre d’au-delà, un bonheur, un bien-être terrestre, sans pesanteur, consommable ici et maintenant, et c’est ainsi qu’on peut percevoir le souriant parrainage de Couperin, sensuel mais assumé intellectuellement, comme un idéal, justement revendiqué dans ces Idées heureuses, déclinées délicatement au clavecin par Jeanne Jourquin, où les trilles ne sont pas des tremblements de crainte mais sûrement des frissons de plaisir des cordes sensibles :

1) PLAGE 8

Ce sont ces Idées heureuses, —et remarquons en linguiste et amoureux de la langue française combien la liaison du pluriel s, qu’on élide à tort aujourd’hui, Les ZIdées ZheureuSes, sonnent en écho d’un plaisir redoublé, comme Les Heures heureu//ses, qui semblent vouloir se prolonger, ne jamais finir, qui volent du temps au temps qui vole, heures qu’on voudrait retenir de Pierre Gautier de Marseille, antérieures chronologiquement aux Idées de Couperin. Un extrait :

2) PLAGE 9

Pierre Gautier, dit de Marseille, mais né à La Ciotat en1642, s’était formé au genre nouveau de l’opéra à Paris auprès de Lully l’Italien, qui avait créé l’opéra français. Lully, par privilège extorqué à Louis XIV, en avait la jalouse exclusivité. Pierre Gautier devait sans doute être bien vu du tyrannique maître (qui peut-être avait voulu se débarrasser d’un rival dans la capitale), puisqu’il rentre à Marseille en 1681 et, avec l’autorisation de Lully, y crée le 28 janvier 1685 le premier opéra de province, dans la salle du jeu de Paume de la rue Pavillon. Notons en passant que notre actuel Opéra, qui fête cette année ses cent ans, a eu, avec ce prédécesseur, la primauté lyrique en France hors Paris. Pierre Gautier de Marseille, comme un pionnier, exporte cette forme à Aix, Arles, Toulon, Avignon, Montpellier...Où allait-il, d’où venait-il avec ses partitions, sans doute ses deux opéras, quand il fut noyé dans un naufrage au large de Sète en 1696 ? Nous restent des pièces instrumentales et, pour rendre hommage à ce musicien qui sema dans notre ville la veine lyrique qui y fleurit toujours, écoutons, dans la thématique de bonheur de ce disque et ces choix de l’Ensemble Amarillis, cette pièce, les Plaisirs :

3) PLAGE 7 : Les Plaisirs

         Voici déjà trente ans qu’Amarillis s’est classé parmi les meilleurs ensembles indépendants sur instruments historiques, défendant brillamment un répertoire souvent baroque. On trouve dans ce CD un joli florilège de la musique française à cheval entre les XVIIe et XVIIIe siècles, de compositeurs comme Anne Danican Philidor (1681-1728), Robert de Visée (1650-1720), Michel de la Barre (1675-1745), le plus ancien, né et mort au XVIIe, étant Gautier de Marseille né en 1642 et mort en 1696, dont nous avons parlé, le plus avancé dans le Siècle des Lumières est Jacques Duphly (1715-1798), François Couperin (1668-1733) fait l’ossature du programme.

         Héloïse Gaillard rend hommage au clavecin réalisé par Jacques Braux en 1986, non copie d’anciens instruments mais inspiré de la facture des clavecins flamands, qui remporte les suffrages des plus grands clavecinistes de notre temps.

         Avec l’envie de chanter un air d’époque

« Mais que sont les lis, auprès d’Amarillis », nous quittons ces gracieuses dames en rêvant de L’Inconnue de Michel de la Barre :  

4) PLAGE 24 : FIN

 

Émission N°780 de Benito Pelegrín

 


vendredi, décembre 13, 2024

 

https://open.spotify.com/intl-fr/album/2ad7KReVrxXjh7R7zqsJOQ

W. A. Mozart, Fantasy,

Florent Albrecht, pianoforte Baumbach 1780, CD label Triton / Hortus

         C’est la dernière tendance des interprètes en musique : sans doute lassés ou trop prudents pour nous asséner encore la énième version d’une œuvre archi-connue et archi-rabâchée de tel grand compositeur qui sera forcément passée au prisme risqué de la comparaison avec d’autres prestigieuses interprétations qui saturent le marché, faute d’en renouveler le catalogue forcément répertorié, classé, numéroté, finalement limité, à partir de ce matériau usé de tant d’exécutions et répétitions, ils s’en fabriquent un à leur goût, à leur mesure, ou à celle de leur instrument. D’où la vogue des transcriptions d’œuvres qui sommeillaient paisiblement dans la ouate interprétative de la tradition, soudain éveillées, réveillées, arrachées à nos oreilles au paresseux confort du ronron de la routine, par une originale adaptation, qui en enrichit l’approche, en renouvelle l’écoute.

         Certes, il y a, grâce aux chercheurs en musicologie, souvent les interprètes eux-mêmes, aujourd’hui mieux formés et historiquement informés, la découverte ou redécouverte de compositeurs inconnus, méconnus ou simplement oubliés, un grand nombre de compositrices, advenant enfin à la lumière grâce à des labels discographiques audacieux qui se risquent à les lancer dans un marché encombré essentiellement par les grands noms qui font les grandes ventes.

         Ainsi, le même label Hortus avait permis au même Florent Albrecht, pour son premier disque, déjà sur un pianoforte historique de Carlo de Meglio (1826) sinon de nous découvrir John Field (1742-1837), le créateur du nocturne dont Chopin sera largement débiteur, du moins de lui rendre une juste place grâce à sa poétique interprétation.

