LAKMÉ
Opéra en trois actes de Léo Delibes
(1836-1891),
livret d’Edmond Gondinet (1828-1888) et
Philippe Gille (1831-1901)
d’après Rarahu ou le Mariage de
Loti
Création : Paris, Opéra-Comique, 14 avril
1883
OPÉRA DE MARSEILLE
5 mai 2017
Je le répète : à reprise d'une
production prisée, reprise de sa présentation, même reprisée de ses éléments
nouveaux dans son passage de Toulon à Avignon et enfin Marseille, avec, à part
le rôle-titre et celui du serviteur, des distributions différentes mais de
qualité égale. J’insisterai bien sûr sur la dernière.
L’œuvre
Fin du XIXe
siècle, depuis Félicien David, la mode orientaliste règne en France sur la
scène et les arts, appuyée aussi sur un colonialisme tranquille, à la bonne
conscience. L'Europe impérialiste s'exporte dans le monde en le colonisant
impudiquement. Pierre Loti, officier de marine, fait rêver avec ses récits, ses
romans sur fond autobiographique d’amours faciles et sans engagement pour le
mâle occidental triomphant. Cela donnera des tragédies comme Madame
Butterfly, victime d’avoir cru au mirage d’un mariage qui n’était, pour le
fallacieux époux américain, qu’une union par location, révocable à chaque
instant. Mais, quinze ans avant Puccini, il y a, entre autres, cette Lakmé dont
l’agréable et séduisante musique cache mal une douloureuse trame, un drame de
l’incompréhension entre deux cultures, ici l’indienne, écrasée par l’arrogance
supérieure de la colonisation anglaise, le fatal décalage entre deux cultures
et deux milieux sociaux incompatibles malgré l’amour partagé entre la jeune
hindoue et le jeune officier britannique.
Intégrisme religieux,
terrorisme ?
En effet, dans l’Inde
colonisée du XIXe siècle, où l’occupant blanc interdit la
religion autochtone qui devient clandestine, avec tous les secrets inquiétants
que cela peut supposer et la haine accumulée, la rencontre entre Lakmé, vouée
au temple et sacrée comme une vestale autrefois, et Gérald, officier anglais
occupant, ne peut déboucher que sur une impasse, raciale, sociale, culturelle.
C’était déjà le nœud de la prêtresse Norma pactisant en secret avec
l’envahisseur romain, trahissant sa patrie : Lakmé est fille du brahmane
Nilakantha, qu’on dirait aujourd’hui intégriste religieux, fanatisé, extrémiste
implacable proche d’un terrorisme venir ; elle est une sorte de
déesse, donc intouchable, en tout opposée au charmant colonisateur pour qui ce
pays est une source d’exotisme et de curiosité esthétique. Le contraste entre
les Hindous et les Anglais, Gérald, son ami Frédéric, les deux filles du
gouverneur et leur gouvernante pincée, Mistress Bentson, est habilement traité
par la musique qui en trahit l’inadéquation aux lieux, encore que le premier
air de Gérald a une poétique saveur orientalisante qui exprime en lui,
peut-être, au-delà de son sens esthétique émerveillé d’un bijou, un possible
sentiment d’adaptation, sensible et amoureux.
Le discours endogène
des femmes sur les indigènes, guère porté à la communication autre qu’exotique,
ne fait que renforcer leur sentiment presque freudien d’inquiétante
étrangeté face à ce pays, l’Inde, son peuple et ses rituels, d’autant que
la situation politique est tendue entre occupants et occupés : le regard
supérieur et rapide du touriste. Seul Frédéric a une approche plus sympathique
et moins superficielle, seul personnage à n’être pas un sommaire
« caractère » simpliste de convention, comme Nilakantha, le méchant
« intégriste » bien méchant, même non sans raisons, contre
l’envahisseur : à part Frédéric, tous sont pratiquement unidimensionnels,
d’un simplisme conventionnel d’Opéra-comique, aux gros traits sans grandes
nuances. Si Lakmé, douce et tendre, en attente inconsciente de l’amour comme un
Chérubin féminin mélancolique, dans son air délicat d’introspection, et
Gérald, présenté comme un rêveur poète, énamouré d’un bijou, même pas d’un
portrait de femme comme Tamino dans La Flûte enchantée, leur amour en
une seule rencontre est bien fulgurant et d’une convention qui n’offre guère de
place à un développement affectif vraisemblable, que pourtant, leur deux airs
solitaires, deux âmes en recherche, laissaient entrevoir. Mais la grâce de la
musique est telle qu’on se laisse embarquer, même sans autre émotion que
musicale et lyrique, dans leur schématique aventure perturbée par le
traditionnel baryton jaloux, ici un père quelque peu incestueux, épiant même le
sommeil de sa fille.
