HAMLET
(1868)
Livret de Jules Barbier et Michel Carré d’après
Shakespeare,
musique d’Ambroise Thomas.
Opéra d’Avignon,
6 mai 2015
Il est des opéras, il est des œuvres qui, sans
être musicalement des chef-d’œuvres, sont cependant d’une telle facture qu’ils
en donnent l’illusion, ne serait-ce que le temps d’un spectacle de plus porté,
transporté par de tels interprètes, si bien qu’être
ou ne pas être excellent est la seule question et, ici, elle ne se pose pas
tant l’excellence sauta aux yeux, capta les oreilles : images, voix, tout
concourut à la réussite.
L’œuvre
Il serait vain et injuste de comparer cet Hamlet
à la pièce
originale de Shakespeare qui dure six heures. D’une bonne pièce ordinaire de
Sardou, Tosca,
Puccini et son librettiste firent un opéra extraordinaire qui la sublima et
éclipsa ; de l’extraordinaire drame original, Barbier et Carré, Thomas,
font non un opéra ordinaire mais solidement charpenté et musiqué, en parfaite
adéquation avec les attentes du public de leur temps : ouverture, interludes
nourris orchestralement, chœurs, ensembles, airs de très bonne tenue, malgré
l’inégalité de certains récitatifs et passages. Mais l’on goûte aussi les
trouvailles de bon aloi, solo de trombone, nostalgique cor anglais, etc, qui
mettent délicatement en valeur de nombreux pupitres et les instrumentistes, au
détour d’une phrase musicale, élevés au rang de l’interprète soliste. Des
motifs musicaux unificateurs donnent une couleur et une homogénéité dramatique
remarquable à l’ensemble. Bref, cette œuvre, peut-être trop longue, se tient et
tient son engagement.
À la hauteur de cette
réussite, on comprend mieux les difficultés à monter cette œuvre : un rôle
titre écrasant pour un baryton pratiquement toujours présent, un personnage
d’Ophélie qui ne le cède en rien aux voltiges acrobatiques des héroïnes folles
de l’opéra avec une scène de folie démente de longueur ; deux autres
personnages requérant autant présence vocale que scénique, Gertrude et
Claudius ; un spectre à voix d’outre-tombe et au moins quatre autres
interprètes non négligeables, sans compter un grand orchestre omniprésent,
nécessitant un chef aussi à cette altitude, des chœurs nourris. Rajoutons la
nécessité, aujourd’hui, d’un metteur en scène inventif pour pallier les
changements de tableaux en un lieu et scénographie uniques. Autant de défis du
grand opéra à la française du XIXe siècle pour avoir la mesure de
cette gageure et de ce succès. Et l’on découvre, honteux rétrospectivement de
préjugés partagés sans preuves à l’appui contre lui, un Ambroise Thomas
méconnu, inconnu, oublié, après avoir connu une célébrité exceptionnelle en son
temps.
La réalisation
Ce spectacle reprend, avec
des nuances et une distribution différente, dont rien moins que le héros
titulaire et le couple royal maudit, la production marseillaise de 2010. La
superbe mise en scène originale de Vincent Boussard est réalisée ici
brillamment par Natascha Ursuliak qui l’adapte intelligemment à l’Opéra
d’Avignon, moins grand. On dira plus loin les différences intéressantes qu’elle
apporte, notamment dans la spatialisation du héros, de scène à salle, qui font
sens subtil et profond. Pour le reste, pratiquement rien à changer de mon texte
d’alors que je ne change donc pas puisqu’on sent ici simplement, mais
solidement, que le propos d’alors, sans changer, a mûri, s’est nourri.
Le décor unique de Vincent
Lemaire,
hautes et longues parois d’une froideur de papier glacé angoissant à peine
froissé, encore accusé par de longues doubles lignes verticales, que des
horizontales ont du mal à rasséréner, gagnées par le bas d’une noire moisissure
de ce royaume de Danemark « où quelque chose est pourri » selon
Shakespeare, de temps en temps à peine ouvert d’une embrasure de fenêtre sur un
néant de nuit qui semble happer le sombre héros, est étouffant, oppressant
malgré ses proportions. Selon les lumières dramatiques (Alessandro Carletti), il se teinte d’émotions bleu de nuit
introspectif, ombreux d’angoisse, vert d’eau maléfique pour la pauvre Ophélie,
trace sanglante pour le spectre du roi.
Un immense portrait du roi
défunt, assassiné par son frère Claudius (ici, avec la complicité de Gertrude,
la reine, sa maîtresse) de travers, symbolise cette instabilité délétère et
criminelle. Le cadre vide de l’être devient miroir ou tableau du paraître,
encadrant en mise en abîme les apparences, le jeu de l’illusion du théâtre du
monde. L’utilisation des loges d’avant-scène, où se trouveront le roi usurpateur
et sa reine complice, puis les fossoyeurs, jouent aussi bien le théâtre dans le
théâtre de la pièce. Le spectre (doublé par Philippe Chevrier) descendant des
cintres, en perpendiculaire, insecte effrayant marchant sur le mur
central, est saisissant, dans l’esprit de la machinerie baroque. C’est
donc, par la seule image, un intelligent renvoi au Baroque de la pièce
originelle. Autre belle trouvaille, Ophélie et ses livres comme de minuscules
tentes vertes sur le sol, romanesque folle, tel le fol Chevalier à la Triste
Figure presque contemporain rendu fou par ses lectures : Don Quichotte (1605), l’homme
d’action qui ne doute jamais, Hamlet (1601), personnification du doute,
paralysé dans l’action, double incarnation opposée du héros moderne entre réflexe et réflexion.