         On notera, dans les deux cas, que le nom de l’instrument historique st précisé avec justice sur le titre du CD et, ici, ce pianoforte Baumbach, qui aurait appartenu à l’abbé Vermond, confesseur, lecteur, secrétaire de Marie-Antoinette à Versailles après d’avoir été son précepteur, sans doute musical, à Vienne. On soulignera aussi, dans l’intérieur de l’album, après la dédicace à son père, une épigraphe latine tirée d’un sermon de saint Augustin :

« Dilige et fac quod vis (‘Aime et fais ce que tu veux’), et même si la citation est tronquée car biaisée hors de son contexte, sans doute Florent Albrecht fait ce qu’il veut de ce qu’il aime, du moins ici dénomine-t-il « Fantasy », Fantasie, ces pièces « libres et inclassables » que ni Mozart ni la tradition mozartienne n’avaient ainsi nommées, ne lui en attribuant précisément que quatre.

Pour Florent Albrecht, « c’est une erreur évidente ».

Il dénonce, je cite : « La même tradition [qui] a toujours établi de manière précise et exhaustive la liste des autres œuvres du compositeur viennois, sonates, rondos, concertos, danses, etc. », excluant de cette manie taxinomique, classification et numérotée ces modestes fantaisies, considérées sans doute comme trop « fantaisistes » pour figurer sérieusement dans le dénombrement et la nomenclature des œuvres d’un compositeur sérieux. Et je rappelle, bien sûr, que Mozart (1756-1791), eut au moins la chance de voir très tôt une ébauche de répertoire de ses œuvres, commencée par son père, poursuivie par lui-même jusqu’au célèbre catalogue Köchel ou Köchelverzeichnis, inventaire chronologique de ses œuvres, dressé par Ludwig von Köchel en 1862, qui explique le fameux K qui suit le titre de ses œuvres et en précède le numéro, comme le BWV celles de Bach.

         Comme il l’avait déjà fait pour les Nocturnes de Field, cette forme sans forme, sans moule fixe, cette atmosphère ou vague paysage musical, Florent Albrecht s’attache ici à réhabiliter sous le nom de Fantasie huit morceaux, sinon hors classe de Mozart, déclassés, délaissés, délestés de ce nom dans les catalogues. Ainsi, la première, en fa mineur qu’il reconstruit lui-même. Le piano, entrant d’un trait franc, semble se chercher, hésiter, troué de silences avant de tisser une ligne mélodique continue :

 

         1) PLAGE 1

 

         C’est insolite, troublant, difficile à raccorder spontanément dans ce que la tradition nous a accoutumés à reconnaître du style d’un Mozart bien lissé, bien peigné, perruque bien poudrée. Il est entendu aussi, par paresseuse tradition, que Mozart n’a fait qu’hériter des formes musicales de son temps, qu’il a toutes dépassées, les portant au sommet de leur perfection, mais sans en créer de nouvelles. Je rappelle qu’on peut lire parfois que si toute la musique de Mozart disparaissait, ce serait certes une catastrophe pour la musique mais que l’histoire de la musique n’en serait nullement changée car il est un compositeur inégalé mais fermé sur lui-même et sans héritier.

Florent Albrecht s’inscrit naturellement en contre de ces manières de penser, il les questionne et renverse ce monument de croyances solidifiées par l’habitude grâce à cette collection d’œuvres non classées qu’il nous propose sous le nom de fantaisies. Car l’insaisissable fantaisie, forme inaboutie, est aussi presque indéfinissable. Le pianiste cite le Dictionnaire de Diderot et d’Alembert qui en risquent une :

« Pièce de musique instrumentale qu’on exécute en la composant », l’associant ainsi à l’improvisation, bien difficile aussi à cerner, comme le capriccio cousin ou voisin par l’évasion d’une forme. Florent Albrecht annexe au monde de la fantaisie ce Capriccio ainsi nommée dans le Catalogue de Köchel, numéro 395 :

 

2) PLAGE 5 CAPRICCIO

 

        Mais dans ces formes, petites par leurs dimensions, Florent Albrecht salue « cette débauche d’invention, et créativité sans limite qui impose à l’oreille du mélomane un «nouveau» Mozart. » Qu’il n’hésite pas à qualifier de révolutionnaire, récusant que ces fantaisies comme simples exercices de laboratoire de formes musicales, inscrivant ce Mozart que l’on disait unique et seul, sur les traces et les modèles de Carl Philippe Emmanuel Bach.

Le CD des nocturnes de Field, avait une insolite photo : le pianiste sérieux semblant pianoter une octave de touches du piano figurées par des bougies blanches et noires allumées. Dans ce nouveau CD, dans un rigide couloir aux sévères lignes droites, sur la ligne rouge d’un tapis comme une longue tradition en perspective géométrique déroulée sous lui, en tenue noire et basquettes blanches, bras ouverts à hauteur d’épaules, jambes croisées, un pied sur la pointe, l’autre à plat, le facétieux mais rigoureux Florent Albrecht semble ébaucher une joyeuse et fantaisiste danse.  

