Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

mercredi, juillet 17, 2019

TOUJOURS DIMANCHE AVEC DOMINGO…

 
LA NUIT ESPAGNOLE

Chorégies d’Orange
 Samedi 6 juillet 2019

… Même le samedi. Dans la nuit provençale, la rigueur caniculaire apaisée, pour fêter son cent-cinquantième anniversaire de plus ancien festival de France né en 1869, apogée de la zarzuela, les Chorégies d’Orange, pour leur flamboyante ouverture, se paraient du rouge et or —non sang et or à réprouver— d’une Espagne à approuver dont les Espagnols, éprouvés par l’exil d’une Histoire récente sombre, pouvaient se sentir fiers, son bel étendard lyrique défendu mondialement par des étoiles de première grandeur, les Kraus, los Ángeles, Berganza, Caballé, Carreras, María Bayo et, bien sûr, comme je le lui disais, Plácido Domingo qui en a fait un passage obligé de son concours de chant international Operalia, depuis 1993,  la rétablissant dans ses belles lettres de noblesse : populaire.
La zarzuela a bercé mon enfance, apaisé des nostalgies de la distance natale. Dès que je l’ai pu, à côté de mes cours magistraux sur l’éthique et l’esthétique du Baroque, de philosophie, de rhétorique, j’ai pu imposer à l’Université, dès les années 70, des cours plus légers sur la musique espagnole, sur la zarzuela, dont se sont nourris aussi de mes étudiants, certains devenus chanteurs, et même chercheurs en la matière. Matière chère à mon cœur, qui fera pardonner, je l’espère, ces aveux personnels, sur laquelle j’ai aussi multiplié des écrits, des conférences, des émissions de radio.
D’où la joie de partager collectivement, avec ce public si nombreux, cette émotion si intime, si personnelle, si nichée au fond de moi. Un critique peut, ou doit, être aussi sentimental dès lors que la raison n’est pas la dupe du cœur : un public si heureux, si enthousiaste, fut comme l’aval rationnel, objectif, de ce bonheur subjectif.

ZARZUELA

         Ce terme, il ne faut pas s’y tromper, désigne aussi un plat qui mêle poissons et fruits de mer liés par une sauce. Ce mot dérive de zarza (qui signifie ronce), donc, zarzuela est un lieu envahi par les ronces, une ronceraie. Ce nom fut donné au Palais de la Zarzuela, résidence champêtre d’abord princière puis royale (c’est la résidence actuelle du roi Philipe VI et de sa famille), aux environs de Madrid.
         Au XVIIe siècle
         Le roi Philippe IV, qui avait fui l’Escorial austère de son aïeul Philippe II, et habitait un palais à Madrid, venait s’y délasser avec sa cour, chasser et, disons-le, faire la fête, donner des fêtes somptueuses, des pièces de théâtre agrémentées de plus en plus de musique, qu’on appellera « Fiestas de la zarzuela », puis, tout simplement « zarzuela ». C’est pratiquement, d’abord, un opéra baroque à machines, d’inspiration italienne mais entièrement chanté en espagnol ou, plus tard, avec des passages parlés à la place des récitatifs.
         En France, il faudra attendre 1671 pour le premier opéra français, la Pomone, de Robert Cambert, livret de l’abbé Pierre Perrin. En Espagne, environ cinquante ans plus tôt, en 1627, une de ces fêtes musicales de la zarzuela est, en fait, un véritable opéra à l’italienne. Bien sûr, on ne l’appelle pas « opéra » puisque ce mot tardif, italien, signifie simplement ‘œuvre’, les ouvrages lyriques de cette époque n’étant appelés que dramma per musica, ‘drame en musique’, Monteverdi n’appelant son Orfeo que ‘favola in musica’, fable en musique. En Espagne, on l’appellera donc zarzuela. C’est La selva sin amor, ‘La forêt sans amour’, avec pour librettiste rien de moins que le fameux Lope de Vega, pour lors le plus grand dramaturge espagnol, qui serait auteur de près d’un millier de pièces de théâtre. La musique de Filippo Piccinini, italien établi à la cour d’Espagne, est malheureusement perdue. La mise en scène, fastueuse, extraordinaire, du grand ingénieur et peintre florentin Cosimo Lotti frappa les esprits et on en a des descriptions émerveillées. La zarzuela est donc, d’abord, le nom de l’opéra baroque espagnol aristocratique, fastueux.
         Au XVIIIe siècle
         On appelle toujours zarzuela une œuvre lyrique baroque à l’italienne, parlée et chantée, parallèlement au nouveau terme « opéra » qui s’impose pour le genre entièrement chanté, qui mêle cependant, à différence de l’opera seria italien, le comique et le tragique. Cependant, l’évolution du goût fait qu’il y a une lassitude pour les sujets mythologiques ou tirés de l’histoire antique qui faisaient le fonds de l’opéra baroque.
         L’Espagne avait une tradition ancienne d’intermèdes comiques, deux saynètes musicales insérées entre les trois actes d’une pièce de théâtre, la comedia (dont la réunion des deux en un seul sujet donnera dans la Naples espagnole l’opera buffa). Au XVIIIe, ces intermèdes deviendront de brèves tonadillas populaires qui alternent danses et chants typiques ; étoffées, elles s’appelleront plus tard encore zarzuelas, avec des sujets de plus en plus populaires, puis nettement inspirées des coutumes et de la culture du peuple.
        
