La
traviata
de
Giuseppe Verdi, livret de Francesco Maria Piave
d’après
La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils
Chorégies
d'Orange, 3 août 2016
Comme
dans le cas de Butterfly ou Tosca, c’est toujours la
musique qui fixe dans l’imaginaire collectif une œuvre tirée du
roman ou du théâtre, ici, des deux. Remarquons que, même avec
Greta Garbo et Robert Taylor, le film de George Cukor, Le Roman de
Marguerite Gautier, de 1936, considéré comme un chef-d’œuvre,
n’est plus qu’une curiosité pour cinéphiles. En revanche, le
fameux air du champagne, « Libiam ! » et l’air de
Violetta « Sempre libera… » sont sûrement connus même
de gens ne mettant jamais les pieds à l’opéra. Puissance de la
musique qui a donné une forme définitive au drame humain de la
fille de joie à grand prix achetée, perdue et sauvée, rachetée
par l’amour.
La
courtisane historique
Fatalité
des reprises des œuvres phare du répertoire lyrique, nous voilà
encore à reprendre, mais enrichie, l’aventure de cette traviata,
'dévoyée', sortie de la voie', de la bonne voie s'entend, de cette
Violetta Valéry verdienne tirée du roman autobiographique La
Dame aux camélias
(1848) d’Alexandre Dumas fils : il en fera un mélodrame en
1851, qui touchera Verdi. C’est sa musique qui fixe dans
l’imaginaire collectif le drame humain de la courtisane rédimée
par l’amour. De son vrai nom Rose
Alphonsine Plessis dite Marie Duplessis (1824-1847),
puis
tout de même
comtesse de Perrégaux par
son mariage à Londres, un an avant sa mort, avec un jeune amant
noble qui ne l'abandonnera jamais, et lui offrira même, arrachant
son corps à la fosse commune des indigents, le tombeau, toujours
fleuri, que l'on peut voir au cimetière de Montmartre, inspire
à Dumas fils, amant de cœur, le personnage de Marguerite
Gautier
qu'il fait entrer dans la légende. Après une enfance misérable et
divers petits métiers, déjà célèbre à seize ans, contrairement
à tant d'autres de ses consœurs, elle avait appris à lire et à
écrire, s'était éduquée mondainement et cultivée et tenait même
un salon fréquenté par des artistes et des écrivains, dont Gautier
et pas moins que Liszt,
elle fut sa
maîtresse, il envisageait de vivre avec elle : dans une lettre
elle le supplie de la prendre avec lui dans une de ses tournées qui
l'amenait en Turquie. Par sa grâce et ses grâces, c'était une
maîtresse que l'on pouvait afficher sans honte dans le demi-monde
sinon le monde, entretenue luxueusement par des amants qui se la
disputaient, arborant dans ses cheveux dans sa loge au théâtre ou
en calèche au Bois, dit-on, le fameux camélia
blanc,
signal des jours « ouvrables » pour les clients et rouge
pour les jours d'indisposition féminine, ou pour les amateurs. Elle
meurt à vingt-trois ans de tuberculose, criblée de dettes, et le
roman de Dumas fils commence par la vente aux enchères de ses biens,
ses meubles (il lui en restait assez) pour défrayer ses créanciers.
Le jeune et (relativement) pauvre Alexandre, son amant durant un an,
offrira plus tard à Sarah
Bernhardt,
pour la remercier d’avoir assuré le triomphe mondial de sa pièce,
sa lettre de rupture avec celle qu’on appelait la Dame
aux camélias,
dont il résume l’un des aspects cachés du drame vécu :
«
Ma chère Marie, je ne suis pas assez riche pour vous aimer comme je
voudrais, ni assez pauvre pour être aimé comme vous voudriez… »
Ne
pouvant ni l’entretenir, ni être entretenu par elle, il deviendra
célèbre et riche avec son drame qui raconte le sacrifice de la
courtisane ruinée, exigé par le père de son amant, redoutant que
les amours scandaleuses de son fils avec une poule de luxe ne
compromettent le mariage de sa fille dans une famille où la morale
fait loi. Et l’argent : on craint que le fils prodigue ne
dilapide l’héritage familial en cette époque, où le ministre
Guizot venait de dicter aux bourgeois leur grande morale :
« Enrichissez-vous ! » Bourgeoisie triomphante,
pudibonde côté cour mais dépravée côté jardin, jardin même pas
très intérieur, cultivé au grand jour des nuits de débauche
officielles avec des « horizontales », des hétaïres,
des courtisanes ou de pauvres grisettes ouvrières, affectées (et
infectées) au plaisir masculin que les messieurs bien dénient à
leur femme légitime.