Nous le quittons sur la Fantaisie en ré mineur K 397, achevée par August Eberhard Müller, élève de Mozart :

3) PLAGE 8 : FIN

 

Émission N°783 de Benito Pelegrín


 

 

SCHUBERT IN LOVE

(ET SANS ÉPINES)

l’Ensemble Contraste,

Rosemary Standley

Marseille-Concerts

La Criée

9 décembre 2024

La chanteuse franco-américaine Rosemary Standley, égérie du groupe de folk Moriarty, dans l’écrin amical et l’écran musical de l’alto d’Arnaud Thorette, cousin plus aigu du violoncelle d’Antoine Pierlot, cordes frottées ambrées et ombreuses piquetées des notes percutées du piano de Johan Farjot, reprenant le titre du film de Lars Büchel Schubert in Love (2016), nous a offert un spectacle intime ravissant et rêveur sur des arrangements, parfois jazzy, très réussis, de lieder et extraits de morceaux connus de Schubert par Farjot, tissés sans solution de continuité, sans rapiéçage visible, délicat tissu instrumental passant de quelques mesures de la Sonate pour arpeggione et piano à l’Ave Maria et quelques sonates sur lequel les lieder chantés sont comme des broderies tout naturellement cousues sur la légèreté de cette trame, sans drame aucun de concurrence, chacun concourant à la réussite du spectacle.

Pas de grands déploiements scéniques : un caisson noir à l’avant-scène nappé d’un léger carré rouge, seule note de couleur, qui lui donne l’aspect d’un petit oratoire lorsque la chanteuse s’agenouille devant et y pose ses bras pour le premier lied sur la rose. Rosemary Standley, blouson et bottines de cuir noir sur et sous simple robe blanche, s’en empare, s’en pare, fait voler ce voile, danse d’un seul voile et non sept, en joue, selon le texte ou s’en drapera frileusement en écharpe, au temps venu de Winterreise, le ‘Voyage d’hiver’.

Elle passe du micro, sans abuser en force artificielle, qui lui permet des aigus et des graves délicats, à quelques moments de vocalité lyrique naturelle où, non défigurée par une grande voix, elle nous fait goûter son timbre onctueux, caressant, raffiné.

Malgré ses talons, par moments, comme absorbée par l’ombre des coulisses, elle disparaît discrètement sans bruit aucun à cour et jardin pour laisser place et espace à chacun, aux trois solistes, tous excellents, et elle émerge tout aussi doucement et oniriquement de l’ombre quand arrive son tour de lumière.

Rose sans épines

Son récital commence par Heidenröslein, ‘Petite rose de la lande’, poème de Gœthe auquel l’envoya respectueusement Schubert avec d’autres qu’il avait mis en musique comme l‘entêtante « Marguerite au rouet », sans que le grand poète daignât même lui répondre. Sur son petit tabernacle rouge comme la rose, comme l’audacieux garnement qui veut la cueillir, l’effeuiller, Rosemary Standley, anime aimablement ce dialogue animé, sorte de comptine, avec d’enfantins et gracieux jeux de mains pas du tout vilains, déclinés en doigts agiles de défense de la fleur et prudents du garçon voulant éviter les épines. Et cela apparaît rétrospectivement, comme programmatif de l’ensemble du récital : en effet, son ton uniformément ludique élude et gomme la gamme variée des sentiments.

Ainsi, Ständchen, la fameuse « Sérénade », qu’elle doublera et redoublera, si elle est joliment et tendrement susurrée à la bienaimée, lisse l’accroc presque violent, l’intrusion d’un tiers aux aguets hostile aux amoureux, peut-être père abusif ou tuteur jaloux comme dans Le Barbier de Séville, que redoute la belle : d’autant que sur « Holde », ‘ma belle’, culmine la note la plus aiguë du morceau (« Des Verräters feindlich Lauschen, Fürchte, Holde nicht! »). Une partition en français traduit même :

« Ne crains pas l'œil téméraire d'un tyran jaloux »

Plus flagrant ou navrant —n’était-ce le charme confidentiellement envoûtant de cette voix— le premier lied de Winterreise, (‘Le Voyage d’hiver’) « Gute Nacht », très narratif, qui détaille une défaite amoureuse commencée en mai et terminée par une fuite en plein hiver neigeux, comme une angoissante allégorie de la vie, qui commence pourtant par un constat cruel de solitude et rejet :

« Fremd bin ich eingezogen,/ Fremd zieh’ ich wieder aus. »

(‘Je suis arrivé étranger, / Étranger je repars’)

Amour et accueil, intégration, sont un échec forçant au départ :

« Was soll ich länger weilen,
Daß man mich trieb hinaus? »

Pourquoi rester avant qu’on ne me mette à la porte ?

Sans se troubler du trouble brumeux du monde, la chanteuse ne s’angoisse guère apparemment du chemin perdu dans la neige par le voyageur forcé à l’errance :

« Nun ist die Welt so trübe,
Der Weg gehüllt in Schnee. »

Elle ne hurlera pas avec la meute (« Laß irre Hunde heulen ») qui poursuit l’étranger fuyant mais suit, drapée dans la chaleureuse écharpe rouge, son propre chemin amoureusement frileux qui frôle l’indifférence sentimentale : le timbre de miel délectable, dans sa douceur ineffable efface toute amertume du texte.

         Couronnant d’un bis le récital, par l’emblématique An die Musik, elle y escamote joyeusement le drame existentiel,

« in wieviel grauen Stunden,

Wo mich des Lebens wilder Kreis umstrickt »

et ces ‘heures grises du piège cruel de la vie', devient plutôt La Vie en rose, par la magie d’un rythme allègre, folk ou fou, très contagieux, il faut le dire.

         De Du bist die Ruh, ‘Tu es le repos’, elle fait une apaisante berceuse. On s’embarquerait volontiers avec elle pour chanter allègrement sur les eaux roulantes de Auf dem Wasser zu singen et l’on entonnerait volontiers son exultante et exaltante An Sylvia ? shakespearienne, même en renonçant à en percer le mystère.