Réalisation et interprétation
Le
minimalisme de la scénographie de Caroline Ginet, au lever de rideau,
sur un fond indécis de verdure ombreuse, un tertre de terre rouge pour figurer
le temple et son autel, nous épargne un pittoresque exotique à couleur locale
trop colorée. La profanation de l’intrus anglais, la souillure, est élégamment
symbolisée avec sobriété par le récipient renversé de poudre jaune, or ou
safran, égales denrées précieuses pour les avides colonisateurs, à côté de
corbeilles de fleurs, fleurs perdues, profanées, préfigurant le délicieux duo
de Lakmé et sa servante ; au dernier acte, un énorme saule pleureur, signe
éploré des amours à pleurer, avec encore ce rideau de fond, fondu végétal de
lianes hésitant entre ombre et lumière, rêve et réalité, filtrant de superbes
éclairages bleutés de Gilles Gentner, ont la même simplicité d’épure
pour les pures amours ainsi mises en relief par la mise en scène sobre ou
pauvre, trop a minima dramatique de Lilo Baur. Il faut convenir que, plus à l’aise que dans les plateaux plus étroits
de Toulon et d’Avignon, sur la scène plus vaste de Marseille, le décor du I
semble respirer dans l’espace, beau
tertre rouge mettant en valeur le voile safran de Lakmé exalté par les
lumières, et beau duo sur un fond noir détachant les deux jeunes femmes.
Cependant, à l’acte
II, moins serré que sur les deux premières scènes, de même moins crûment
éclairé à Marseille, l’entassement du portique, colonnettes et piliers
métalliques, méticuleusement astiqués, claquent comme un clinquant hétéroclite
de brocante de quincaille de bric et de broc, de temple hindou ou usine à gaz,
attendant des touristes pour cette exotique fête à la couleur locale accusée
par contraste avec les uniformes anglais en gris et non en rouge.
Les costumes d’Hanna Sjödin sont sagement post-victoriens pour
les Anglais, délicats pastels rose et bleu pour les Ladies, un vert plus accusé
pour la gouvernante, d'un pittoresque exubérant pour ceux qu’on appelait les
« indigènes » dans l’acte II, à grand renfort de jaunes éblouissants,
mais cela est de bon ton et dans la tonalité de la musique. Quelque arrogante
brutalité des dominateurs européens, si elle traduit la botte impérialiste et
justifie la haine du brahmane, est sans doute trop discrète, au milieu des
agréables danses obligées des bayadères (jolie chorégraphie d’Olia Lydaki où
les bras des danseuses en perspective figurent les déesses aux multiples bras
des Indes), pour montrer une tension politique explosive, juste un peu
d’amertume dans le sirop amoureux entre la dolente hindoue et l’indolent
Anglais. La bicyclette et le tricycle ambulant sont des signes de la modernité
que les Anglais occupants apportent ou imposent à l'Inde, alibi progressiste de
l'impérialisme satisfait.
Hors
cela, l’arrière-plan politique, ou le choc culturel, qui aurait pu soutenir une
tension dramatique puissante, malheureusement d’actualité aujourd’hui, est
juste allusif dans les bousculades, mais bien placé, mais la musique légère
d'Opéra-Comique de la grave profanation du temple permet-elle autre choses sans
artifice forcé ? On regrette aussi que le personnage du brahmane, monolithique
religieusement mais père ambigu, qui guette même, comme un amant jaloux, le
sommeil de sa fille, ne soit pas traité : « J’ai voulu t’écouter
dormir », avoue-t-il dans une formule bien plaisante qui supposerait que
la tendre Lakmé ronfle… (et l’on passera aussi sur le formule pléonastique
d’une « ombre assombrit ta beauté », imputable au texte et non
à la metteur en scène forcée par le statisme de l’air.