Les costumes de Katia Duflot, comme toujours, participent de la
dramaturgie, renvoyant, en gros à l’époque de la création de l’opéra pour les
hommes, austères redingotes et habits noirs et gris, d’une sévérité
luthérienne, robes années 30 sombres pour les dames qui se teinteront,
s’adouciront un peu de lumières moins dures. Gertrude a le rouge du désir et du
sang, robe vite ouverte sur dessous noirs de voluptueuse dentelle, et Ophélie,
mal coiffée, mal fagotée en vaporeuse robe blanche, lis inverse, nu-pieds, à
l’écart, est déjà ailleurs, étrangère à ce monde qu’elle voit déjà de loin. Gageure réussie dans un lieu unique : Ophélie
ne va pas se noyer dans un étang extérieur mais ici, au milieu de la scène,
dans une baignoire ; en faut-il plus à une enfant fragile et gracile pour
sombrer dans sa folie et se noyer dans ses larmes ? (et dans celles qu’elle nous
arrache ?)
L’interprétation
Et quand Ophélie est Patrizia
Ciofi,
légère comme un moineau au milieu de sombres corbeaux morbides, sautillant,
pépiant tout doucement sans jamais s’intégrer à leurs vols funèbres ou bals
frivoles, c’est le frisson de la grâce qui passe, dès son mélancolique premier
air : doux legato dessinant un flottant horizon déjà lointain. Regards
égarés, bras aux envols brisés retombant, désespérés d’étreintes rejetées, sur
la pointe des pieds pour atteindre un inaccessible Hamlet dressé comme un roc
dans son obsession qui le rend insensible. Livre à la main, elle est l’image,
et le son idéal, de l’abandon, de la détresse douce et bleutée qui va
l’étreindre dans sa brume aquatique. Et tout cela avec cette voix tendre,
moelleuse jusque dans l’extrême aigu, jonglant, aérienne, avec notes piquées,
trilles d’oiseau, roulades, cadences irréelles, avec une aisance bouleversante
qui fait vivre ce sommet de l’art, l’artifice de cette haute voltige vocale,
comme tout naturel. Et de ces lignes, écrites il y a cinq ans pour Marseille,
je ne vois rien à retrancher tant, miracle de l’art, Patrizia a paru
immobiliser, ou plutôt, retenir, retrouver le temps, qui semble n’avoir pas
passé depuis lors ni pour sa voix ni pour cette émotion intacte qu’elle nous
redonne ici comme au premier jour là-bas.
On se souvient, à
Marseille : Hamlet,
assis sur le rebord de la fosse d’orchestre ou dans
l’embrasure de la fenêtre, comme Ophélie, est lui aussi, ailleurs, mais pas
dans le même, spectateur plus qu’acteur, indécis, velléitaire, corrodé par le
désir d’une action, d’une vengeance qu’il diffère sans cesse. Ici, à Avignon,
cette marginalisation hors du monde du héros est accentuée. Hamlet,
admirablement incarné par Jean-François Lapointe, apparaît d’abord dans la salle, tel un spectre.
D’entrée, il est hors scène, hors jeu, contemplant le théâtre tantôt à cour,
tantôt à jardin : contemplatif, méditatif, il regarde s’agiter le théâtre
dans le théâtre du monde —magnifique idée baroque— dont il tirera aussi les ficelles,
metteur en scène de la scène du crime, sans entrer dans l’action, auteur mais
non acteur d’une pièce par ailleurs fantasmée ou soufflée par le fantôme,
véritable deus ex machina. On s’attend à un personnage frêle, faible,
prince neurasthénique rongé d’un désir de vengeance longtemps inassouvi,
paralysé. Mais c’est un beau ténébreux doté d’une force animale
qui sait la plier en des murmures d’une extrême douceur pour captiver la
douce Ophélie et la déchaîner pour la broyer. De sa grande, taille, de sa puissance, il fait
l’image inverse de sa faiblesse réelle, de ses hésitations : comme si
toute sa force vitale, se tournait contre lui, le détruisait de l’intérieur,
après avoir détruit sa malheureuse fiancée.
Acteur saisissant autant que chanteur
d’exception, Lapointe est un Hamlet tout
tendu par l’introspection, le dialogue permanent avec soi-même qu’on dirait à
voix basse, et soudain, la voix explose dans des aigus d’une éclatante beauté
que pourrait envier un ténor. La tessiture est tendue pour un baryton, sur la
corde raide du ré et s’élève à des sol # lumineux où l’on retrouve, mais dans
la violence, la lumière de celui qui fut un Pelléas idéal et qui se donne le
luxe aujourd’hui de chanter les Golaud. Timbre riche, plein, voix d’une
remarquable égalité du grave à l’aigu, ronde, sans faille, puissante et tendre : il est au
sommet de son art consommé.
