TOSCA
(1900)
Opéra en trois actes,
Livret Giuseppe Giacosa et Luigi
Illica,
d’après la pièce de Victorien Sardou
(1887),
musique de Giacomo Puccini.
Nouvelle production
Opéra de Marseille
13 mars
Devant ce livret est
d’une remarquable concision, faisant l’économie d’un acte, Victorien Sardou, célèbre dramaturge en son temps,
aura l’élégance de reconnaître l’opéra supérieur à sa pièce, pourtant
triomphalement défendue par Sarah Bernhardt dans le monde entier. L’histoire
lui donne raison : on joue partout l’opéra qui, seul, nous rappelle son drame,
irreprésentable aujourd’hui.
L’œuvre
Puccini ouvre le XXe
siècle lyrique avec la création de sa Tosca à Rome, en 1900, évoquant les
tragiques événements d’un jour de juin 1800 dans la même ville. L'action est
une conséquence, au niveau de l’histoire individuelle de quatre personnages,
des événements de la grande Histoire collective. Les troupes révolutionnaires françaises, menées par
le général Bonaparte ont instauré en 1798 la République romaine. Mais le roi
Ferdinand Ier des Deux-Siciles reprend la ville l’année d’après,
chargeant le baron Scarpia d’établir une police secrète pour traquer et
exterminer les républicains. Voilà le fond historique.
Dans le contexte du
drame, son épouse, la reine Marie-Caroline, sœur de Marie-Antoinette, s’apprête
à y fêter la victoire et une cantate chantée par la fameuse diva Floria Tosca
doit être l’un des moments de la célébration. Les monarchistes réactionnaires
célèbrent donc à Rome leur pouvoir retrouvé, comme on a fêté dans le sang,
l’année précédente, la fin de la brévissime République parthénopéenne de Naples
par la restauration royaliste appuyée par l’Autriche.
On trouvera
difficilement, dans le répertoire lyrique qui pourtant en abonde, personnage
féminin plus séduisant vocalement mais plus sot et sommaire que Floria Tosca.
Voilà donc une diva célèbre à Rome (mais on oublie que les femmes étaient
interdites de scène pour indécence, d’où l’emploi de castrats dans la ville pontificale), amante d’un peintre fameux, qui
vient le voir sur son lieu de travail, San Andrea della Valle, ne jette même
pas un regard (autre que de travers lorsqu’elle voit peinte une femme) sur son
œuvre en chantier, qui ignore sa commande de peindre en cette église une
Madeleine, qui, comme Rome, ne se fait pas en un jour, lui fait une scène de
jalousie primaire et puérile et tombe dans le piège grossier improvisé par
Scarpia, avant de trahir, pour sauver son voltairien de Mario, l’introuvable cachette du
prisonnier évadé recherché, Angelotti, Consul de la défunte République romaine, qu’on devait lui cacher. Bon, admettons, Mario le
lui aura imprudemment dit pour calmer ses jaloux transports. Mais c’est une
héroïne sans guère de profondeur, qui ne devient intéressante, touchante et
bouleversante de naïveté existentielle et religieuse que dans sa
« prière » du second acte et gagne en humanité, paradoxalement, en
tuant Scarpia. Tout en croyant encore sottement au simulacre d'exécution de son amant promis par celui-ci avant qu'elle ne le tue. On le sait, tout finira dans le
sang.
Réalisation
Il faut dire d’emblée
que la production de Louis Désiré, qui signe mise en scène, décors, costumes, a le
mérite d’une cohérence totale, à quelques réserves près. Dans sa Note
d’intention, il
précise
« le pari d’une Tosca
cinématographique,
comme vue par une fenêtre indiscrète, pas de face, avec de soudains gros plans
et des mouvements montrant plusieurs angles du même endroit. »
En faisant,
évidemment, la part de la métaphore et de la comparaison de ce propos avec le constat de
l’impossibilité filmique de la réalisation sur une scène, ce « même
endroit » est forcément la place fixe du spectateur : ce n’est
donc pas son regard, la caméra, l’objectif qui change, c’est l’objet. En effet, tournant sur elle-même,
la scénographie unique offre divers « regards », divers angles,
différentes perspectives obliques, jamais frontales d’un décor à la fois un et
multiple : église, château Saint-Ange. C’est ingénieux et beau, mais d’une
lourdeur qui nécessite deux entractes pour en arrimer des éléments distincts,
le Palais Farnèse et le château-prison.
Il faut perdre ses
références culturelles et ses habitudes de l’œuvre pour apprécier ce décor :
pas de San Andrea della Valle, lumineux exemple du baroque tardif romain, à
voir cette étroite et ombreuse chapelle néo-classique, pas de fastueux Palais
Farnèse rutilant de dorures et illuminé et enluminé, illustré de fresques au plafond et
de tableaux aux murs, mais une austère façade charbonneuse en ligne de fuite en
biais, pas de terrasse lumineuse sous le ciel du Castello Sant’ Angelo
surmontée de sa statue ailée de l’ange, mais une geôle, une grille, une noire cage où croupit le
prisonnier ; le petit pâtre, en principe éclairant de sa chanson naïve le
jour levant, est ici un petit oiseau aussi en cage, une victime.
