L’INTERVIEW
TEXTE ET MISE EN SCÈNE DE PASCAL RAMBERT
Avec Pierrette Monticelli et Marine Guez
Théâtre de la Joliette, samedi 24 septembre 2022
Sur un mur continué, coulé en tapis d’un blanc éclatant, dont la blancheur immaculée est exaltée par deux gros projecteurs, deux tabourets plastique blancs ; hors cadre à l’avant-scène, le viseur évidé d’un cercle au néon, un sommaire dispositif de caméra sur pied et moniteur. Par l’entrée latérale de la salle, côté jardin, surgissant de l’ombre, entrent deux femmes en noir, parlant à voix basse, se déchaussant de leurs baskets blanches, une jeune à queue de cheval, l’autre à cheveux courts d’un blond grisonnant, un sac noir en toile à la main. La jeune s’applique, hors champ, à régler le système enregistreur, micro, lumière, en s’adressant à un technicien invisible.
Ces deux personnages, ou plutôt, concrètement ces deux personnes, par l’absence de théâtralité de leurs figures, prennent place sur les tabourets, la plus jeune, l’intervieweuse de profil le plus souvent, la femme mûre de face, caméra frontale oblige, sauf à des moments d’intimité resserrée, annoncée par le tutoiement initial, où les visages aussi se jaugent, s’interrogent, où une main empathique saisit tendrement celle de l’autre émue.
On ne saura ce qui motive cette interview à l’appareillage techniquement élaboré, la femme interrogée n’ayant rien d’une star, d’une personnalité, d’une héroïne, dont on sollicite le témoignage, la parole. Dans cette lumière crue, on pourrait croire à un interrogatoire policier sans la douce banalité de la femme qu’on ne voit ni en coupable ni en victime ; par la froideur clinique de l’enregistrement, on pencherait vers une thérapie verbale et visuelle dès que s’amorce l’entretien, timidement, avec des réponses monosyllabiques.
On ne saura pas non plus la raison de la douleur intense impossible à mesurer en mots, toujours défaillants par l’hyperbole ou l’euphémisme, l’excès ou le manque, qu’exprime, sans pouvoir cerner, la dame interrogée, que comprend, sans que nous la comprenions, son interrogatrice, qui semble l’avoir vécue aussi, fermées qu’elles sont, en tentant de s’ouvrir, sur une expérience individuelle d’une souffrance immense dont la plus âgée, lucidement, modestement, admet que son malheur singulier n’est peut-être rien rapporté à l’échelle des malheurs pluriels du monde.
Pourtant la phrase d’Aldous Huxley, « La terre est l’enfer d’une autre planète », l’aveu du désir réfléchi de l’impossible suicide en donnent une idée superlativement dramatique. Mais, quand on s’attendrait à l’outrance, à la déclamation, tout, est pratiquement murmuré, en sourdine, à douce voix, en réserve délicate de Pierrette Monticelli, en écoute compréhensive, tendrement complice de Marine Guez. On va longuement parler de parole sans éclat de voix, de douleur, sans dolorisme : souffrance qui semble, comme chez Schopenhauer, une donnée, immédiate, fondamentale, forcément sensible, du monde, mais apparemment sans l’espoir chrétien de rédemption.
L’interrogée, s’interrogeant sur la nature de sa douleur (une rupture ?) s’interroge sur le remède verbal aujourd’hui banalisé et sempiternellement répété de « mettre des mots » sur les choses, ce qui serait le salut. Mais comment nommer ce qui n’a pas de nom, quand les mots vous échappent ? Comment traduire l’intraduisible, comment fabuler l’ineffable, dire l’indicible ? Thérèse d’Avila, sans mots sinon sans voix pour résoudre l’impossibilité de nous communiquer sinon nous communier ses expériences mystiques, pour au moins nous les rapprocher, les approchait, serrait, par la périphrase sensible tournant autour du sentiment, de la sensation : la métaphore au lieu du concept. À écouter surtout la femme âgée, à juger ses tentatives de dire ce qui ne peut se dire, qui échappe toujours à la nomination, à la définition qui cernerait, limiterait, permettrait enfin une salutaire mise en lumière physique de ce mal être psychique, on serait tenté de diagnostiquer une dépression. Mais la dépression, justement, c’est le creux, le vide accusé puis causé par la fuite des mots.
Et c’est la question qui nous interroge : peut-on penser le vide de la pensée sans mots ? Car, si le récit haché de la vacuité existentielle de la femme, n’est pas abstrait —elle va regarder les gens au Supermarché, s’assied sur un banc, fréquente une association, un parc, roule des heures dans son automobile japonaise bleue, évoque la forêt, et la jeune compare son état mental et corporel aux montres molles de Dalí —le texte quotidien, prosaïque, ce minimalisme de gestes, avec cette présence qui ne peut être absence, cette existence, le physique s’élève fatalement à la métaphysique. Les monosyllabes y expriment beaucoup, on peut dire tout en ne disant mot, le silence est éloquent.
« Je me suis toujours demandé où étaient les mots dans notre corps avant de sortir », dit la femme mûre, texte reproduit en grand sur une page dans le livret programme de présentation de la saison du théâtre. On ne lui répondra pas avec la science que, sinon les mots, la fonction de la parole a sa localisation dans le cerveau, mais, avec la psyché théâtrale sinon la psychanalyse, que plus que du tissu des songes comme disait Shakespeare, nous sommes tissés de mots.
Photos : Luc Bertau
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire