HAMLET
(1868)
Livret de Jules Barbier et Michel Carré d’après Shakespeare,
musique d’Ambroise Thomas.
Opéra de Marseille,
27 septembre 2016
Après la création de cette production à
Marseille de 2010, après la reprise d’Avignon en 2015, que dire de nouveau d’un
spectacle qui, s’il ne l’est plus, semble n’avoir pas vieilli ? Avec les
deux piliers de Ciofi, dans les trois, et Lapointe entré dans la version
avignonnaise et retrouvé ici, dont on ne peut que répéter, pour s’en
émerveiller, les qualités scéniques et vocales extraordinaires, on se
contentera d’actualiser le compte-rendu en saluant les nouveaux venus dans la
distribution. Et aussi d’apprécier
l’intelligence et la profondeur d’une mise en scène également bonifiée.
Il est des opéras, il est des œuvres qui, sans être musicalement
des chefs-d’œuvre, sont cependant d’une telle facture qu’ils en donnent
l’illusion, ne serait-ce que le temps d’un spectacle de plus porté, transporté
par de tels interprètes, si bien qu’être ou ne pas
être excellent est la seule question et, ici, elle ne se pose pas tant
l’excellence saute aux yeux, capte les oreilles : images, voix, tout
concourt à la réussite.
L’œuvre
Il serait vain et injuste de comparer cet Hamlet à la
pièce originale de Shakespeare qui dure six heures. D’une bonne pièce ordinaire
de Sardou, Tosca, Puccini et son librettiste firent un opéra
extraordinaire qui la sublima et éclipsa ; de l’extraordinaire drame
original, Barbier et Carré, Thomas, font non un opéra ordinaire mais solidement
charpenté et musiqué, en parfaite adéquation avec les attentes du public de
leur temps : donc, ouverture, interludes nourris orchestralement, chœurs,
ensembles, airs de très bonne tenue, malgré l’inégalité de certains récitatifs
et passages. Mais l’on goûte aussi les trouvailles de bon aloi, solo de
trombone, nostalgique cor anglais, etc, qui mettent délicatement en valeur de
nombreux pupitres et les instrumentistes, au détour d’une phrase musicale,
élevés au rang de l’interprète soliste. Des motifs musicaux unificateurs
donnent une couleur et une homogénéité dramatique remarquable à l’ensemble.
Bref, cette œuvre, peut-être trop longue, se tient et tient son engagement.
À la hauteur de cette réussite, on
comprend mieux les difficultés à monter cette œuvre : un rôle-titre
écrasant pour un baryton pratiquement toujours présent, un personnage d’Ophélie
qui ne le cède en rien aux voltiges acrobatiques des héroïnes folles de
l’opéra avec une scène de folie démente aussi de longueur ; deux autres
personnages requérant autant présence vocale que scénique, Gertrude et
Claudius ; un spectre à voix d’outre-tombe et au moins quatre autres
interprètes non négligeables, sans compter un grand orchestre omniprésent,
nécessitant un chef aussi à cette altitude, des chœurs nourris. Rajoutons la
nécessité, aujourd’hui, d’un metteur en scène inventif pour pallier les
changements de tableaux en un lieu et scénographie uniques. Autant de défis du
grand opéra à la française du XIXe siècle pour avoir la mesure de
cette gageure et de ce succès. Et l’on découvre, honteux rétrospectivement de
préjugés partagés sans preuves à l’appui contre lui, un Ambroise Thomas
méconnu, inconnu, oublié, après avoir connu une célébrité exceptionnelle en son
temps.
La réalisation
La superbe mise en scène originale de Vincent
Boussard, est réalisée brillamment par Natascha Ursuliak. Mais le
propos d’alors, sans changer, a mûri. Le décor unique de Vincent
Lemaire, hautes et longues parois d’une froideur de papier glacé angoissant,
froissé d’effroi, encore accusé par de longues doubles lignes verticales que
des horizontales ont du mal à rasséréner, semblent imbibées par le bas d’une
noire moisissure de ce royaume de Danemark « où quelque chose est
pourri » selon Shakespeare et, dans la dernière scène, s’élevant, c’est
toute la noirceur sépulcrale du sol qui paraît alors les avoir presque
entièrement gagnées.