De tout le décor émane
une atmosphère angoissante, oppressante, avec des plis et des replis de
l’ombre, et, si le
metteur en scène se réclame du cinéma, c’est assurément du film noir, avec son art subtil des
contrastes des ténèbres et des lumières, des dégradés de gris parfois, mais non de clairs-obscurs, mélange des deux. Quant aux « gros plans » dont il parle, c’est forcément
métaphorique, avec les lumières extraordinairement dramatiques et picturales de
Patrick Méeüs,
sculptant les corps, creusant les visages, particularisant à certains moments
tel ou tel personnage passant aussi au premier plan ou sur l’encorbellement
d’un balcon à l’acte II. Mais, plus que du film noir, nous avons ici une
esthétique, délibérée ou non, digne du « roman gothique » contemporain, sinon de l’opéra, de
son sujet historique, ce sombre courant littéraire en plein Siècle des
Lumières, fait de terreur, d’horreur, avec ses moines maléfiques, ses
bourreaux, dans des châteaux sinistres, d’Otrante ou ailleurs, et dont Sade est
aussi un fleuron.
Les costumes, presque
tous noirs, telle la confrérie sans faste, néfaste, des moines, moinillons, et
dignitaires de l’Église pour le Te deum, avec un bel effet de noir et blanc des enfants
jetant en l’air, sinon leur future soutane par-dessus les moulins, leur aubes
blanches par-dessus leur tête. Sur cette noirceur monochrome, la robe dorée de
Tosca, mantille noire au premier acte ou cape d’or au second, lui confère la
grâce d’un papillon solaire égaré par une nuit sans lune.
Le décor tournant
ramène à la fin, comme une nostalgique réminiscence et contraste cruel d’art et
de beauté, d’amour et de mort, pour l’artiste condamné, la chapelle de
l’église, le diptyque des deux Madeleines comme la vanité cruelle d’une
religion inutile, réduite à la représentation, écho visuel ironique aux
questions désespérées de la prière de Tosca, à laquelle « ne répond que le
silence éternel de la divinité. »
Le double panneau des
Madeleines que peint Mario à l’acte I, au teint de porcelaine rosée, sont une
dissonance stylistique, hollywoodienne ou trop XIXe siècle
finissant, peut-être vaguement inspirées des couleurs renaissance de la
peinture préraphaélite anglaise ou de Italia und Germania de Friedrich Overbeck, peintre du courant similaire des Nazarener, qui offre deux allégories de
femme, la blonde aux yeux bleus et la brune, dont le corsage rouge est de la
teinte de la Madeleine brune de Mario, qui semble avoir anticipé le caprice de
Tosca lui intimant de lui faire les yeux bruns. Mais la taille de ces
« belleze diverse » rend bien invraisemblable que la rageuse et
orageuse diva ne les ait même pas envisagées d’entrée.
Autre bémol, l’effet
théâtral de la théâtrale diva accordant au cadavre de Scarpia la grâce d’une
croix et de deux candélabres comme cierges funèbres, le mimodrame traditionnel, est
escamoté au profit d’un aparté au rideau avec la phrase parlée sur la terreur
terrassée du Scarpia redouté par toute Rome ; Mario, exécuté avec deux pistolets quand on sait leur imprécision à l'époque, de même le saut dans le vide de Tosca remplacé par une mort debout devant le rideau avec, après le cri, un sourire
aux spectateurs, s’il crée une distance brechtienne, arrache le spectateur à
l’émotion de la théâtralité tragique pour le tirer, sinon franchement vers le
comique, du moins vers la comédie.
Interprétation
Théâtralement, c’est d’une belle
tenue aussi même si elle n’est pas toujours à la même hauteur.
Sur les accords
brutaux de Scarpia en elliptique ouverture, le rideau se lève sur un Angelotti
traqué de belle trempe (Antoine Garcin). En pendant pendard malgré sa soutane, Jacques
Catalayud, en
sacristain bougon, grognon, gourmand, mais dévot inquiétant déjà, donne à ce
rôle une dimension théâtrale et vocale qu’on entend et voit rarement. Dans un
crescendo magnifique à l’orchestre, ce premier acte culmine avec une grandeur
terrifiante sur le Te deum presque démoniaque, mené par le tonnerre et la foudre de la
voix de Carlos Almaguer en Scarpia à l’habit rouge, où la foule des enfants de la Maîtrise des
Bouches-du-Rhône (Samuel
Coquard) semble
dissoudre leur grâce enfantine dans la noirceur d’un chœur d’esprits plus
infernaux que paradisiaques (Pierre Iodice).
