LES CONTES D’HOFFMANN
Opéra fantastique en cinq actes de Jacques Offenbach
(1819-1880)
Livret de Jules
Barbier (1865-1910) et Michel Carré (1865-1945)
Création :
Paris, Opéra-Comique, 10 février 1881
Version Choudens (1907)
Opéra de Toulon,
6 mars 2015
Avec quatre
incarnations du diable, l’opéra sur lequel Offenbach misait sa crédibilité
enfin reconnue de grand compositeur, semble pâtir de quatre malices de Satan.
Sa partition n’est pas achevée alors que commencent les répétitions en
1880 ; il meurt en octobre sans voir son œuvre montée ; l’Opéra brûle
en 1887 ainsi que tout le matériel d’orchestre de la création et, pour finir,
on n’en finit pas, l’original perdu, de disputer sur la partition. On se fie,
sans aucune garantie, par tradition, à la partition Choudens de 1907, mais sans
cesse remodelée ou remise en question, ajouts et suppressions, par de nouvelles
trouvailles musicologiques depuis 1970.
Une œuvre dramatiquement ingrate : narration sans
action
Fondée sur leur pièce
de 1851, Barbier et Carré, pour l’opéra, n’ont guère amélioré l’intérêt
dramatique de l’œuvre. Il s’agit, en fait, entre la parenthèse d’un Prologue et
un Épilogue (ou actes I et V), de l’insertion de trois autres actes inspirés de
Contes d’Ernst
Theodor Amadeus Hoffmann (1776-1822), écrivain, poète et musicien. Ainsi, l’Acte II (Olympia)
est tiré de L’Homme au sable ; pour l’Acte III (Antonia), la source est Le
Violon de Crémone
ou Le Conseiller Crespel, avec d’autres greffes ; enfin, l’Acte IV (Giulietta) vient en gros de L’Histoire du reflet perdu. Les dramaturges et librettistes
font également référence à d’autres œuvres d’Hoffmann. Quelle que soit leur
connaissance de l’auteur, alors très à la mode, et l’intelligence de leur
adaptation, il ne s’agit que d’une honnête mise en images de trois contes, devenus trois tableaux indépendants,
narrés par l’auteur-lui même devenu le héros, très simplifié, de la pièce et de
l’opéra : narration redoublée par le narrateur, histoire linéaire de trois amours
malheureuses juxtaposées et dans un ordre interchangeable, sans intrigue,
péripéties ni nœud de l’action, sans dénouement autre que le retour conclusif
au point de départ statique d’un récit sans mouvement ni progression. En effet, la recherche de la Femme
idéale, postulée impossible d’entrée, ne peut soutenir l’intérêt d’une action
dramatique, surtout culminant (si l’on accepte cet ordre arbitraire) avec
l’aventure ratée avec une courtisane qui est loin d’être une Violetta de la
Traviata. Le seul
lien entre ces trois histoires disparates, ce sont les trois avatars, les trois
figures du diable, successivement Lindorf,
Coppelius, Docteur Miracle, Dapertutto, et Hoffmann lui-même qui raconte ces
épisodes de sa vie, sans aucune évolution notable, suivi comme son ombre par
Niklausse, confident travesti.
Personnage ingrat : fuir la femme
Vidé de substance par
la simplification scénique, la personne et personnalité complexes du vrai
d’Hoffmann sont réduites ici à un personnage sans autre profondeur que celle que
lui prêtent les autres, car on ne verra rien de ses talents de poète,
d’écrivain, de musicien : le dire reste dans démonstration, la parole sans
l’acte. Hoffmann est une sorte de Faust bourgeois nanti, sans immanence
physique ni transcendance métaphysique, chantant des « couplets bachiques », la
beuverie, l’ivrognerie, l’alcool, la bière, le vin et la bouffe, car, pour la
baise, sûrement guère à l’aise : l’adepte de la dive bouteille adopte mal
l’amour, n’est guère apte au rapt, à l’extase : Bacchus et Vénus ne font
pas bon ménage mais lit à part, et si l’on ajoute les nuages du tabac… Bref,
notre Hoffmann a tout pour être un amoureux mais pas grand chose pour être
un amant, condamné
à ne faire mumuse qu’avec la Muse. Comme les hommes n’aimant pas réellement les
femmes concrètes, tombant éperdument amoureux des femmes abstraites,
inaccessibles, il vénère une star lointaine, adore une poupée mécanique, une
moribonde qui ne l’occupera guère, et même une femme en libre accès à tous
contre argent, lui laissera une « ivresse inassouvie. » D’où, sans
doute, à tant fuir la vraie femme, le refuge, la fuite dans la recherche
inévitablement vaine de l’idéal féminin, de l’idée de la femme et non de sa
nature charnelle.
Réalisation
N’ayant pas grand
chose à tirer de ce personnage pauvre, mais sauvé par la riche musique que lui
prête Offenbach, Nicolà Berloffa, qui signe la belle mise en scène, n’en fait pas l’ivrogne
(que fut Hoffmann), ni le névrosé échappé de l’asile qu’il pourrait être :
il ne le traite pas. Son travail, remarquable, comme le Diable, se niche dans
les détails, très élaborés. Dans cette production conçue pour la Fondazione
Teatri di Piacenza, il se contente d’illustrer d’intelligente et brillante
façon ces tableaux disparates, d’en accentuer le fantastique morbide.