L’espace de la scène, antichambre de palais,
s’ouvrant à peine, de temps en temps, d’une embrasure de fenêtre sur un néant
de nuit qui semble happer le sombre héros, est étouffant, oppressant malgré ses
proportions. Selon les lumières dramatiques (Guido Levi), il se
teinte d’émotions bleu de nuit introspectif, ombreux d’angoisse, vert d’eau
maléfique pour la pauvre Ophélie, trace sanglante pour le spectre du roi.
Un immense portrait du roi défunt,
assassiné par son frère Claudius (ici, avec la complicité de Gertrude, la
reine, sa maîtresse) de travers, symbolise cette instabilité délétère et
criminelle. Le cadre vide de l’être devient miroir ou tableau du paraître,
encadrant en mise en abîme les apparences, le jeu de l’illusion du théâtre du
monde et celui des ombres, du spectre du roi. L’utilisation des loges
d’avant-scène, où se trouveront les fossoyeurs, joue aussi bien le théâtre dans
le théâtre de la pièce. Le spectre descendant des cintres, en perpendiculaire,
insecte effrayant marchant sur le mur central, est saisissant, dans l’esprit
de la machinerie baroque. C’est donc, par la seule image, un intelligent renvoi
au Baroque de la pièce originelle. Autre belle trouvaille, Ophélie et ses
livres comme de minuscules tentes vertes sur le sol, romanesque folle, tel le
fol Chevalier à la Triste Figure presque contemporain rendu fou par ses
lectures : Don
Quichotte (1605), l’homme
d’action qui ne doute jamais, Hamlet (1601), personnification du doute,
paralysé dans l’action, double incarnation opposée du héros moderne entre réflexe et réflexion.
Les costumes de Katia Duflot, comme toujours, participent
de la dramaturgie, renvoyant, en gros à l’époque de la création de l’opéra pour
les hommes, austères redingotes et habits noirs et gris, d’une sévérité
luthérienne, robes années 30, grises, sombres, pour les dames qui se
teinteront, s’adouciront un peu de lumières moins dures. Gertrude a le rouge du
désir et du sang, robe vite ouverte sur dessous noirs de voluptueuse dentelle,
et Ophélie, mal coiffée, mal fagotée puis en vaporeuse robe blanche, lis
inverse, nu-pieds, à l’écart, est déjà ailleurs, étrangère à ce monde qu’elle
voit déjà de loin, d’ailleurs. Les
livres sont aussi un miroir de ses doutes et tourments amoureux et, autre belle
trouvaille, font exister ces « amis » invisibles auxquels elle
s’adresse en voulant se mêler à leurs jeux Gageure
réussie dans un lieu unique : Ophélie ne va pas se noyer dans un
étang extérieur mais ici, au milieu de la scène, dans une baignoire ; en
faut-il plus à une enfant fragile et gracile pour sombrer dans sa folie et se
noyer dans ses larmes ? (et dans celles que nous arrache?)
L’interprétation
Et quand Ophélie est Patrizia
Ciofi, légère comme un moineau au milieu de sombres corbeaux morbides,
sautillant, pépiant tout doucement sans jamais s’intégrer à leurs vols funèbres
ou bals frivoles, c’est le frisson de la grâce qui passe, dès son mélancolique
premier air : doux legato dessinant un flottant horizon déjà lointain.
Regards égarés, bras aux envols brisés retombant, désespérés d’étreintes
rejetées, sur la pointe des pieds pour atteindre un inaccessible Hamlet dressé
comme un roc dans son obsession qui le rend insensible. Livre à la main, elle
est l’image, et le son idéal, de l’abandon, de la détresse douce et bleutée qui
va l’étreindre dans sa brume aquatique. Et tout cela avec cette voix tendre,
moelleuse jusque dans l’extrême aigu déchirant, jonglant, aérienne, avec notes
piquées, piquées de folie, trilles d’oiseau, roulades, cadences irréelles, avec
une aisance bouleversante qui fait vivre ce sommet de l’art, l’artifice de
cette haute voltige vocale, comme tout naturel. Et de ces lignes, écrites il y
a six ans, je ne vois rien à retrancher tant, miracle de l’art, Patrizia a paru
immobiliser, ou plutôt, retenir, retrouver le temps, qui semble n’avoir pas
passé depuis lors ni pour sa voix, peut-être, oui, le grave un peu plus nimbé,
sans lourdeur, ni pour cette émotion intacte qu’elle nous redonne ici comme au
premier jour là-bas. Patrizia, sa douce
voix dont l’art fait oublier l’art, ce timbre si personnel, c’est le chant
retrouvant enfin la poésie : le
rêve.