         Un lied, c’est un poème devenu chanson par la musique. Ce spectacle charmeur s’en tient librement, brillamment, visiblement ou plutôt « audiblement », à la musique qui, même transfigurée, a belle et bonne figure et jolie voix ici. Cependant, il faut abdiquer sa connaissance des textes pour le goûter pleinement car, loin d’y sentir un Schubert in love (il fut, hélas, toujours malheureux en amour…) on le ressent plutôt comme un hommage amoureux à Schubert. Et nous y souscrivons.

 

·  Heidenröslein, D 257 

·  Sonate pour arpeggione et piano en la mineur, D 821 

·  Ständchen, D 957, no 4 

·  Du bist die Ruh, D 776 

·  Gute Nacht, D 911, no 1 

·  Trockne Blumen, D 795, no 18 

·  Der Tod und das Mädchen, D 531 

·  Ave Maria, D 839 ;

·  Auf dem Wasser zu singen, D 774 

·  An Silvia, D 891

 

Photos Marseille-Concerts

samedi, décembre 07, 2024

LE VIOL QUI CHANGEA L'HISTOIRE DE ROME

 

https://open.spotify.com/intl-fr/album/0nSX8AbGyjon2IKFU2nVGB

LUCREZIA,

PORTRAIT D’UNE FEMME

Par les Paladins, direction Jérôme Correas

Sandrine Piau, soprano (Montéclair)

Amel Brahim-Djelloul, soprano (Scarlatti)

Karine Deshayes, soprano (Haendel)

Lucile Richardot, mezzo-soprano (Marcello)

label Aparté little tribeca

Avec ce programme sur le personnage de Lucrezia, Lucrèce, violée par une brute, Jérôme Correas, le chef de l’ensemble des Paladins, en vrai et preux chevalier au service de cette Dame de l’Antiquité, célèbre la libération actuelle de la parole des femmes, la donnant à la voix lyrique d’un quatuor de grandes chanteuses, trois sopranos Sandrine Piau, Amel Brahim-Djelloul, Karine Deshayes, et une mezzo-soprano, Lucile Richardot, chacune défendant à parts égales une cantate de l’époque baroque, opéras de chambre, mettant en scène la victime outragée.

Si le viol d’une femme est aujourd’hui un thème de brûlante actualité, à l’exception de cette héroïne légendaire, on ne s’est guère préoccupé historiquement de ce sans doute banal incident de la force masculine désirante sur la femme désirée, définie comme sexe faible. Ainsi, le Dictionnaire de Furetière de 1690, s’il définit bien le viol comme le « crime de celui qui connoist une femme par la force », il donne cet exemple : « le viol et l’incendie et ont été défendus aux soldats en ce pillage. » Ce qui signifie, bien sûr, que le viol et l’incendie n’étaient pas toujours défendus dans d’autres pillages, le pillage étant la prime des soldats, ou souvent la seule solde de mercenaires mal payés et le viol, leur récréation. Quant au viol, hélas, toujours courants aujourd’hui au civil, démultipliés dans les guerres, il faut rappeler, que c’était une pratique systématique et politiquement pensée : les enfants nés de ces unions forcées, engendrés d’un ennemi, lui restaient liés forcément par le sang, donc moins hostiles à la nation du violeur devenu père.

Mais celui de Lucrèce est le premier viol répertorié de notre Histoire, qui changea celle de Rome selon l’historien romain Tite-Live. La belle et sage Lucrèce, épouse fidèle, vainement courtisée par Tarquin le Jeune, fils du Roi Tarquin le Superbe, est violée par ce jeune prince, après l’avoir menacée de maquiller le viol en adultère avec un esclave, qu’il aurait tué et placé dans son lit, si elle s’opposait à lui. Le père et le mari de Lucrèce, alertés du forfait par la femme abusée, qui se suicide pour préserver leur honneur de mâles, ameutent les Romains qui renverseront le roi et son tyrannique fils violeur, érigeant le royaume en République en 509 avant notre ère.

Cependant, même si la femme se sentait souillée et coupable, la faute du viol ne retombait pas sur la victime. Augustin lui-même, le futur saint et Père de l’Église absolvait de péché les femmes qui confessaient la honte d’avoir éprouvé du plaisir du viol subi pendant le sac de Rome par les Wisigoths d’Alaric en 410 ou celui d’Hippone par Genséric en 430.

Honneur des hommes

Il faut savoir que, pendant des siècles, l’honneur n’appartenait pas intrinsèquement à la femme : elle était la dépositaire de celui du père, frère et mari, de la famille en somme. À plusieurs reprises, dans les cantates, Lucrèce parle de « notre honneur », qui a été souillé involontairement à cause de sa beauté. Lucrèce se suicidera pour laver dans son sang l’honneur de son mari et de son père. C’est sans doute pourquoi, si l’Europe baroque abonde en représentations picturales du viol de Lucrèce, on n’en trouve guère en musique alors que la mort de Didon de Carthage, se suicidant par amour après son abandon par Énée, est le thème le plus couru en opéras et cantates, comme si la figure, mythique, de Didon, mourant par amour, était plus humainement vraisemblable que l’héroïne, historique, se tuant pour son mari, pour la lignée masculine.

Toutes en italien, couvrant une quarantaine d’années de compositeurs entre XVIIe et XVIIIe siècles, chaque cantate se compose traditionnellement de brefs récitatifs posant, introduisant l’affect, l’état d’âme de l’héroïne : d’abord poursuivant de ses vaines imprécations le violeur qui s’enfuit, éructant de fureur, apostrophant les dieux, le ciel consentant le crime, appel à père et mari à la vengeance, désespoir et résolution au suicide. Ensuite, un air da capo, avec retour orné, va gloser lyriquement cet affect.