La superbe scénographie unique et
habilement modulable de Fabio Cherstich donne une unité qui fait sens au décousu des trois
histoires, cousues par le trop simple fil blanc de la narration. Tout le volume
de scène est occupé par ce qui sera tour à tour taverne, salon, théâtre. Selon
Berloffa, boiseries sombres, tentures, meubles, grande cheminée, sont dans
« le style et le goût d’un salon de l’époque Biedermeir contemporaine
de la composition de l’opéra », alors que ce style bourgeois s’imposa
entre 1815-1848, plus proche en réalité d’Hoffmann et de la pièce que de
l’opéra. Quoiqu’il en soit, l’ensemble est élégant, le mobilier est beau et les
costumes de Valeria Donata Bettella, vraiment d’époque, mais, revenue des morts, la mère
d’Antonia aura une robe à crinolines logiquement Second Empire, avec des
intemporels habits folkloriques bavarois, tyroliens, hommes en shorts et bretelles et femmes en blouses et
tabliers paysans, fort bien vus et
venus.
Le fond
de scène, théâtre dans le théâtre, est un vaste rideau s’ouvrant sur un
ailleurs, un autre monde, une « autre scène » peut-être
psychanalytique, frontière entre le conscient et l’inconscient du héros, d’où
surgissent des personnages, ses fantômes ou ses fantasmes. Les lumières
intensément dramatiques et tout aussi modulées de Luca Antolini nappent d’un vert
bouteille très germanique, pour ne pas dire vert-de-gris de sinistre mémoire,
d’abord la taverne, colorent différemment et distinguent le lieu, drapant de
deuil la demeure de la mourante Antonia, avec des visions de morts vivants ou
de vague vampire comme sa mère.
Frontière
aussi avec sans doute un au-delà, l’immense cheminée, comme le comptoir de la
taverne et les tables, font judicieux piédestal aux personnages déclamatoires,
permettant de beaux groupes picturaux animés avec la masse des comparses et
chœur, mais lorsque la fumée en jaillit, que des jambes en dépassent ou
lorsqu’on y jette des membres humains, même de mannequins, alors même que
Coppelius, qui vend des yeux au savant expéri/menteur Spalanzani, avec
évocation d’un banquier juif, on ne peut que frémir de cette science sans
conscience qui connote le nazisme, tout comme l’hallucinant Docteur Miracle
effrayant de l’acte suivant. Pour l’air de Dapertutto, dernier avatar du Diable
de l’acte III, « Scintille, diamant… », une immense boule de dancing
descend des cintres et, tournoyant dans une lumière et des vapeurs rouges,
constelle la salle et les spectateurs de myriades d’éclats de rubis sinon de
diamant, du plus bel effet d’ombre et de lumière infernale.
Raison
d’économie sans doute : la Muse, absente du Prologue, s’incarne, dans
l’Épilogue, en Nicklausse, ami d’Hoffmann, rôle travesti, disant au
poète : « Je t’aime, Hoffmann, appartiens-moi ! » et
celui-ci lui répondant : « Muse aimée, je suis à toi ! »,
le metteur en scène a raté un jeu plaisant sur l’ambiguïté sexuelle de la scène
de conclusion : femme
chantant un homme et Muse en homme s’avouant réciproquement, homme et homme, un amour qui n’a plus de sexe ou
qui n’en a qu’un : masculin.
Interprétation
L’orchestre, sous la
direction d’Emmanuel Plasson, sans trop brûler, brille cependant d’éclats délicats de
couleurs, des pépiements délicieux de flûte ; il s’enflamme soudain un peu
trop dans l’acte infernal de Venise, au détriment à ce moment-là, de l’ensemble
des chanteurs où même le solide Hoffmann de Laho et la puissante
Giulietta de Roussenq sont un peu trop nappés de brume sonore, mais, en
général, il ne met pas en danger les chanteurs.
Préparés au mieux par Christophe
Bernollin,
les
chœurs, masqués, habillés, inquiétante armée de robots métalliques pliés au pas
cadencé, sinon pas de l’oie, gestes saccadés par un ordre de fer dans l’acte
d’Olympia, prouvent que, bien intégré au spectacle, l’ensemble est un
partenaire au sens complet, même si, à côté d’excellents moments, on perçoit un
infime déraillement au moment de sortir de scène, peut-être gêné justement par
l’accoutrement et cette sortie minutieusement mécanique, ou l’excès de brume
infernale pour la barcarolle.
