L’adieu de Haïm Menahem au Théâtre de la Joliette
Théâtre de la Joliette, samedi 24 septembre 2022
HAÏM LE CYGNE
Autrice, auteure
Le texte est de Marion Aubert, qui veut qu’on la nomme autrice, mot ancien désormais à la mode pour nommer la femme qui écrit, plombé à mon oreille de musicien et à ma culture de linguiste par le poids de la consonne alvéolaire sourde t, doublée de la consonne fricative uvulaire r ; je lui préfère auteure, plus léger et soluble à l’air, avec la brume du e muet qui prolonge tout naturellement, en douceur, le mot auteur, semblant amoureusement unir masculin et féminin, les deux genres, sans cette castatrice volonté féministe de séparer radicalement, même par le son, ce que la nature a fait pour être harmonieusement uni. Mais peu importe. C’est un long monologue, implicite dialogue, que l’auteure a écrit dans une vivante et chaleureuse spontanéité à la sympathique écoute de Haïm Menahem narrant des souvenirs d’enfance, de jeunesse, de famille, l’exil, des éclats, des fragments de vie, des sensations, des sentiments, des états d’âme au moment, toujours difficile pour tous, non de tourner une simple page, mais un long chapitre du livre d’une existence, le point sinon final, de suspension : la retraite et l’heure de prendre congé, de dire adieu.
Bien sûr, il y a les nécessaires retraites attendues, espérées, heureuses, qu’on souhaite à tous. Mais, quand on a vécu du théâtre, de la scène, sur la scène, éclairé —ou brûlé—par les feux de la rampe, paradoxalement nourri des yeux dévorateurs des spectateurs, ce rideau qui tombe soudain, on le dira théâtralement forcément, prend, à partir du comédien en partance, une portée symbolique, au sens littéralement, dramatique, même si le masque de la comédie en farde pudiquement l’inévitable douleur.
Et, au-delà du comédien, dans le théâtre de notre existence, cela pose, me pose, et je pose la question : à l’heure du dernier départ, qu’emportons-nous, sur nous, des autres ? Leurs regards sur nous, de nous, leurs idées de nous, tout ce qu’ils perçoivent de nous demeurent fatalement une part de nous qui nous échappera à jamais, et réciproquement : notre moi, un, unaire, est toujours lacunaire. « Je est toujours un autre », dit justement le texte, reprenant Rimbaud. Et, dans cette haute cage de scène, sur trois parties de la boîte, géométriquement ponctuée, pointillée d’une infinité de lampes lumineuses comme des yeux avides, livide ou incandescente lumière sur le comédien, variant la couleur du spectre, j’en vois comme la métaphore : myriade plurielle de regards sur l’être singulier de l’acteur.
Certes, le texte, badin et blagueur souvent, avec la grâce narrative d’Haïm, sa veine et verve humoristiques, joue à évoquer des jugements du public, des critiques de presse élogieuses, dont je me dis parfois, à voir tant d’éloges et de fleurs que l’on prodigue aux morts, qu’il vaudrait alors mieux mourir de son vivant.
Mais nous n’en sommes heureusement pas
là, mais à la métaphorique mort des (a)dieux à la scène, au théâtre. Et je préfère
retenir du cygne, vulgaire canard par sa vilaine démarche sur terre, qui devient
merveilleux vaisseau sur l’onde, cou en point d’interrogation, à laquelle
répond la sublime légende de son chant dernier.
Chant du cygne
El l’on voit Haïm se déplumer lentement comme ils se dévoile peu à peu avant de nous dévoiler l’envers, sinon du décor, le revers de sa veste effectivement emplumée de cygne supposé offrir son chant. C’est l’image poétique usée à en devenir une métaphore lexicalisée, c’est-à-dire morte, du chant de l’élégant palmipède, légende socratique rapportée par Platon que le cygne vilainement caquetant, élève cette dissonante sonorité à chant sublime d’adieu au moment de mourir, mélodie ultime rachetant et couronnant de sa beauté la laideur de son timbre de voix en vie. Oublions le coq que Socrate, condamné à mort, demande à ses amis éplorés d’offrir à Esculape, dieu de la médecine, en remerciement sans doute de la guérison de la vie qu’apporte la mort. Oublions aussi le doloriste et morbide culte romantique qui prétend que « les chants désespérés sont les chants les plus beaux », pour célébrer la vie qui chante même en partant, mais pas un martial Chant du départ, mais un pacifique et vivant salut aux vivants.
Chant du cygne. Champ du signe, des signes, de la signification, sous tant de mots, le silence, ce qui n’est pas dit mais glisse sous le texte et le jeu, sous la parole profuse, infuse le sens, la sensation : la justice/injustice sociale qui classe/déclasse les êtres en classes d’âge, pour faire nécessaire place aux jeunes par la retraite des aînés, des seniors, on ne dira pas impoliment les « vieux », pourtant souvent chassés sinon parqués dans d’odieux Éhpads.
Je salue donc, après Pierrette, Maurice et quelques autres, l’ami Haïm, salué chaleureusement ce soir par des gens qui ne l’ont pas connu, plus stellaire que lunaire, cygne s’envolant au ciel constellé du théâtre, ludique ludion, lutin vivant, vibrant, vibrionnant, parlant, chantant, dansant, éternel souple jeune homme dont on a du mal à croire qu’il est « vieux », « à bout de souffle », tant il insuffle, tant il respire, inspire, la jeunesse.
Texte : Marion Aubert. Interprétation : Haïm Menahem. Regard extérieur : Pierrette Monticelli. Lumières : Jean-Charles Audoubert. Régie son : Aurélien Giordano. Régie : Aurélien Giordano. Collaboration à la chorégraphie : Georges Appaix. Costume : Michèle Paldacci.
Photos : Raphaël Arnaud
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