RÉALISATION
Déjà
« vériste », naturaliste par un sujet contemporain qui
fit scandale, réaliste donc par le thème mais déréalisée par une
musique belcantiste virtuose et une langue littéraire dont les
tournures concises et recherchées frôlent la préciosité baroque,
bourrée d'hyperbates, des renversements de l'ordre syntaxique
naturel (« D'Alfredo il padre in me vedete », 'D'Alfred
en moi le père voyez' , « Dunque in vano trovato t'avró »,
'Donc, en vain trouvé je t'aurai', « Conosca il sacrifizio/
Ch'io consumai d'amore », 'Qu'il connaisse le sacrifice/ Que je
consommai d'amour', etc), La traviata, malgré deux scènes de
fête, est un opéra intimiste et semble s'opposer aux grands
déploiements exigés par le gigantisme du théâtre antique. Diego
Méndez Casariego qui,
avec de sobres et funèbres costumes noirs, en signe la scénographie,
s'en tire par une élégante solution : un miroir, symbole de
l'intime, de l'interrogation sur soi, de l'introspection, d'autant
plus chez une femme dont les appas sont le fonds de commerce, est
porté ici à l'échelle du lieu, immense, occupe sans encombrer le
fond de la scène, le fameux mur. Brisé comme un rêve trop grand
dont les débris jonchent le sol, avec un centre obscur pour une
traversée des apparences, un passage symbolique de l'autre côté du
miroir, de la vie, il a un cadre doré également ruiné, dont des
morceaux, en perspective de fuite, figurent une scène dans la scène,
théâtre du monde, du demi-monde et sa vanité des vanités :
des lustres luxueux projetés sur la glace et les murs sont la mesure
des fastueuses fêtes, juste des reflets donc, mais, à jardin, un
vrai lustre écroulé au milieu de chaises Second Empire dorées au
siège de velours rouge occupées par des hommes en noir et, à cour,
un massif, un parterre de fleurs blanches (des camélias?), est comme
une tombe future autour de laquelle tournoient des femmes aussi en
noir. Au milieu du plateau trône une méridienne noire, lit de repos
déjà éternel : cercueil. Cet ensemble épuré et symbolique
semble, à l'échelle près, un allégorique décor d'austère
autocramental
espagnol, une Vanité baroque.
Des projections d'arbres allègeront la charge funèbre globale pour
l'acte II et le rêve de survie de la fin. De simples écharpes
rouges pour les dames et des éventails égayeront la fête de l'acte
III, évacuant avec élégance le ridicule habituel de la scène des
grotesques toreros. C'est d'un raffinement d'épure.
La
mise en scène de Louis Désiré
s'y
glisse, s'y coule, avec la beauté sans surcharge d'une élégance
noble, sans simagrées ni gestes outrés, qui joue avec une émotion
contenue, sur la tendresse qui lie les personnages, même le père
odieux en général, ici émouvant d'affection filiale pour elle qui
pourrait être sa fille. Leur compréhension mutuelle est touchante,
humainement vraie dans un juste jeu d'acteurs, comme la caresse et la
gifle au fils.
Dès
l'ouverture animée, la foule noire se presse et oppresse Violetta
seule dans « ce populeux désert appelé Paris »,
singularisée par sa robe rouge, désignée victime d'un sacrifice à
venir. Même le fameux et joyeux « brindisi » enserre les
héros qui ne semblent jamais échapper, hors la parenthèse de la
campagne, à l'omniprésent et pesant regard du monde sur leur
intimité. Le monologue troublant de Violetta, « È strano… »,
devant le seuil de ce miroir brisé, le passage à l'acte de la
rupture avec l'ancienne vie, est finement figuré par l'abandon
respectif des amants dont elle refuse cette toujours présente fleur
au profit de celle offerte à Alfredo qu'il rapportera fanée mais
florissante de l'éclosion de l'amour.
INTERPRÉTATION
Dès
le prélude, cette douce et poignante brume qui semble se lever et ne
devoir jamais finir, est étirée vers un infini insondable, tissée
comme une douce soie par le jeune chef Daniele
Rustioni.
Pour la première fois aux Chorégies, il ne cède pas au piège du
grossissement dans le gigantisme du lieu : d'entrée on sent
qu'on est dans une direction musicale d'une qualité supérieure. Il
estompe avec délicatesse les « zin-zin /boum-boum » d'un
accompagnement de facile fête foraine de Verdi dans la deuxième
partie de cette ouverture. À la tête des remarquables Chœurs
des Opéras d'Angers-Nantes, Avignon et Marseille,
dirigeant avec ardeur
l'Orchestre
National Bordeaux-Aquitaine,
il en transcende avec finesse les pupitres, exaltant la palette des
timbres et attache une attention que l'on dirait amoureuse aux
solistes, les accompagnant en finesse sans jamais les mettre en
danger, tout adonné, engagé en actions physiques expressives dans
la musique, la mimique et le jeu. Il faudrait réentendre comme il
enfle le son au gré de la messa
di voce
de l'exceptionnelle Ermonela
Jaho qui
augmente le volume passionnel de sa voix
dans
son déchirant « Amami Alfredo ! » : c'est une
vague, une houle musicale et émotionnelle qui déferle sans noyer
l'interprète où tant d'autres se perdent.
À
l'évidence, il y a eu beaucoup d'intelligence et de travail entre le
plateau et la fosse pour donner à cette œuvre tragique toute la
tendresse humaine dont elle ne déborde pas à première vue dans ce
monde cynique et cruel d'un plaisir pas toujours très raffiné. Tout
est traité, scéniquement et musicalement, dans la nuance. Tous les
personnages, même éphémères, sont bien campés (Giuseppe, Rémy
Matthieu,
Annina, la fidèle et douce servante, Anne-Marguerite
Werster,
le fidèle aussi Grenvil
à belle voix sombre de Nicolas
Testé) ;
Flora et le Marquis ne sont pas seulement un couple de comédie, mais
des amis attentifs aux leurs, à Violette et Alfredo (Ahlima
Mhandi ,
Christophe Berry)
;
même le Baron (Laurent
Alvaro),
le protecteur officiel de Violetta, s'il empoche (pour elle, pour
lui?) l'argent qu'Alfredo lui a gagné au jeu et n'a pas jeté au
visage de son amante mais plus élégamment remis entre ses doigts,
paraît être solidaire de celle qui l'avait pourtant abandonné et
pour laquelle il sera blessé en duel.
Dans
cette prestigieuse distribution, la découverte, ce fut le ténor
Francesco Meli en
Alfredo, amant choisi, heureux mais se croyant trahi, fils
potentiellement prodigue puis contrit, homme entretenu sans le savoir
et désespéré de le savoir. La voix est large, passant aisément la
rampe orchestrale et ladistance, le timbre chaud et, malgré un
vibrato très vite corrigé, il cisèle tout en douceur les nuances
de ce rôle, semblant se chanter à lui-même et non triomphalement
tonitruer son air ardent mais intérieur comme une confidence d'un
jeune homme élu, émerveillé par l'amour d'une femme que tous
désirent. C'est du grand art au service non du chanteur mais d'un
rôle.
On
ne découvre pas Plácido
Domingo,
légende vivante du monde lyrique que cinéma, télévision ont
popularisé mondialement et « divinisé », s'il n'était
si attentivement humain aux jeunes talents qu'il favorise, par
ailleurs directeur d'Opéras, chef d'orchestre en plus de demeurer le
grand ténor aux cent-cinquante rôles qu'il a tous marqués et qui,
en Espagnol fidèle au répertoire populaire hispanique trop méconnu,
comme Kraus, Caballé, Berganza, los Ángeles, Carreras et autres
grands interprètes espagnols, a porté aux quatre coins du monde les
charmes de la zarzuela ibérique, dont il a même imposé certains
airs comme passage obligé des ténors d'aujourd'hui. Créateur donc
autant qu'interprète exceptionnel. On le retrouvait en baryton,
tessiture de ses débuts, et qu'il a toujours fréquentée de près
dans les grands rôles de fort ténor au médium corsé comme Othello
ou Canio, où sa couleur et puissance faisaient merveille. Ici, en
baryton verdien tirant vers l'aigu, il était un Germont père,
démarche lourde sous le poids autant de l'âge que de l'expérience,
décidé à régler une affaire mais vite freiné par les scrupules,