         XIX e siècle
         Du XIXe au XXe siècle, ce nom de zarzuela désigne définitivement une œuvre lyrique et parlée qui, donc, peut aller de l’opéra à l’opérette, dramatique ou comique. Les compositeurs tels que Francisco Barbieri, ou encore Tomás Bretón en ont illustré un versant pittoresque bouffon, typiquement espagnol. C’est souvent, pour la zarzuela grande, un véritable opéra (Manuel de Falla appellera d’abord « zarzuela » son opéra La Vida breve (1913). Mais la plupart mêlent toujours, par tradition, le parlé et le chanté.
          L’opéra-comique, c’est un opéra qui est « comique », non parce qu’il fait rire, mais, comme le dit le dictionnaire de Littré au premier sens du mot, « Qui appartient à la comédie », bref au théâtre. Donc, un opéra-comique est un opéra qui admet des passages parlés, comme la zarzuela qui l’a précédé de beaucoup. À Paris, le théâtre de l’Opéra-Comique était le lieu consacré, au XIXe siècle, à ce genre d’ouvrage. Il faut le rappeler, Carmen n’est pas un opéra pur mais un opéra-comique puisqu’il y a des passages parlés. Ce genre de l’opéra-comique, en France, naît dans le milieu du XVIIIe siècle. Mais en Espagne, il apparaît un siècle et demi auparavant. C’est justement ce qu’on nomme zarzuela, même si les sujets en sont très différents.
         Le XIXe siècle sera l’âge d’or de la zarzuela. Mais qui subit la concurrence de l’opéra italien qui règne en Europe avec Rossini, Bellini, Donizetti et bientôt Verdi. Vers le milieu du siècle, un groupe d’écrivains et de compositeurs rassemblés autour de Francisco Asenjo Barbieri (1823-1894), grand compositeur et maître à penser musical de l’école nationale renoue et rénove le genre, lui redonne des lettres de noblesse dans l’intention d’affranchir la musique espagnole de l’invasion de l’opéra italien, la zarzuela grande prétendant au titre d’opéra national : bataille perdue, la bourgeoise préférant l’italianisme lyrique international. L’éventail des sujets est très grand, du drame historique à la légère comédie de mœurs. Cependant, dans la zarzuela qui perdure, toute l’Espagne et ses provinces est présente dans sa variété musicale de rythmes vocaux et de danses. Madrid devient le centre privilégié de la zarzuela urbaine brève en un acte, avec ses madrilènes du menu peuple, son accent, ses fêtes, ses disputes de voisinage.
         Zarzuela et nationalisme
         C’était l’une des conséquences des guerres napoléoniennes qui ont ravagé l’Europe, de l’Espagne à la Russie, le nationalisme commence à faire des ravages : le passage des troupes françaises a éveillé une conscience nationale, pour le meilleur quand il s’agit d’art, et, plus tard, pour le pire comme on l’a, hélas, vu et voit encore. Pour le moment, il ne s’agit que de musique dont on dit qu’elle adoucit les mœurs. Partout, d’autant que les gens ne comprennent pas forcément l’italien, langue lyrique obligatoire, il y a des tentatives d’opéra national en langue autochtone, même si les opéras italiens se donnent en traduction.
         Des expériences naissent un peu partout, en Allemagne avec Weber et son Freischütz (1821), premier opéra romantique, en langue allemande (avec des passages parlés comme dans les singpiele de Mozart, L’Enlèvement au sérail, La Flûte enchantée), suivi de Wagner qui en signe les chefs-d’œuvre germaniques. La France a sa propre production lyrique. Mais jugeons de la vanité des nationalismes : l’opéra à la française a été créé pour Louis XIV (fils d’une Espagnole, petit-fils d’Henri IV le Navarrais, qui descend d’un roi maure espagnol) par le Florentin Lully. C’est Gluck, Autrichien, maître de musique de Marie-Antoinette, qui recrée la tragédie lyrique à la française dans cette tradition ; c’est Meyerbeer, Allemand, qui donne le modèle du grand opéra historique à la française ; ce sera Offenbach, juif allemand, qui portera au sommet l’opérette française, et l’opéra le plus joué dans le monde, dû à Bizet, c’est Carmen, sur un sujet et des thèmes espagnols. Fort heureusement, l’art, la musique ne connaissent pas de frontière et se nourrit d’un bien où on le trouve comme dirait Molière.
         L’Espagne
         Dans ce contexte européen, l’Espagne est plus mal lotie. Elle est plongée dans le marasme de la décolonisation, résultat des guerres napoléoniennes et de la Révolution française, car les colonies refusent de reconnaître pour roi Joseph Bonaparte imposé en Espagne. Il en sera chassé après une terrible Guerre d’Indépendance qui sonne le glas de l’Empire de Napoléon : rappelons non pas les heureuses peintures de Goya des temps de la tonadilla, mais ses sombres tableaux sur la guerre, ses massacres, ses gravures sur les malheurs de la guerre. En dix ans, entre 1810 et 1820, l’Espagne perd le Mexique, l’Amérique centrale et l’Amérique du sud dont elle tirait d’énormes richesses. Elle ne garde que Cuba, Porto-Rico et les Philippines, qui, à leur tour, s’émanciperont en 1898, année qui marque la fin d’un Empire espagnol de plus de trois siècle.
         Et paradoxalement, ces années 1890 sont l’apogée de la zarzuela, avec le género chico (‘le petit genre’), en un acte, qui connaît un essor sans précédent.
Indifférente aux aléas de l’Histoire contemporaine, la zarzuela chante les valeurs traditionnelles d’une Espagne qui continue à se croire éternelle avec ses valeurs, courage, héroïsme, honneur, amour, religion, patrie, etc, tous les clichés d’un nationalisme d’autant plus ombrageux qu’il n’a plus l’ombre d’une réalité solide dans un pays paupérisé par la perte des colonies et les guerres civiles, les guerres carlistes qui se succèdent, trois en un siècle, entre libéraux et absolutistes, la terrible Guerre de 1936, en étant qu’une suite en plein XXe siècle.
         La zarzuela devient une sorte d’hymne d’exaltation patriotique, de nationalisme auto-satisfait où l’espagnolisme frise parfois l’espagnolade. Cela explique que le franquisme, isolé culturellement du monde, tourné vers le passé, cultiva avec dévotion la zarzuela, la favorisa de même qu’un type de chanson « aflamencada », inspirée du flamenco, comme une sorte de retour aux valeurs traditionnelles d’une Espagne le dos tourné à la modernité.
Après un rejet de la zarzuela, et du flamenco, récupérés et identifiés à l’identité franquiste, il y a un retour populaire apaisé vers ces genres typiques, d’autant qu’ils avaient toujours été défendus et cultivés, sur les scènes mondiales par tous les plus grands interprètes lyriques espagnols déjà nommés. Domingo par ailleurs, né de parents chanteurs de zarzuelas, a imposé la zarzuela comme genre lyrique dans le fameux concours qui porte son nom et des chanteuses aujourd’hui célèbres comme Inva Mula, albanaise, ou Elina Garanca, lettone, s’y sont illustrées, entre autres. Sans oublier Rolando Villazón.