L’acmé du chant français
Dépassés l’amusement
d’un Casanova à l’Opéra de Paris sur la façon française de chanter, ou les
sarcasmes d’un Rousseau sur l’« urlo francese », ‘le hurlement
français’, oubliées les failles d’une certaine école aujourd’hui dépassées par
la jeune génération, on peut encore dire sans hésiter que la distribution entièrement
française de cette production de Lakmé, du premier au dernier chanteur
de l’œuvre, a représenté l’acmé, un sommet sans doute du chant français dans sa
plus belle expression d’élégance, de clarté, de diction : un bonheur. Une
réussite chorale d’une équipe, un trio de trois talentueuses femmes au service
d’une musique française raffinée et délicate, d’un exotisme de bon ton, mais
bon teint, efficace sans démonstration, aussi évanescente parfois que l’héroïne
rêveuse, efflorescente non seulement de tant de fleurs évoquées, effeuillées
par Lakmé et Mallika dans leur duo poétique et charmeur, mais au lyrisme fleuri de vocalises en guirlandes : fleur du beau, du bien
mais aussi du mal puisque la jeune fille en fleur se donne la mort en mangeant
la datura fatale.
Avec un humour pincé
comme ses remarques, Cécile Galois, sans raideur vocale, est la raide Mistress Bentson, so british
et si française par l’articulation. Emmanuelle
Zoldan est une élégante
Miss Rose rousse, dont on aimerait entendre
davantage le mezzo capiteux ;
Miss Ellen, c’est
Anaïs Constans, au soprano onctueux, piquante et
pimpante dans le jeu, trop légèrement joyeuse pour ne pas pleurer ensuite, sera victime collatérale des amours exotiques de son
fiancé Gérald. Dans le fameux duo, Majdouline
Zerari, Mallika, offre le tendre tapis de velours de sa voix aux broderies
de Lakmé : douceur de la mousse pour les fioritures vocales, dans un
précieux florilège d’un texte fleuri de poétiques noms de plantes et de fleurs
dont la délicatesse de la musique ferait presque sentir les parfums, sons et odeurs
se répondant.
Comparses,
figures éphémères, mais sans lesquelles le spectacle n'existe pas, issus du
chœur, on salue Rémi
Chiorboli, Jean Vital
Petit, Damien
Surian, respectivement un Domben, un Chinois, un Kouravar, la diversité ethnique
dans cette œuvre au fort parfum xénophobe. Déjà salué à Toulon et Avignon, dans
le rôle du fidèle serviteur Hadji, dévoué à sa maîtresse dont on croit sentir
qu'il est amoureux, Loïc Félix, présence muette touchante, n’a qu’une occasion
de s’exprimer vocalement, et sans presque rien d'autre pour imposer son rôle,
impose encore la beauté de son phrasé et de son timbre, bel artiste. Marc
Scoffoni est Frédéric,
fidèle et lucide ami, qui sait donner à sa voix de baryton le ton martial d’un
officier habitué à donner des ordres, un colonisateur sans état d’âme. Comme à
Avignon, on retrouve avec bonheur Nicolas Cavallier, allure noble de
grand prêtre investi de ses dieux, voix de tonnerre contre les Anglais impies,
adoucie de tendresse paternelle et amoureuse dans « Lakmé, ton doux regard
se voile… », presque une berceuse traversée d’éclairs du désir de mort de
l’étranger, éclatant sur le fa aigu « et dans tes yeux », fait
frissonner, effrayant fanatique foudroyant dans la scène du complot, glacial à
la mort de sa fille aussitôt sublimée par la foi.
Depuis
le CNIPAL et déjà une jolie carrière, Julien Dran, se tirant des périls nombreux du rôle, nuances, sauts, plein de
prestance physique, voix lumineuse, soyeuse, est un héros d’une belle
qualité poétique convenant à ce personnage romantique, peut-être aussi déphasé
dans son siècle impérialiste que fasciné par cette Inde, un tendre Gérald
victorien passé sans doute par Oxford qui nous fait croire à sa rêverie. La douceur
du timbre le met au diapason de la délicatesse indienne de l'héroïne, estompant
le choc de civilisation, rendant crédible ce coup de foudre entre deux êtres
finalement pas si différents, affinités électives au-delà des races et des
cultures.