la compassion et même la complicité avec son interlocutrice :
il s'attend à trouver une courtisane vulgaire et avide et trouve
cette jeune femme fragile et forte aux bonnes manières, amoureuse
d'un fils qu'il aime et quelque chose passe entre eux. Tout cela est
sensible dans le jeu, les hésitations, les gestes ébauchés
(remarquable travail d'acteur). S'il donne aux fioritures de son air
sur la beauté éphémère de Violetta le tranchant cruel des
évidences, il fait des appoggiatures de la sorte de berceuse à son
fils, « Di Provenza, il mare il sol… », de véritables
sanglots dans le passage « Ah , tuo vecchio genitor,
tu non sai quanto sofri ! »
On
ne cesse de découvrir Ermonela Jaho : Micaela,
Butterfly, déjà à Orange, Mireille, Manon, Marie Stuarda, Anna
Bolena, ailleurs, etc, elle m'a toujours confondu d'admiration par ce
qui semblait l'identification exacte, vocale, physique et scénique à
un rôle. Or, les rôles changent et le même bonheur d'adéquation
s'impose à l'écouter, la voir. Sa Butterfly paraissait unique et
bouleversait par son sacrifice intime et grandiose. En Violetta, dans
la première partie de l'acte I, courtisane adulée, brillante,
légère, coquette, la voix brille, s'élève, badine, cocotte,
cascade de rires face à Alfredo avec une joliesse irrésistible,
l'émission facile farde délicatement toute la technique :
l'art, caché par l'art semble tout naturel. Gagnée par l'amour
enveloppant des phrases du jeune homme, elle change de tessiture en
apparence, plonge dans le grave du soprano dramatique, médium
moelleux, malléable de l'introspection et bondit dans le vertige
virtuose de la frivolité. Elle nous épargne le faux contre mi
bémol inutilement surajouté à la partition par des voix trop
légères et s'en tient aux quatre contre ré bémols vocalisants
vraiment voulus par Verdi, vraie couleur du morceau et vérité d'une
femme qui n'est pas un rossignol mécanique, mais un tendre oiseau à
l'envol vite brisé. Nous sommes au théâtre, à l'opéra :
tout y est vrai et tout est faux. Mais Ermonela Jaho, sans
rien sacrifier de la beauté de la voix expressive, est tellement
crédible, si douloureusement vraie en mourante que, pris par
l'intensité de son jeu, on s'étonne ensuite, aux bravos, qu'elle
réapparaisse si vivante.
Sauvant
la production en remplaçant au pied levé Diana Damrau
souffrante, après son inoubliable aussi Butterfly, elle est sacrée
Reine des Chorégies 2016 dont le succès couronne sans faille le
flair de l'autre triomphateur qui les aura programmées :
Raymond Duffaut.
La
traviata
de
G. Verdi
Chorégies
d'Orange
3
et 6 août 2016
Orchestre
National Bordeaux-Aquitaine
Chœurs
des Opéras d'Angers-Nantes (Xavier Ribes), Avignon (Aurore
Marchand) et Marseille (Emmanuel Trenque)
Direction
musicale : Daniele
Rustioni
Mise
en scène : Louis
Désiré ;
Scénographie
et costumes : Diego Méndez Casariego ;
Lumières :
Patrick Méuüs.
Distribution :
Violetta
Valéry : Ermonela Jaho ;
Flora
Bervoix : Ahlima
Mhandi ;
Annina :
Anne-Marguerite Werster.
Alfredo
Germont : Francesco
Meli ; Giorgio
Germont : Placido
Domingo ;
Gastone
di Letorières : Christophe
Berry
:
Il
barone Douphol ; Laurent
Alvaro :
Il
marchese d'Obigny : Pierre
Doyen ; Il
Dottore Grenvil : Nicolas
Testé ; Giuseppe,
Rémy Matthieu.
Photos :
© Philippe Gromelle :
1. Miroir brisé des fastes ;
2. Miroir des fausses fêtes ;
3. Les héros oppressés par la foule ;
4. Le père et la courtisane (Domingo, Jaho);
5. L'attente ( Werster, Jaho ) ;
8. Le retour trop tardif : le docteur, Annina, Alfredo et Germont entourant la mourante Violetta).
1. Miroir brisé des fastes ;
2. Miroir des fausses fêtes ;
3. Les héros oppressés par la foule ;
4. Le père et la courtisane (Domingo, Jaho);
5. L'attente ( Werster, Jaho ) ;
8. Le retour trop tardif : le docteur, Annina, Alfredo et Germont entourant la mourante Violetta).
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