Musique espagnole : du typique au topique
La musique espagnole traditionnelle, typique, a une identité si précise en rythme, tonalités particulières, mélismes, qu’elle s’est imposée comme un genre en soi, si bien que rythmiquement, certaines de ses danses picaresques, même condamnées par l’Inquisition comme licencieuses, la chacone, la sarabande, la  passacaille, le canari, la folie d’Espagne, le bureo (devenu sans doute bourrée), se sont imposées et dignifiées dans la suite baroque. Quant à ses modalités et tonalités, elles ont fasciné les grands compositeurs, de Scarlatti à Boccherini, par ailleurs bien intégrés à l’Espagne, de Liszt à Glinka et Rimski-Korsakof, de Verdi à Massenet, de Chabrier à Lalo, Debussy, Ravel, en passant par la Carmen de Bizet qui emprunte son habanera à Sebastián Iradier et s’inspire du polo de Manuel García, père de la Malibran et de Pauline Viardot, etc, pour le meilleur d’une « vraie » et digne musique espagnole « typique », écrite hors de ses frontières.
Mais le typique trop défini finit en topique, en cliché avec l’espagnolade, qui a ses degrés, pas tous dégradants, et qui tiennent plus à une surinterprétation, à un excès coloriste de la couleur locale dans la musique, mais, surtout, à des textes, pour la majorité de musiques chantées, qui surjouent un folklore hispanique où règne le cliché pas toujours de bon aloi, une Espagne plurielle réduite abusivement à une Andalousie de pacotille, qui agace et humilie les Espagnols, caricaturée au soleil, au faux flamenco, aux castagnettes et à l’abomination de la corrida.