Hamlet, terrible témoin dominant du regard le théâtre du
monde, dans l’embrasure de la fenêtre, dans la
salle, comme Ophélie, est lui aussi, ailleurs, mais pas dans le même,
spectateur plus qu’acteur, indécis, velléitaire, cherchant chaque fois des alibis à son
inaction, corrodé par le désir d’une action, d’une vengeance qu’il diffère sans
cesse et n’accomplira que pratiquement poussé par le bras du spectre
matérialisé. Hamlet, admiré déjà à
Avignon, est encore admirablement incarné par Jean-François Lapointe qui a encore mûri son personnage, on dirait même
sa personne tant il habite ou hante ce rôle ou en est hanté. Il apparaît
de noir vêtu, tel un spectre, sa
présence est telle qu’il semble exister, peser sur tout le spectacle même lors
de ses rares éclipses. Et, pourtant, d’entrée, il est hors scène, hors-jeu,
contemplant le théâtre tantôt à cour, tantôt à jardin, dans la salle parmi le
public : contemplatif, méditatif, il regarde s’agiter le théâtre dans le
théâtre du monde —magnifique idée baroque— dont il tirera aussi les ficelles,
metteur en scène de la scène du crime, sans entrer dans l’action, auteur mais
non acteur d’une pièce par ailleurs fantasmée ou soufflée par le fantôme,
véritable deus ex machina. On s’attend à un personnage frêle, faible, prince
neurasthénique rongé d’un désir de vengeance longtemps inassouvi, paralysé. Mais
c’est un beau ténébreux malgré sa blondeur, doté d’une force animale qu’il
sait plier en des murmures d’une extrême douceur pour captiver la douce
Ophélie et déchaîner pour la broyer. De sa grande, taille, de sa puissance, il fait
l’image inverse de sa faiblesse réelle, de ses hésitations : comme si
toute sa force vitale et virile, sa puissance, prodigieusement exprimée par le
torrent maîtrisé de la voix, se tournait contre lui, le détruisait de
l’intérieur, après avoir détruit sa malheureuse fiancée.
Acteur saisissant autant que chanteur d’exception, Lapointe est
un Hamlet tout tendu par l’introspection, le
dialogue permanent avec soi-même qu’on dirait à voix basse, et soudain, la voix
explose dans des aigus d’une éclatante beauté que pourrait envier un ténor. La
tessiture est tendue pour un baryton, sur la corde raide du ré et s’élève à des
sol # lumineux où l’on retrouve, mais dans la violence, la lumière de celui qui
fut un Pelléas idéal et qui se donne le luxe aujourd’hui de chanter les Golaud.
Timbre riche, plein, voix d’une remarquable égalité du grave sombre à l’aigu
lumineux, ronde, sans faille, puissante et tendre : il est au sommet de son art
consommé.
Gertrude et Claudius, le couple criminel, semble d’abord goûter le
bonheur de leur union, jouir avec une sensible volupté du fruit de leur crime :
leurs étreintes ne trompent pas sur les raisons érotiques autant que politiques
pour le roi, de leur complicité. La mezzo SylvieBrunet-Grupposo,
d’une voix puissante et prenante, ose mettre en danger ses aigus pour incarner d’humaine et
saisissante façon la sensualité, la force ambitieuse mais aussi la fragilité de
la reine régicide, meurtrière meurtrie, sinon assassinée, par Hamlet,
Clytemnestre nordique déchirée du remords, objet presque sexuel de la brutalité
sadique du fils révolté dans une scène dramatique très réussie où la mise à nu
du corps de la mère est pratiquement la mise à nu incestueuse de l’âme. Âme
damnée de sa belle-sœur amante puis femme, en Claudius, Marc Barrard, toujours exact dans tout rôle, déploie sa voix large
et sombre de traître fratricide, arrogant d’abord, mais il exprime, comme une
confidence, comme une confession presque murmurée, l’aveu du crime qu’il fait
sonner comme une émouvante et humble prière de coupable sincèrement repenti, justifiant
ainsi qu’Hamlet, prêt à le tuer, ne le fasse pas de peur que cette contrition
lui obtienne le pardon de Dieu. Planant et pesant sur eux comme l’épée de
Damoclès du remords, (doublé par Julien
Degremont) Patrick Bolleire, immense, sans amplification sépulcrale
à la dernière scène, a la voix froide et sépulcrale du spectre.