La première cantate, Morte di Lucretia, du Français Michel Pignolet de Montéclair (1667-1737) est confiée à Sandrine Piau. Voici un extrait du premier air :

1) PLAGE 2 

Contrastant avec cette longue et lente déploration sur une longue tenue de souffle, la fin est originale puisqu’un très bref récit sur la décision de mourir (Cosi more Lucretia, « Ainsi meurt Lucrèce ») introduit un air très court d’exaltation de son triomphe posthume et dernier soupir. On les écoute enchaînés :

2) PLAGES 6 ET 7 ENCHAÎNÉES

La cantate d’Alessandro Scarlatti (1660-1725) Lucretia romana, offre à Amel Brahim-Djelloul, de faire jouer la fraîcheur innocente de son timbre qui rend plus horrible l’attentat qu’elle vient de subir. Écoutons ses imprécations contre le « Barbare qui a vaincu et s’enfuit » lâchement : 

3) PLAGE 10 

Et voici sa course à la mort, son dernier souffle, « adieu » :

4) PLAGE 11 : 1’30’’

La Lucrezia de Haendel (1685-1759) est la plus connue et la plus interprétée. Le Saxon qui fixe l’opéra napolitain en fait l’opéra de son temps et en devient le modèle. Il condense ici toute sa grandeur et tous les recours de son style baroque. Puissante et humaine, Karine Deshayes, voix ronde et pleine, agile et facile, y est bouleversante dans des récitatifs, dans la pyrotechnie paroxystique des vocalises exprimant la rage, le désespoir. Voici ses adieux à père et mari, la victime se disant coupable d’avoir souillé involontairement leur honneur et de n’avoir pu se tuer avant l’outrage.

         5) PLAGE 21

 6) PLAGE 22

La dernière cantate est de Benedetto Marcello (1686-1739), qui reprend le texte de Scarlatti. Elle est servie par l’exceptionnelle mezzo Lucile Richardot qui se rit des sauts de registre du très grave à l’aigu, qu’exige cette version par la maîtrise de sa tessiture impressionnante dont elle fait théâtre, drame, tragédie. Un exemple :

7) PLAGE 29 

On saluera les six instrumentistes des Paladins, dirigés par Jérôme Correas au clavecin et à l’orgue, qui entrent dans la théâtralité des cantates sans jamais rivaliser avec les voix. Ils offrent deux intermèdes instrumentaux enrichissant le programme : la Sinfonia nostalgique d'Il martirio dei santi Vito, Modesto e Crescenzia de Bernardo Pasquini, et le Concerto a cinque de Marcello.

Nous les quittons sur les adieux à père et mari de Lucile Richardot :

8) PLAGE 32 

Émission N°781 de Benito Pelegrín du 13/11/2024

https://www.rcf.fr/culture/la-culture-en-provence


 

vendredi, décembre 06, 2024

Bach et les tilleuls Zimmerman

 

https://open.spotify.com/intl-fr/album/7Kwoy9bLswlpVEy4UFMA5I?autoplay=true

BACH SOUS LES TILLEULS

Clément Geoffroy et Loris Barrucand, clavecins

Un CD Encelade

En allemand, « sous les tilleuls » se dirait, Unter den Linden, comme la fameuse avenue de Berlin où se trouve l’Opéra national, et l’on songe au poème de Wilhelm Müller (1794-1827) Der Lindenbaum (‘le Tilleul’), immortalisé par la musique de Schubert qui en tire l’un de ses plus beaux lieder de son Winterreise, son ‘Voyage d’hiver’, d’une mélancolique douceur, comme si cet arbre, le tilleul argenté de son nom précis, pourtant venu des rives est de la Méditerranée, trouvait dans ce terres du nord un terrain propice à sa poésie déjà romantique ne serait-ce que par la délicatesse brumeuse de ses teintes, si ce n’est les vertus sédatives des infusions tirées de ses feuilles en tisane.

Quoiqu’il en soit, nous ne sommes ici ni dans Berlin ni à Vienne mais à Leipzig, été 1733, une ville chère au cœur de ceux qui aiment Bach puisqu’il y fut cantor, c’est-à-dire directeur artistique du chœur de l'église Saint-Thomas de 1723 jusqu’à sa mort en 1750. Contraint à écrire une cantate par semaine. Il composera une grande partie de ses chefs-d’œuvre.

Mais il dirige le Collegium Musicum, une institution fondée par Telemann qui se réunit tous les vendredis dans une des brasseries devenue célèbre, le café de Gottfried Zimmerman. Bach y créera ses concertos brandebourgeois, et diverses pièces pour orchestre de chambre ou pour clavier. On y consomme, bien sûr, du café, boisson à la dernière mode, et la « cantate du café », cantate profane satirique de Bach en témoigne. Sans doute aussi du tilleul puisque, l’été, époque de la grande foire de cette riche cité, ces musiciens se transportent à la porte Grimma, donnant leurs concerts en plein air sous les tilleuls : un public protestant, sévère mais aussi joyeux, où se mêlent étudiants, bourgeois mélomanes, commerçants et voyageurs de passage, en font des lieux de rencontre très animés de discussions artistiques et politiques.

Bach dirige le Collegium Musicum de 1729 à environ 1739. Durant cette période, c’est donc près de 600 concerts qu’il a eus sous sa direction ! Malheureusement, les programmes de ces soirées musicales ont disparu, excepté quelques annonces, des publicités dirait-on aujourd’hui.

