Metamorphosis par Célia Oneto Bensaid, pianiste,
Ravel Miroirs, Glass Metamorphosis
Camille Pépin Number 1, NoMadMusic
Nous aimons ces artistes généreux qui, en plus du bonheur de l’interprétation musicale qu’ils nous donnent, nous offrent aussi un plaisir d’intelligence dans le choix des œuvres et leur agencement. Voici un disque, particulièrement réussi sur ce chapitre, de la pianiste Célia Oneto Bensaid : Metamorphosis, ‘Métamorphoses’ mais non les Métamorphoses mythologiques d’Ovide, et je ne dirais même pas celles de Kafka, dont pourtant les cinq pièces de Philipp Glass (1988) qui figurent ici sont la musique de scène, mais, dans ma perception de ce disque fascinant, la sensible métamorphose, l'insensible changement que leur donne cette intelligente mise en vibration, en équilibre, en harmonie déjà de nombre, avec les cinq pièces intitulées Miroirs de Maurice Ravel, (1904-1906) : en écho, en somme, en miroir sonore.
Ravel, expliquait le titre de ce recueil, par une citation de Shakespeare tirée de sa pièce Jules César : « La vue ne se connaît pas elle-même avant d'avoir voyagé et rencontré un miroir où elle peut se reconnaître. » Regard dans le miroir, comme dans le miroir des yeux d’un autre.
Nous voyons déjà la cohérence implicite entre la musique pour un théâtre de Phil(lipp) Glass et celle de Ravel, dont par ailleurs l’un des morceaux du recueil en espagnol, Alborada del gracioso, fait référence explicite au personnage du gracioso, le valet comique du théâtre baroque espagnol. Ajoutons la pièce de Camille Pépin, Number 1 (One), dans une numérotation comme celles de Glass —dont la musique nourrit aussi la sienne—qui s’inspire des vastes draperies, des rideaux quelque peu théâtraux du peintre expressionniste abstrait américain Pollock. On comprend que le ravélien Miroirs est un facteur commun à ces œuvres des trois compositeurs, dont l'écoute est ainsi renouvelée par cette confrontation sans affrontement, toute harmonieuse.
Oubliés donc et Ovide et Kafka, la métamorphose serait alors pour moi, le passage si naturel sous les doigts de la pianiste virtuose, d’un morceau à l’autre de ces compositeurs différents mais qui ont une évidente affinité sonore dans ces pièces : en passant de l’un à l’autre dans l’ordre subtil que leur assigne la maîtresse d’œuvre, on a la sensation, le sentiment, que c’est le même, mais dans la différence et, comme dans l’évidence auditive de la musique répétitive, où la répétition d’un groupe ou grappe de notes ne gomme pas l’infime différence. Jouant subtilement sur notre perception qui semble toujours prolonger un son au-delà de sa limite, chaque pièce finie, comme suspendue à l’infini, paraît rester en résonance, en réverbération fondue ou persistant dans le silence tout aussi équilibré entre les plages, passant, dans un glissando imperceptible, d’un morceau à l’autre.
Ainsi, la pièce Metamorphosis One de Philipp Glass qui ouvre le programme. On croit entendre de lentes, lourdes et longues cloches graves, peut-être un glas, une cellule de deux notes quatre fois répétées, coupées de silences, puis qui vont se décomposer en un fourmillement, un essaim voletant de notes dans l’aigu, un ostinato obsédant, avec à peine de légères variations infimes de hauteur (Plage 1) .
Comme une vague se meurt dans une infinie douceur imperceptible sur un sable l’absorbant indéfiniment, la fin se fond dans le silence d’une plage, qui amène, tout naturellement, sans hiatus, la plage suivante, le Miroir V, de Ravel, « La vallée des cloches », explicite transition, peut-être pas nécessaire pour faire sentir le reflet, la réflexion, la résonance avec le morceau précédent, scandée de lourds bourdons survolés de grappes d’obstinatos lumineux dans l’aigu (Plage 2).
Fondus dans
l’évanescence du son, c’est alors par contraste, comme brisant un miroir,
qu’explose Number 1 de Camille
Papin, fracas, fulgurant éclat, éclaboussures,
en expansion, en diminutions, en tourbillons dansants semblant aller se
dissoudre dans la distance, le silence, mais toujours vibrants, vibrionnants, obsédants,
hypnotiques (plage 3).
« Noctuelles », la première des
pièces du cycle Miroirs de Ravel qui
suit, montre combien le grand devancier, de son XIXe siècle,
anticipait ces compositeurs des XXe et XXIe siècles, Ph.
Glass et C. Pépin : Célia Oneto
Bensaid le montre parfaitement, sans faire assaut de démonstration. On trouvera aussi, chez Satie, cette
obsession pour des formules obstinées, déjà présentes dans la basse continue
baroque, comme une obsession du même dont la répétition entêtante, semble nier
la ligne continue temps, semble le suspendre, produisant un efficace effet
hypnotique, extase, transe, comme dans les plus primitives des musiques fondées
sur le rythme obsédant, dont nous sommes aujourd’hui environnés aussi :
cellules
minimales répétées dans une fièvreuse pulsation, martellement implacable de
motifs courts et entêtants, lancinante et hallucinante scansion pressante,
oppressante, montant parfois vers un crescendo vital, final, comme un spasme
libérateur, ou allant se fondre dans l’espace infini d’un incernable silence. Si ce terme n'avais pris actuellement une morbide signification, je dirais un microscopique "cluster", des grappes, un agrégat de petites notes, corpuscules en suspension dans l'air donnant, par cette infinie répétition, l'illusion d'un statisme extatique, le rêve non d'un temps retrouvé mais oniriquement suspendu.
Ainsi, la musique des années 60 des USA, dont Phil Glass est l’un des maîtres, avec La Monte Young, Terry Riley, Steve Reich, etc qu’on l’appelle musique minimaliste, musique postmoderne, ou musique répétitive, même dans ses élaborations les plus fascinantes, les plus sophistiquées, est éminemment et primitivement physique, jouant de pulsions, de pulsations, et même répulsions humaines élémentaires, auxquelles on n’échappe pas.
Je remarque que Ravel, né en 1875, est mort en 1937, année de naissance de Phil Glass ; Camille Pépin, compositrice, est née en 1990. Pourtant, ce programme de Célia Oneto Bensaid montre que l’aîné des trois compositeurs, avec plus d’un siècle de distance, est à l’aise dans ce disque, les autres semblant, plus que ses successeurs, de stricts contemporains. On saluera encore la pianiste et l'aisance joyeuse de ses acrobaties virtuoses dans le voltigeant Ravel de Miroirs IV Alborada del gracioso (plage 10)
Metamorphosis par Célia Oneto Bensaid, pianiste,
Ravel Miroirs
Glass Metamorphosis
Camille Pépin Number 1, NoMadMusic
RCF, émission N°525 de Benito Pelegrín
Podcast :
https://rcf.fr/culture/livres/metamorphosis-par-celia-oneto-bensaid-pianiste
Dans ce blog également, ma critique de
Chamber Music de Camille Pépin, avec Célia Oneto Bensaid (piano), Raphaëlle Moreau (violon), Natacha Colmez-Collard (violoncelle), Fiona McGown (mezzo-soprano) et l'Ensemble Polygones (2019, NoMadMusic).
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