Malheureusement, à
l’acte II, d’une noirceur plus intimiste, le grand baryton mexicain, tout en
cherchant à plier son immense voix d’airain à quelques nuances, marque ses
limites dans un personnage plein de subtilité machiavélique, certes adepte de
la conquête brutale, mais tout de même d’un raffinement aristocratique dans ses
paroles et ses actes, puisqu’il ne se contente pas de prendre, ce qui est en
son pouvoir, mais de séduire pour réduire même par une violence sadienne, sadique, qui peut être également séduction, ce
qu’insinue la musique, les harmonies délicates que prête Puccini au personnage dramatiquement
le plus intéressant de l’œuvre.
Le ténor Giorgio
Berrugi a
certainement la voix de lirico spinto de Mario, large, solide, cependant, il a quelques, sinon
faiblesses, hésitations d’intonation dans les deux seuls passages héroïques du
personnage comme sa promesse à Angelotti (« Mi costasse la vita, vi
salveró ! » de l’acte I et le « Vittoria, Vittoria ! »
du II, aux aigus difficiles à attraper. Plus à l’aise dans le lyrisme amoureux,
il est émouvant dans son lamento nuancé « E lucevan le stelle… » qui
mérite plus d’applaudissements du public.
Adina Aaron prête sa beauté et son élégance à
Tosca et s’avère assez bonne comédienne. Cependant, le timbre, plus feutré que
fruité, semble avoir perdu des harmoniques et la voix manque de brillant et de
mordant et elle détimbre quelques pianissimi filés. Elle a une fâcheuse
tendance à chercher quelques effets hors de la musique. Dans sa
« prière », elle lie abusivement deux phrases musicales, mais, pour
ce faire, coupe une phrase grammaticale et s’offre un point d’orgue pour un
inutile effet de souffle qui ravit le public mais ravit de l’émotion au
personnage.
Fabrizio Maria
Carminati, chef
remarqué pour ce genre d’ouvrage,
conduit magistralement un orchestre au mieux de sa forme au premier
acte, drapant de volupté délicate les deux amants aux gestes et mots sensuels.
Mais, que se passe-t-il au second ? Comme si le paroxysme exacerbé déjà ne
suffisait pas, il semble ajouter du pathos au pathétique, ce qui donne du
pâteux, déchaîne à l’excès les cuivres. Du cinquième rang côté cour, on
n’entend pas la cantate de Tosca, ses cris déchirants fortissimo ensuite sont
étouffés, et même le tonitruant Almaguer a du mal à passer la rampe, du
Spoletta de Loïc Félix, apprécié ailleurs, je ne pourrai rien dire, il était inaudible, comme
le pourtant solide Sciarrone de Jean-Marie Delpas. Effet d’un emplacement
acoustiquement défavorable car la musique est fatalement spatialisée ?
Troublé dans mon admiration pour Carminati, à l’entracte, je consulte des amis,
fins musiciens et amateurs éclairés : ils m’avouent la même gêne de leur
dixième et douzième rang… Fort heureusement, effet ici bénéfique, la prière de
Tosca ramène la beauté musicale d’un orchestre maîtrisé et non déchaîné,
qui se poursuit au dernier acte.
Mélodrame signifie,
littéralement, de l’italien, 'drame mélodieux', drame en musique, et il y a toujours un danger, à exécuter
excessivement Puccini, à ensevelir la musique sous le son, de faire du drame un
mélo.
Tosca de Giacomo Puccini
Opéra de Marseille,
11, 13, 15, 18 et 20 mars.
Orchestre et le Chœur de l’Opéra de Marseille et la Maîtrise
des Bouches-du-Rhône
Direction musicale
Fabrizio Maria CARMINATI
Mise en scène / Décors / Costumes : Louis DÉSIRÉ. Lumières : Patrick MÉEÜS
Distribution :
Floria Tosca : Adina AARON ;
Mario Cavaradossi : Giorgio BERRUGI ; Scarpia :
Carlos ALMAGUER ;
Le Sacristain : Jacques CALATAYUD ;
Angelotti : Antoine GARCIN ; Spoletta : Loïc FELIX ;
Sciarrone : Jean-Marie DELPAS.
Photos : © Christian Dresse
1. Tosca et Mario (Aaron et Berrugi) ;
2. Mario et Angelotti (Berrugi et Garcin) ;
3. Funèbre Te deum (Almaguer au centre) ;
4. Palais Farnèse (Aaron, Berrugi, Almaguer) ;
5. Scarpia séducteur (Aaron, Almaguer) ;
6. Scarpia, Spoletta, Sciarrone (Almaguer, Félix, Delpas) ;
7. Château Saint-Ange : le rêve impossible d'évasion.
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