Clément Geoffroy et Loris Barrucand, nos deux clavecinistes, dans le livret nous en offrent celle-ci, alléchante, pour le jeudi 17 juin :

« dans le jardin de la maison Zimmermann. [...] il y aura un clavecin tel qu’on n’en a jamais entendu de pareil ici. »

Nos deux rêvent naturellement de cette annonce, de cette pub pour ce mystérieux instrument exceptionnel et concluent :

« On ne saura probablement jamais à quoi ressemblait ce surprenant clavecin mais on peut l’imaginer joué par Bach, un de ses fils Carl Philipp, Wilhelm Friedemann, ou encore un élève talentueux. »

Cependant, en historiens de la musique, ils en déduisent le goût, l’engouement de cette époque pour cet instrument, ils constatent que c’est justement à cette période que sont composés les concertos pour clavecin de Johann Sebastian Bach : trois concertos pour deux clavecins, deux concertos pour trois clavecins et un concerto pour quatre clavecins qui nous sont parvenus. Il leur est difficile d’imaginer qu’en l’espace de 600 concerts, seules trois œuvres pour deux clavecins y furent jouées. Alors, ils imaginent dans ce disque les programmes pour cet effectif qui auraient pu être proposés au public des concerts Zimmerman. Ainsi :

1) PLAGE 1 : Concerto pour orgue en la mineurBWV 593 

            C’est à l’origine un concerto pour deux violons et orchestre tiré de l’Estro Armonico de Vivaldi, que Bach avait transcrit pour l’orgue autour de 1714, que nos deux clavecinistes transcrivent ici pour leur instrument, dans cette logique de transcription si courante à l’époque et chez Bach en particulier. En effet, il réalisa seize transcriptions pour clavecin de concertos de différents auteurs et cinq autres destinées à l’orgue. Clément Geoffroy et Loris Barrucand s’inspirent de ces dernières. Ils transcrivent encore le Concerto en ré mineur BWV 596, œuvre originellement composée par Vivaldi pour deux violons, violoncelle et orchestre, transcrite par Bach à l’orgue. Mais le jeu à deux clavecins leur permet de retrouver la matière orchestrale abandonnée. En voici le très bref premier mouvement si étourdissant de vivacité vivaldienne :

2) PLAGE 5 : Concerto en ré mineur BWV 596 : 0’45’

Cependant dans ce public protestant, on donnait naturellement aussi des œuvres spirituelles, comme de cette cantate Gottes Zeit ist die allerbeste Zeit (« Le temps de Dieu est le meilleur des temps »), BWV 106, aussi connue sous le nom Actus Tragicus dont voici un extrait :

3) PLAGE 10 Actus tragicus BWV 106, Sonatina 

          Autre moment d’intériorité, cette transcription d’une cantate plus ancienne,

4) PLAGE 13 : Wachet auf, ruft uns die [mal transcrit en « due »] Stimme, BWV 140 : Réveillez-vous, la voix nous appelle’)

Pour refermer ce récital, les deux compères proposent le Concerto pour deux clavecins et orchestre en do mineur BWV 1060. C’est la seule pièce de ce disque qui n’est pas une de leurs transcriptions puisqu’ils jouent scrupuleusement les parties de Bach pour deux clavecins. Cependant, l’approche en est originale puisqu’ils élaguent les parties d’orchestre, laissant les clavecins dans leur nudité musicale, ce qui pourrait choquer comme un abus, une mutilation de l’œuvre. Cependant, nos deux musiciens, musicologues avisés, ne font que suivre un modèle offert par Bach lui-même dans son œuvre exactement suivante de son catalogue, la BWV 1061, un concerto pour deux clavecins, non en do mineur comme le précédent, mais en do majeur, pour rendre plus visible, ou audible plus exactement, le parallèle entre les deux :

5) PLAGE 14 : Concerto pour deux clavecins en do mineur BWV 1060, Allegro

ÉMISSION N° 77I DE  BENITO PELEGRÍN DU 16 OCTOBRE 2024


 

lundi, décembre 02, 2024

 

La Belle de Cadix

Opérette en deux actes

De Francis Lopez,

Livret de Raymond Vincy et Émile Audiffred, Paris 1945

Théâtre Odéon, Marseille,

Samedi 23 et dimanche24, 14H30

         L’ŒUVRE

Sur un livret de Raymond Ovanessian, dit Raymond Vincy, librettiste et parolier français d'origine arménienne né à Marseille, et la complicité d’Émile Audiffred, originaire de Toulon, chanteur bien connu en son temps à Marseille au Palais de Cristal et à l'Alcazar. Avec ces deux artistes, auteur l’un et chanteur l’autre d’opérettes marseillaises, leur Belle de Cadix aurait pu l’être aussi. Prévue comme une opérette à la mode de Marseille, les deux compères avaient écrit le Mariage à l’essai. Mais le Casino Montparnasse s’empara du livret le destinant à Francis Lopez, dentiste mais compositeur de chansons à succès, d’origine basque par ses parents, qui choisit son compatriote de l’autre côté des Pyrénées, Mariano Eusebio González y García, un ténor hésitant entre l’opéra et les variétés, qui perçait sous le nom de Luis Mariano.

On songeait à transposer l’action en Hongrie, mais, Bohémiens pour Bohémiens, Lopez leur préféra les gitans d’Andalousie. Créée en 1945, en peu de temps et très peu de moyens, l’opérette eut un tel succès qu’on en fit une superproduction au Théâtre de l’Empire. Un triomphe ! Sur la lancée, un film musical sera tourné sur cette histoire de film qui se tourne en Andalousie, avec la danseuse et chanteuse espagnole Carmen Sevilla. Un autre triomphe. Et les chansons, dont on s’arrache les disques, feront la fortune de Pathé Marconi. L’opérette reste des années à l’affiche. La Belle de Cadix, au sortir de la guerre, renouvelle le genre et c’est le début d’une collaboration réussie entre Lopez et Mariano, et succès qui ne se dément pas depuis. À quatre-vingts ans de sa création, La Belle de Cadix reste l’opérette la plus jouée en France et Belgique.

SUJET

Il est assez pauvre pour les riches péripéties portées par la musique et le talent des chanteurs acteurs. Coupé pour Luis Mariano, qui a la part belle en chant : le héros, Carlos Medina, chanteur et grande vedette de cinéma, qui exprime, en bellâtre béni des dames, sa vocation de chanteur de charme, quitte la Côte d'Azur pour aller tourner un film dans le Sud de l'Espagne au milieu des dernières tribus gitanes qui gardent encore leurs traditions, leurs chants et leurs danses.

Le fringant Carlos, qui pourrait être escort, était escorté à Cannes de sa fiancée Miss Hampton qui le rejoint à Cadix. Maria-Luisa la plus belle des gitanes, soupçonneuse, jalouse, acceptera de tenir le rôle de la Belle de Cadix dans le film en préparation mais surtout pour surveiller, tenir à l’œil son frétillant fiancé Ramirez, engagé comme guitariste dans la troupe.

         On voit donc un quadrille amoureux classique de deux couples, Carlos et Miss Hampton, María Luisa et Ramírez, que le jeu du jeu filmique plus que du hasard va bousculer. Le livret original était Le Mariage à l’essai. Et c’est une valse pas très hispanique du mariage chantée par la fiancée, que seule la grâce piquante de Caroline Géa arrache à la banalité.

Premier accroc, premier accident de tournage de la scène de la cérémonie du mariage. Le figurant choisi comme officiant, est un véritable roi gitan, et, coutume faisant loi, même pour le film, Carlos et María Luisa se retrouvent réellement mariés. Imaginons l’émoi des fiancés officiels du couple de cinéma, Miss Hampton et Ramírez —qui se consoleront ensemble. Mais coup de théâtre au cinéma : le roi gitan n'était qu'un imposteur, le mariage est nul, non avenu. Mais amour survenu : le faux fait advenir le vrai. Et les deux héros, je t’aime, moi non plus, dépit amoureux, malentendus mais bien entendus et écoutés dans leurs duos, dont le joli fox-trot : « Mais qui êtes-vous ? Mais que voulez-vous ? Et d’où venez-vous ? »

On peut donc se livrer avec joie à cette fiesta bohémienne très œcuménique qui mêle gitans d’Espagne et Bohémiens de Vienne dans une musique syncrétique, hispano-tzigane.

On ne va pas invoquer, même en connaissance de cause, le vrai hispanisme musical à propos de la musique de Lopez (aux racines et inspiration tout de même espagnoles) et disserter sur Espagne et espagnolade : il suffit que cette musique jaillisse et emplisse joliment sa mission, même au-delà de l’impossible pour d’autres, de rester gravée, qu’on le veuille ou non, dans l’oreille, dans la mémoire collective. À preuve, la fameuse séguedille rythmée par les « Chica-chica-chic, ay-ay-ay » qui imitent plaisamment les castagnettes. Mais, sans couleur hispanique particulière, chantée par Luis Mariano, la valse « María Luisa, mon amour », qui fut un tube en son temps, faisant la fortune, dit-on de la maison de disques.

RÉALISATION, INTERPRÉTATION

Carton plein pour Carole Clin qui en signe, cette nouvelle production : encore une fois, elle coche toutes les cases de la réussite, avec cette œuvre qui, sans être majeure, n’est pas mineure pour autant : pleurez, vous me ferez pleurer, mais autre affaire que de faire rire ou simplement sourire, de divertir avec aisance et qualité, de faire jouer avec un enjouement naturel une opérette qui ne se la joue pas, mais joue le joli jeu traditionnel des toiles peintes comme toiles de fond, place, paysages, palais mauresque andalou, taverne, mais renouvelé par la belle idée de deux légers rideaux transparents, une immense guitare aux courbes féminines, comme déployée, déclinée en couleur, auréolée, d’éventails papillonnants, ou, de dos, une géante danseuse en robe blanche à volants et non attifée faussement d’un irréel hispanisme multicolore, outrancière colorisation de la couleur locale caricaturale d’une Andalousie pour touristes nordiques en manque de soleil. Ces touchantes toiles peintes, souvenir d’un théâtre populaire inexistant, qui reprennent ponctuellement vie à l’occasion de telles célébrations, mériteraient d’être classées, conservées comme trésor historique d’un art populaire naïf dans ce temple unique de l’opérette qu’est l’Odéon.

Venues de l’Opéra, on apprécie l’élégance des costumes, l’harmonie chromatique des robes à pois, à tonalité différente selon les scènes, les atours goyesques de María Luisa, noir transparent sur jupe rose, son juste ajustement andalou, chapeau cordouan et riche mantón, châle de Manille sur l’épaule que Caroline Egéa porte avec la fierté désinvolte d’une véritable Espagnole ou l’exacte tenue blanche des mariés.