Gertrude et Claudius,
le couple criminel, semble d’abord goûter le bonheur de leur union, jouir
avec une sensible volupté du fruit
de leur crime : leurs étreintes ne trompent pas sur les raisons érotiques
autant que politiques pour le roi, de leur complicité. La mezzo Géraldine Chauvet,
qui
ici même avait affronté les aigus redoutables de la Kostelnicka de Jenufa, prête le velours raffiné de son timbre et une certaine
fragilité à la reine régicide, meurtrière meurtrie sinon assassinée par Hamlet,
Clytemnestre nordique déchirée du remords, objet presque sexuel de la brutalité
sadique du fils révolté dans une scène dramatique très réussie où la mise à nu
du corps de la mère est pratiquement la mise à nu de l’âme. Âme damnée de sa
belle-sœur amante puis femme, la basse Nicolas Testé, voix large et sombre (le seul à rouler les r avec la diva italienne) est le
mâle sûr de la force du désir qu’il exerce sur sa maîtresse et femme, arrogant, mais
d’une belle grandeur abattue dans l’aveu du crime qu’il fait sonner comme une
émouvante prière. Planant et pesant sur eux comme l’épée de Damoclès du
remords, Patrick Bolleire, immense, a
la voix froide et sépulcrale du spectre déjà apprécié à Marseille. Sébastien
Guèze, ténor, dans un rôle bref mais
tendu, campe un Laërte élégant, touchant Valentin confiant sa sœur à celui qui
en fera le malheur. Julien Dran
, autre
ténor, illumine de sa voix un Marcellus enténébré de crainte auprès de
l’Horatio de Bernard Imbert, encore un ténor, les deux se suivant comme une ombre dans
la sombre scène du spectre. Jean-Marie
Delpas
est
l’ombreux et éphémère Polonius dans cette œuvre
qui, divisant en quatre brèves figures le timbre traditionnel du ténor, donne
le primat aux grands héros à voix grave, le Prince, le roi et le spectre et,
comme dans une logique funèbre, au Premier fossoyeur, la basse Saeid
Alkhouri
exaltant
de sa loge ou du bord d’une tombe, de sa solide voix, la fragilité dérisoire de
la vie et la dive bouteille, rejoint en ironique et clair contrepoint, d’une
autre loge, par le ténor Raphaël Brémard, toujours solide au poste.
Les chœurs, importants,
sont parfaitement préparés par Aurore Marchand
, bien intégrés scéniquement au drame.
Mais, à la tête de l’Orchestre Régional Avignon-Provence, Jean-Yves Ossonce, dès l’ouverture, fait passer le frisson, un tressaillement qui gonfle et gronde en tremblement de terre
terrifiant, déploie l’ample tissu orchestral, en fait briller les
éclats instrumentaux, donne sens dramatique aux interludes entre les actes,
conduit sans faille cette partition finalement riche dont il révèle, avec
puissance et finesse, des trésors insoupçonnés, qu’on découvre ou redécouvre avec
bonheur.
Hamlet d’Ambroise Thomas
Opéra
Grand Avignon,
3
et 6 mai.
Orchestre
Régional Avignon-Provence
,
Chœur de
l’Opéra Grand Avignon (Aurore Marchand
)
Direction
musicale : Jean-Yves Ossonce
Etudes
musicales : Mathieu Pordoy
.
Mise en
scène : Vincent Boussard
réalisée par Natascha
Ursuliak.
Décors : Vincent
Lemaire
. Costumes
: Katia Duflot.
Lumières
: Alessandro Carletti
.
Distribution :
Ophélie : Patrizia
Ciofi
;
Gertrude : Géraldine Chauvet
;
Hamlet : Jean-François Lapointe
; Claudius : Nicolas Testé
; Laërte : Sébastien
Guèze ;
Le
spectre : Patrick Bolleire
; Marcellus : Julien Dran
; Horatio : Bernard
Imbert ;
Polonius
: Jean-Marie Delpas
; Premier fossoyeur : Saeid Alkhouri
; Deuxième fossoyeur : Raphaël
Brémard.
Photos :
© Cédric Delestrade/ACM-Studio/Avignon
1. Le héros plongé dans
ses fantasmes ou cauchemars (J. _F. Lapointe) ;
2. L'héroïne perdue dans ses rêves ou la folie (P. Ciofi) ;
3. Névrose et folie qui allaient bien ensemble ;
4. Le couple maudit uni par le crime et la luxure (G. Chauvet, N. Testé) ;
5. La mère régicide mise à nu par le fils ;
6. Ophélie rejetée vers la folie ;
7. L'envol vers la folie ;
8. La plongée dans la mort ;
9. Hamlet désespéré devant la tombe d'Ophélie, défié par Laërte (S. Guèze).
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