Rémy
Mathieu,
ténor, dans un rôle bref mais tendu qui sollicite des sauts d’aigu risqués,
campe un Laërte juvénile, sympathique, touchant Valentin confiant sa sœur à
celui qui en fera le malheur. Samy Camps, autre ténor, illumine de sa voix un
Marcellus enténébré de crainte auprès de l’Horatio de Christophe Gay qui fait frissonner d’effroi sa
voix à l’évocation du spectre, les deux se suivant comme une ombre dans la
sombre scène du spectrale. Jean-Marie
Delpas
est l’ombreux et éphémère Polonius
dans cette œuvre qui, divisant en trois brèves figures de comparses le timbre
traditionnel du ténor, donne le primat aux grands héros à voix grave, le
Prince, le roi et le spectre et, comme dans une logique funèbre, au Premier
fossoyeur, la basse Antoine Garcin
exaltant de sa loge ou du bord
d’une tombe, de sa solide voix, la fragilité dérisoire de la vie et la dive
bouteille, rejoint en ironique et clair contrepoint, d’une autre loge, par le
ténor Florian Cafiero.
Les chœurs, importants, sont parfaitement
préparés par Emmanuel
Trenque
, bien intégrés scéniquement au drame. À la tête de l’Orchestre et chœur de l’Opéra de Marseille,
Lawrence Foster, magistral,
impérieux mais souvent ludique, joue le jeu et dignifie cette musique dont
certaines facilités n’empêchent pas d’admirer le beau travail dans le moule un
peu lourd de l’opéra à la française du XIXe siècle, heureusement
allégé du rituel ballet, cinq actes, ouverture fournie et des interludes entre
chacun mais qui ont le mérite de donner la parole, de laisser une part aux
instrumentistes échappés aux tutti.
Hamlet d’Ambroise Thomas
Opéra
de Marseille,
27,
29 septembre, 2 et 4 octobre
Orchestre de l’Opéra de Marseille. Chœur :
Emmanuel Trenque, Direction musicale : Lawrence Foster,
Mise en scène : Vincent Boussard,assisté par Natascha Ursuliak.
Décors : Vincent Lemaire. Costumes : Katia Duflot. Lumières : Guido Levi .
Distribution :
Ophélie : Patrizia Ciofi
; Gertrude : Sylvie
Brunet-Grupposo
;
Hamlet : Jean-François Lapointe
; Claudius : Marc Barrard
; Laërte : Rémy Mathieu ; Le
spectre : Patrick Bolleire
; Marcellus : Samy Camps
; Horatio : Christophe Gay ;
Polonius : Jean-Marie Delpas
; Premier fossoyeur : Antoine
Garcin ; Deuxième fossoyeur : Florian Cafiero ; Double du spectre :
Julien Degremont.
Les représentations de
cette production de Hamlet sont
dédiées au baryton Bernard Imbert disparu le 2 juillet dernier.
Photos © Christian Dresse
1. Le père spectral pesant sur le fils ;
2. Le héros solitaire et le couple régicide (Lapointe, Brunet-Grupposo et Barrard) ;
3. Les amis solidaires (Gay, Lapointe, Camps) ;Névrose et folie qui allaient bien ensemble ;
4. La douce rêverie d'Ophélie (P. Ciofi) ;
5. La rêveuse et le névrosé, chemin vers le délire et la folie (Ciofi, Lapointe) ;
6. Théâtre dans le théâtre et miroir baroque des illusions ;
7. L'envol vers la folie ;
8. La plongée dans la mort ;
9. Ophélie, noyée dans les larmes.
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