NUIT DES ESPAGNES AUX CHORÉGIES

C’est l’Espagne, en fait, dans son unité et variété, fortement une par sa puissante tradition musicale et sa pluralité de chants et de danses de ses diverses régions évoquées, du nord au sud : Andalousie, Aragon, Castille, Estrémadure, Pays basque, etc.
La Boda de Luis Alonso symbolique ?
Bel exemple, symptomatique, symbolique ici, l’ouverture du spectacle, l’intermède célèbre de La Boda de Luis Alonso (1897) de l’enfant prodige puis compositeur prodigue Gerónimo Giménez qui a composé plus d’une centaine de zarzuelas en un acte dont un ‘Barbier de Séville’ El barbero de Sevilla (1901). Il dépasse le cadre du genre avec La tempranica (1900), véritable opéra-comique, très lyrique, dont s’inspire Manuel de Falla pour sa Vida breve, puis Turina, Torroba en fera un opéra en mettant en musique les parties parlées. Un des airs de La tempranica, le zapateado de la tarentule, mis en faveur par Teresa Berganza, est désormais un tube pour nombre de cantatrices, dont Patricia Petibon, qui le chante avec espièglerie et parfait accent andalou. Le succès de sa précédente zarzuela, El baile de Luis Alonso (1896) lui avait suggéré non une suite mais un épisode antécédent de la vie de son héros, Luis Alonso, maître à danser à Cadix, son mariage avec une jeunesse, perturbé par l’ex jaloux de la mariée qui, par une ruse brutale et bestiale, un lâcher de taureaux, rendra compliquée —ou impossible— la nuit de noces du quinquagénaire maître à danser —sur un mauvais pied.

