Murmures, Yves Rousseau
Abalone Productions
À notre époque où tout va si vite, disons où tout allait si vite il y a peu encore, avec le coup de frein de la pandémie qui suspend le temps psychique sinon physique, un disque d’un ou deux ans en arrière pourrait sembler très loin dans le passé si, heureusement, la musique, la poésie ne passent pas quand elles sont bonnes, belles. Je dirai donc que le beau, comme l’amour, n’a pas d’âge : il est toujours naissant. Ainsi, toujours d’actualité. Comme ce CD.
Je trainais ce disque comme un remords lointain, attendant un loisir plus grand, un moment meilleur pour en parler comme il le mérite, comme ces lettres, au temps encore de l’écriture à la main, dont on différait de plus à plus la réponse dans l’attente d’une disponibilité plus grande qui finissait par se réduire puis dissoudre dans le temps et le silence. Et se perdre dans l’amoncellement de disques, livres que je reçois et auxquels, je ne peux, malgré toute mon envie, et à mon grand regret, toujours matériellement donner l’écho qu’ils méritent, car j’ai aussi mes ouvrages, mes œuvres, mes livres, à faire, finir, fignoler, trop sacrifiés au profit des autres. J’avouerai aussi que sa matière, musique et poésie, si chères à mon cœur, si harmonieusement et originalement unies, me paralysait un peu par la manière de l’aborder en un temps si court d’émission, comment en faire un commen/taire qui devrait être comment taire, comment se taire pour le laisser parler ? Puis, le réécoutant avec le même plaisir hier qu’autrefois, j’ai trouvé qu’il était trop égoïste de ne pas le partager avec autrui, au risque de ne pas trop savoir comment prendre et découper des plages très longues où la musique sonne, la voix résonne bien après, dans le silence autour d’elle, où sublimée par des sonorités étranges qui en subliment la singularité.
Yves Rousseau, contrebassiste et compositeur, avait mis en musique Poète, vos papiers ! de Léo Ferré, de la prose lumineuse en ses noirceurs de Sade et Nietzsche cher à mon premier doctorat, dont l’écriture aphoristique et musicale est si proche de la poésie. Ce disque, Murmures, prend sa source dans des poèmes de François Cheng. Et c’était sans doute aussi une raison, sinon de ma paralysie, de ma longue attente à en parler. Né en Chine, ce plasticien, essayiste, écrivain, membre de l’Académie française est le poète dont l’un des recueils, Enfin le royaume, est de mes livres de chevet que je feuillète de temps en temps avant le sommeil pour y lire au hasard, un de ses quatrains. Par ailleurs, aux éditions du Seuil, nous avons le même sympathique éditeur, Jean-Louis Giribone, avec lequel, j’ai parlé il y a trois du poète essayiste qu’il apprécie beaucoup. Mais comment résister à la beauté de ces poèmes dont les strophes sont souvent aphoristiques? Telle, celle-ci :
Du pied à la pierre,
il n'y a qu'un pas
mais que d'abîmes à franchir.
Écoutez, plage 2, Ce sera par un jour d’automne. Les cordes pincées semblent des pas ou des gouttes de pluie qui s’égrènent alors que les vrilles chaudes de la clarinette basse semblent emmitoufler douillettement la voix charmeuse de la chanteuse pour lui éviter le froid.
Pour ce disque, Yves Rousseau, composition et contrebasse, donc cordes frottées, réunit un ensemble d'artistes d'univers et instruments divers, Pierrick Hardy, aux cordes pincées des guitares acoustiques, Keyvan Chemirani, aux percussions d’origine iranienne, zarb, dafs, Thomas Savy, clarinette basse, souffle chaleureux du bois, et la voix qui narre, cite, récite, chante, murmure, susurre, soupire d’Anne Le Goff, une voix qui a un corps pour exprimer une âme. On goûtera ces deux voix, mâle, grave, de la clarinette basse qui prépare en pénombre accueillante l’arrivée de la voix féminine, le corps à corps d’abord séparé dans Caresses : le souffle feutré effleure, frôle au frisson caressant la parole qui, elle-même, caresse le « jade lisse au toucher », caresse du rêve, dans un vaporeux paysage oriental, comme un haïku, bref poème japonais de ce poète chinois,
Seule lune sur seul étang
où s’envole l’oie sauvage
Vers l’infini ouvert
Au dedans de toi-même.
Savourez comme à la voix s’enchaîne la musique dans Murmures , plage 6, qui donne son titre au disque enchaîné avec « Où rivière et fleuve/ ont leurs larmes mêlées » :
Nul ne peut violer
ton royaume à nu
Tes yeux ton sommeil
ton souffle enivré
murmure inaudible…
Avec des couleurs parfois vaguement orientalisantes, cette musique jazzy n’est pas simplement de la musique le long des vers, ce que détestait et interdisait Victor Hugo. Dans ce disque, la voix a ses mots, sa musique ; les vers, les paroles, ont leur ligne, leur autonomie, ils ne sont pas enfermés, ne sont pas clos dans la limite de la mélodie. La musique n’est pas un simple accompagnement, autonome elle aussi, elle prépare et prolonge le texte, le plonge en elle : elle semble émaner de l’ensemble du poème qui n’est pas « mis en musique », il est dans la musique, environné, auréolé de musique, il baigne dans la musique sans y être noyé : les mots sont élargis, disséminés dans les notes. Aucune musique, en soi, n’a de sens assignable en parole, elle s’adresse aux sensations : elle est pléthore de sens imprononçable, elle dit tout, en ne disant rien. Associée à la parole, elle la sublime, lui donne une autre dimension : l’ineffable, l’indicible advient au dire et brisant ses frontières, le fini atteint ou nous fait rêver l’infini.
On pourrait tout citer de ces poèmes, de cette envoûtante musique ce beau disque dont les mots nous hantent : Un jour, si je me perds en toi…, plage 8, au son des percussions tumultueuses tel un cœur éperdu battant la chamade ou qui sait la valeur ou la vanité de la parole, du son :
Avoir tout dit
et ne plus rien dire
accéder enfin au chant
par le plus pur silence…
Yves Rousseau, compositeur, contrebassiste, Murmures, sur des poèmes de François Chang, avec Anne Le Goff, Keyvan Cheminiani, Pierrrick Hardy, Thomas Savy. Abalone productions
RCF DIALOGUE, ÉMISSION N°514 DE BENITO PELEGRÍN
Semaine 10
PODCAST :
https://rcf.fr/culture/livres/presentation-de-murmures-d-yves-rousseau
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