Que
dire aussi, encore une fois, sans se répéter, de la Lakmé de Sabine
Devieilhe : elle s’y est identifiée,
au datura près, mortelle fleur à épargner à cette jeune femme venant de donner
la vie, et fait vivre, plus qu’un personnage, une personne : on voudrait
la parer des milles fleurs qui s’épanouissent dans son chant. Je ne peux que
citer ce que j'en disais déjà à Toulon : "menue poupée qui n’est pas
défigurée par une grande voix, émouvante et sensible dans son air
d’introspection et les duos, elle déploie toutes les irisations d’un timbre
délicat, moelleux même dans l’aigu extrême, sans nulle dureté, une technique
impressionnante de précision et d’aisance : une petite grande Lakmé."
Avec une œuvre reposant pratiquement sur ses seules fragiles épaules, d'un rôle
écrasant par le nombre d'airs et de duos, elle reste apparemment à la fin d'une
fraîcheur de fleur et, même des passages qui pourraient être mièvres, elle réussit
à faire des merveilles de douceur, de poétique vérité, d’une douce mélancolie
que l’on trouve dans des héroïnes de Bellini. Les chœurs excellents d’Emmanuel Trenque, doux en leur invocation
aux dieux, grandioses grondants dans la menace, sont la toile de fond sociale
de cette œuvre sur laquelle se détachent les insolites Anglais comme pièces
rapportées.
Le
chef américano-irlandais Robert Tuohy entre
dans cette musique si française comme chez lui, en affinant et raffinant les
délicatesses sans aucune fadeur. Aux interventions de Lakmé, presque en
sourdine on dirait que l’orchestre se
tait pour mieux écouter et goûter l’ineffable douceur de cette voix, pour n’en
rien perdre, respectueusement, amoureusement. Comme quoi, encore une fois, on
en a la preuve : il suffit d’un bon chef sensible et intelligent, de
chanteurs excellents, pour faire une grande musique même de cette œuvre sans
doute pleine des facilités de la convention de l'Opéra-Comique dans le désir de
plaire, mais dont on aurait tort de sous-estimer l'agrément, le charme, une
grâce impondérable : orientalisme de bon aloi, élégance et mesure, indéniable
beauté mélodique et mélancolique. On la dirait encore exemplaire de la culture
française si les frontières n’étaient absurdes, artificielles, et la musique,
universelle, comme ceux qui la servent et la dirigent.
Lakmé de Léo Delibes
Opéra de Marseille
3, 5, 7, 9, 11 mais 2017
Co-production Opéra de Lausanne et Opéra-Comique
Orchestre et chœur de l’Opéra de Marseille. Chœur : Emmanuel Trenque
Direction musicale : Robert Tuohy.
Mise en scène : Lilo
Baur, assistante (Katia Flouest-Sell).
Décors : Caroline Ginet. Costumes : Hanna Sjödin; Lumières : Gilles Gentner. Chorégraphie : Olia Lydaki.
Distribution :
Lakmé : Sabine Devieilhe ; Mallika : Majdouline Zerari ; Mistress Benson : Cécile Galois ; Ellen : Anaïs
Constans ; Rose : Emmanuelle
Zoldan. Gérald : Julien Dran ;
Frédéric : Marc Scoffoni ;
Nilakantha : Nicolas Cavallier ;
Hadji : Loïc Félix ; un Domben : Rémi
Chiorboli ; un Chinois : Jean Vital Petit ; un Kouravar : Damien
Surian.
Danseuses : Suzel Barbaroux, Maud Boissière , Ivana Testa.
Danseuses : Suzel Barbaroux, Maud Boissière , Ivana Testa.
Pianiste, chef de chant : Nino Pavlenichvili.
Photos : © Christian Dresse :
1.Duo des fleurs (Devieilhe, Zerari) ;
2. Les intrus dans le temple (Galois, Zoldan, Scoffoni, Dran, Constans);
3. Fille et père (Devieilhe, Cavallier) ;
4. Coup de foude (Dran, Devieilhe) ;
5. danse des bayadères ;
6. Place du marché ;
7. Lakmé et Hadji (Devieilhe, Félix) ;
8.Lakmé dans sa fragilité (Devieilhe) ;
9. Mort de Lakmé dans les bras de Gérald.
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