Ballet Antonio Gadès
La musique est brillante, joyeuse, élégante et condense des rythmes et des motifs musicaux autant andalous que du reste de l’Espagne, dont un thème populaire aragonais que Glinka avait utilisé dans sa Jota et Liszt dans sa Rhapsodie espagnole. Un maître à danser et une musique si dansante, rien de mieux pour mettre en valeur le Ballet Antonio Gadès, six hommes en noir, huit femmes en jupes blanches, corolles inversées de lis aux pétales des volants de dessous en rouge, vert, bleu… Le ballet, dans l’élégance de ses figures, déploie le meilleur de l’École bolera, le ballet classique national espagnol, épuré au XVIIIe siècle au contact de la danse française et italienne de cour, mais nourri, comme toute musique en Espagne, de rythmes, de danses populaires. La rencontre, au XIXe siècle avec le flamenco balbutiant sera fructueuse : celui-ci s’affine à son contact et l’École bolera, en raffine des traits, en adopte et adapte des figures, castagnettes et zapateado virtuoses, grâce et dignité des figures, allures, postures. En noir et blanc, avec ces envolées des volants de jupons discrètement colorés, c’était toute l’élégance sans arrogance qui présidait la soirée, menée de main de maître, à la tête du bel Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo,  par Oliver Díaz  (qui corrigera, en seconde partie, un niveau sonore excessif, notamment des cuivres, dans ce vaste espace qui n’en a pas besoin).
Autre interlude, celui des Goyescas (1916), opéra d’Enrique Granados inspiré plastiquement des tableaux de Goya et, musicalement, de sa suite pour piano (1911) dont le succès à Paris lui avait valu cette commande. La création, à cause de la Guerre mondiale, se fera à New-York en présence du compositeur malheureusement : après le triomphe, il rentrait à Barcelone sur le Sussex qui fut torpillé pas un sous-marin allemand ; Granados, voulant secourir sa femme, se noya avec elle. L’interlude, majestueux, s’ouvre lentement, très lentement comme un rideau de scène dont le chef Óliver Díaz, qui s’était déployé en joyeuse frénésie rythmique avec Luis Alonso, semble étirer et retarder à l’infini du rêve l’ouverture, faisant planer d’irréelle façon le motif vaporeux si nostalgique, si caractéristique du néoromantisme mélancolique Granados. La chorégraphe Mayte Chico a l’intelligence, la pudeur de ne pas parasiter cette parenthèse méditative, si chargée de deuil par l’Histoire, par des danses : une femme seule, en noir, erre rêveusement sur le plateau, interrogeant sans doute, pour nous, l’ironie cruelle de la vie, succès et mort.
Un autre intermède donnera lieu à des danses de toute beauté, ensembles, quadrilles, pas de deux, celui, fameux aussi, de La leyenda del beso (1924) de Sotullo y Vert, avec pour thème central une zambra gitane d’une fière noblesse. En seconde partie, extrait du ballet de Manuel de Falla, El sombrero de tres picos, ‘Le tricorne’, la farruca, la danse virile du meunier, est dansée par un soliste dont le nom méritait d’être cité, avec l’aristocratique hiératisme fougueux du vrai flamenco, loin des vulgarités scéniques racoleuses qui, aujourd’hui, se prodiguent trop. Enfin, dernière parenthèse de danse pure qui scande le spectacle, c’est le prélude du Niño judío (‘L’enfant juif’), 1918, de Pablo Luna qui, arrachant la zarzuela à ses frontières nationales, fait voyager de Madrid en Syrie puis aux Indes sans rien perdre de son espagnolisme puisque on y trouve l’air célèbre « De España vengo » (‘Je viens d’Espagne’), fleuron lyrique fleuri de mélismes et roulades typiques du flamenco crépitant de castagnettes, qui est, en fait, orchestral, l’ouverture, où la voix est celle de clarinettes et flûtes. Couleurs d’orchestre et couleurs virevoltantes des figures chorégraphiques sont d’un dynamisme communicatif, roboratif.
Chant espagnol
Accueilli par une longue ovation dès son entrée en scène, sa grande silhouette chenue, un peu courbée, saisi d’une visible émotion, vedette de la soirée, Plácido Domingo ne tire pas pour autant la couverture à soi dans ce concert bien équilibré : quatre airs et une chanson en bis pour lui ; trois airs pour le ténor Ismael Jordi plus trois duos corsés avec Ana María Martínez, qui avec ses trois duos avec Domingo et quatre airs solistes, est bien la soprano disputée entre le baryton et le ténor de la tradition lyrique.