Du
premier aux derniers rôles, toute la distribution manifeste l’aisance scénique,
et presque toujours vocale, qui est de mise aujourd’hui dans les mises en scène
d’opéra, d’autant qu’à part les premiers rôles, les autres chanteurs sont
gratifiés de plusieurs personnages. Ainsi, Marc Scoffoni (Hermann et Schlémil) est le baryton
solide que l’on apprécie ; Jean-Vincent Blot (Luther et Crespel)
est d’abord un épisodique tavernier sporadique mais, en père d’Antonia, rôle plus fourni, peut-être par le
trac, il écrase d’abord ses graves de basse avant de libérer un peu plus sa
voix ; Carl Ghazarossian (Nathanaël et Spalanzani), est, dans le
second rôle de « père » de la poupée, effrayant savant génial ou fou,
inquiétant, et cupide avec ce bras orthopédique prédateur encore prolongé d’une
commande électronique pour activer sa Frankenstein de fille. Il faut savoir bien chanter pour
affecter de chanter mal, ce que démontre avec humour Jérôme Billy, volatil Andrès, Cochenille grotesquement travesti et enfin Franz à plein
tube.
Avec sa quadrature du
cercle diabolique de quatre incarnations du diable (Lindorf/Coppelius/Docteur
Miracle/Dapertutto), Simone Alberghini fait peur, d’entrée, affligé d’un grand
vibrato dans le bas médium, air sans doute trop bas pour sa voix de
baryton-basse mais, dès le second, dans un mezza-voce superbe, il corrige et
contrôle sa voix, ménageant intelligemment les graves pour offrir les somptueux
aigus de cette partition quelque peu hybride, diable sans facétie amusante ni
faciès affreux, mais d’autant plus effrayant dans une sorte de normalité, sauf
sa terrible hystérie en rien médicale et miraculeuse qui pousse Antonia à la
mort. Le malade annoncé se portait assez bien pourrait-on dire, en parodiant
Corneille, de Marc Laho, donné pour souffrant encore à la dernière : il est
vrai que, dans un air à chaud et presque d’entrée, la voix, dans l’aigu, pâtit
d’une opacité compréhensible, mais, s’échauffant, on retrouve le métal solide,
lumineux, vaillant, de ce ténor chevronné : héroïque en somme.
Sophie
Pondjiclis, ensevelie dans les volants et dentelles d’une robe Second
Empire, en mère d’Antonia revenue de parmi les morts, affiche une belle santé
vocale. Le Nicklausse de Sophie Fournier, malgré un timbre joli, petit, pâtit
du compagnonnage permanent avec la puissance de Laho mais offre une
présence masculine agile et crédible. La russe Ekaterina Lekhina, dont il faut saluer
le français, malgré quelques attaques incertaines au début, remplit parfaitement
son acrobatique contrat de poupée mécanique, devenue ici cruel et vengeur robot
émancipé des hommes et, sans doute prête à en prendre possession bientôt. Gabrielle
Philiponet (Antonia et Stella) séduit bien sûr d’emblée avec son air
séduisant de la tourterelle enfuie comme une vie qui s’en va à tire
d’aile : elle a une grâce mélancolique et un vibrato fiévreux qui sied au
personnage et on lui passe quelques aigus mal contrôlés, trop ouverts. Mais, la
révélation, à coup sûr, c’est la
Giulietta de Bénédicte Rivencq, voix généreuse et onctueuse, qui n’est
pas encanaillée d’un grave lourd de mezzo, mais, soprano dramatique ou falcon,
timbre sinon d’une blondeur vénitienne, d’une volupté vénusienne qui sied à
l’aristocratique courtisane qu’elle campe à merveille.
Une belle réussite, en somme, pour un opéra raté.
Les Contes d’Hoffmann
de Jacques Offenbach
Opéra de Toulon,
Coproduction Teatro di Piacenza, Teatro Comunale di Bologna
et Teatro Municipale di Reggio Emilia
1, 3, 6 mars
Orchestre et chœur de l’Opéra de Toulon
Direction musicale : Emmanuel Plasson.
Mise
en scène : Nicola
Berloffa. Décors. Fabio
Cherstich. Costumes : Valeria Donata Bettella. Lumières : Luca
Antolini.
Distribution
Olympia ; Ekaterina Lekhina ; Antonia/Stella : Gabrielle
Philiponet ;
Giulietta : Bénédicte Roussenq ; Nicklausse/La
Muse : Sophie Fournier. La Mère : Sophie Pondjiclis Hoffmann : Marc
Laho ; Lindorf/Coppelius/Dr Miracle/Dapertutto : Simone Alberghini ; Andrès/Cochenille/Franz/Pitichinaccio :
Jérôme Billy ; Luther/Crespel : Jean-Vincent Blot ; Spalanzani/
Nathanaël : Carl Ghazarossian. Hermann/ Schlémil : Marc Scoffoni.
Nouvelle production
© Frédéric Stephan
1. La ballade de Kleinzach (Marc Laho) ;
2. La chanson d'Olympia ( Ekaterina Lekhina );
3. Un inquiétant public robotisé ;
4. Antonia (G. Philiponet) entre le spectre de sa mère (S. Pondjiclis ) et le spectral Docteur (S. Alberghini) ;
5. Mort d'Antonia ;
6. "Scintille, diamant…" (S. Alberghini);
7. Le duel entre Hoffmann et Schlémil.
7. Le duel entre Hoffmann et Schlémil.
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