Didier Benetti mène d’une baguette ferme mais charmeuse le luxe offert à l’Odéon, de l’Orchestre de l’Opéra de Marseille, qui a dû se réjouir des fastes légers de cette récréation joyeuse après les néfastes délices soyeuses pucciniennes d’un Pays du Soleil levant nocturne et sanglant.

Je ne peux que redire la maîtrise de Carole Clin de l’espace, du rythme, toujours accordé, même sans elle, avec la musique, son sens chorégraphique des groupes intégrés, des chœurs (Rémi Littolf) sans hiatus mêlés aux nombreuses danses réglées avec l’élégance de son style par Felipe Calvarro, qui sait hispaniser, « flamenquiser » dignement n’importe quelle musique, servi par sa remarquable troupe.

Sans un temps mort ni un hiatus entre entrées et sorties, les quiproquos, les gaffes se succèdent et les gags, fluides sans lourdeur, comme les cartouches de cigarettes subtilisées par deux fois avec une prestesse de prestidigitateur par le décoiffant metteur en scène, tout en nerfs, Dany Clair, le defunesque et clownesque Dominique Desmons, «le chauve aux cheveux roux » comme le définit sa victime, le naïf Manillon de Gregory Juppin qui a le charme mélancolique d’un Pierrot lunaire (pas de Schönberg) avec la douceur de sa voix sur un corps d’athlète qui retrouve sa digne partenaire Julie Morgane, souple liane, dégaine de parigote dégingandée en Pepa, Pepita, Pepona poupée, naïve bécasse pas Bécassine de la tradition comique espagnole pour des duos et pas de deux pas dondon dondaine dont ce couple si assorti a l’acrobatique et angulaire secret dont on ne se lasse pas.

Dans le faux cinéma des années 50 ne pouvait manquer l’anticipation de la Marylin des années 60, disons plutôt la grande et richissime Américaine amoureusement moulée dans son tailleur noir en quête de Latin lover interchangeable d’une rive de la Méditerranée de Cannes à l’Atlantique de Cadix : c’est Laurence Janot, qui sait tout faire, accent amerloque à couper au couteau, qui nous offre en quittant sa première scène le luxueux clin d’œil chanté, le scat jazzy, « dili dili pou pou pidou », de I wanna be Loved by you, qui est comme l’affriolante friandise, signature sucrée et susurrée de la blonde star.

Ramírez, fiancé frivole puis amoureux dépité, guère servi par le texte et le jeu, a la magnifique revanche chantée d’un air d’amour blessé que, vrai Basque de cette pièce ourdie entre les deux Basques Mariano et López, Gilen Goicoechea offre d’une ardente voix pleine et riche de baryton, non sans émotion.

Juste une scène, une menaçante phrase et mimique et l’on retrouve, figure de l’Odéon, Antoine Bonelli, louche et farouche roi des gitans. Il y a le mari jaloux de Damien Rauch, non, Damien Rauch en mari jaloux de Manillon et ses manigances.

Bien planté, portant beau, en fringant bellâtre à moustache datée des années 50, je ne sais si à la Clark Gable ou en Jorge Negrete, fameux chanteur et acteur mexicain, à Jérémy Duffau, belle voix égale sur tour le registre, bien menée, timbre viril, je ne reprocherai que sa prononciation française « Maria Luiza » au lieu de Maria Luissa : on le félicite de ne pas coller à Mariano, sauf là, bien sûr. Il se tire au mieux de la fameuse séguedille la Belle de Cadix, ballade narrative, qu’il rythme discrètement sur les délicats « Chica-chica-chic, ay-ay-ay ! » qui peuvent humoristiquement déraper.

La Madrilène Caroline Géa, sourire mutin, regard malin ou coquin, timbre fruité, campe en allure et figure cette Belle de Cadix et en mouvement, rythmant, avec sa connaissance du flamenco, par un beau zapateado, les compliments débités par le bonimenteur charmeur.

Moments heureux volés au temps…

La Belle de Cadix de Francis Lopez

Odéon

Mise en scène : Carole CLIN
Chorégraphie : Felipe CALVARRO

María Luisa : Caroline GÉA
Pepa : Julie MORGANE
Miss Hampton : Laurence JANOT

Carlos : Jérémy DUFFAU 
Manillon : Gregory JUPPIN
Dany Clair : Dominique DESMONS
Ramírez : Gilen GOICOECHEA 
Le Roi des gitans : Antoine BONELLI

Le Mari jaloux : Damien RAUCH

Chœur phocéen : Chef de Chœur Rémi LITOLFF

Fiorella ALESSANDRA, Nicole FRANCO RALÓN, Sabrina KILOULI, Esma MEHDAOUI, Manon PIZZICHEMI, Katherymne SERRANO, Damien BARRA, Laurent BŒUF, Corentin CUVELIER, Jacques FRESCHEL, Roman PANZER, Damien RAUCH

Orchestre de l’Opéra de Marseille

Pianiste répétitrice Caroline DAUZINCOURT

Ballet : Sophia ALILAT, Sabrina LLANOS, Valérie ORTIZ, Annabelle RICHEFEU 

Photos Christian Dresse 

1. L'un des rideaux ; 

2. L'acteur et ses groupies (Duffau) ;  

3. Manillon et Clair (Juppin,  Desmons) ;

4. Pepa et Manillon (Morgane, Juppin) ;

5. María Luisa (Géa);

6. Le ballet Calvarro;

7. Le couple renversant (Morganbe, Juppin) ;

8. La renversante Marylin (Janot);

9. Ramírez joli cœur (Goicoechea);

10. Mariage gitan (Bonelli imposant célébrant).

 

 

 

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