Ismael Jordi
On retrouve avec plaisir, nouveau à Orange mais déjà invité à Avignon, cet élégant et athlétique ténor à la voix ample, égale sur toute sa tessiture, au timbre d’argent raffiné, capable de subtiles nuances d’expression, à l’impeccable ligne et phrasé. Son premier air est tiré de El trust de los tenorios, ‘Le Syndicat des Don Juan’ (1910) de José Serrano, une leste zarzuela où un séducteur en panne, mis en demeure par ses congénères, sous peine d’amende, de séduire la première femme qui passe, dinDon/Juan de la farce, réussira non à l’emporter mais à faire emporter par un troisième larron l’épouse du Président du club. Il chante la jota "Te quiero morena", avec toute la franchise vocale et la saine puissance que demande cet air aragonais large, direct et gaillard, mais sans rudesse aucune. En deuxième partie, il chante l’air généreux du jeune Javier de Luisa Fernanda (1932) de Federico Moreno Torroba, «De este apacible rincón de Madrid»,  évoquant avec une belle envolée son départ et retour en ce coin de Madrid, poussé par l’ambition de la gloire militaire claironnée en final par une fanfare brillante de cuivres. En bis (les bis ne seront jamais annoncés) c’est avec une rêverie nostalgique pleine de nuances délicates qu’il donne la romanza (dénomination de l’air dans la zarzuela) « Sueño de amor », ’Rêve d’amour’, bien nommé de la zarzuela El último romántico (1928) des duettistes compositeurs Soutullo y Vert, qui évoque avec précision des coutumes du peuple et de l’aristocratie du Madrid du dernier tiers du XIXe siècle agité par des remous révolutionnaires. 
Mais, dans un duo d’une grande violence avec Ana María Martínez, il sera d’abord un l’effrayant gitan amoureux de La leyenda del beso qui, à défaut de la séduire en prétendant « Amor, mi raza sabe conquistar », ‘ma race sait conquérir l’amour’,  il en vient à la menace ouverte de l’amour à la haine et de la haine à la vengeance. Sans forcer son accent andalou, ce natif de Jérez à nom catalan d’une Espagne sans frontières, est tout aussi crédible dans le duo comique avec la soprano de l’opéra en trois actes et non zarzuela El gato montés (1917) de Manuel Penella, entonnant le pasodoble fameux, musique pleine de vie devenue malheureusement appel de torture et de mort dans les corridas.

Ana María Martínez, la portoricaine, de cette hispanité ressoudée, qui se moule sans peine dans tous les accents hispaniques des zarzuelas régionales, du madrilène à l’andalou, a affaire, et beaucoup à faire, avec les deux péninsulaires Espagnols dans des duos qui sont aussi des duels ! Ces mâles dominants ont du mal à séduire ou conquérir des femmes, aussi rebelles que Carmen, guère enclines, les coquines, à se laisser dicter un choix.
Mâles en échec
Vaines menaces du gitan, inutiles séductions, d’un Domingo redevenu ténor aragonais dans  El dúo de La Africana (1893), ‘Le duo de l’Africaine’ de Fernández Caballero qui veut convaincre la prima donna sévillane d’une pauvre troupe d’opéra, répétant l’Africaine de Meyerbeer, d’abandonner son pingre de mari impresario pour la suivre en Aragon pour y chanter la jota avec lui : « No cantes más la Africana »,’Ne chante plus l’Africaine’, intime-t-il vainement,  avec véhémence,  l’air ayant une strette en contrepoint véloce très rossinien sur le rythme de la jota : « No me da la gana » , ‘Je n’en ai pas envie’. Le même Plácido, puissant propriétaire d’Estrémadure, se faisant fort d’obtenir ce qu’il veut, se voit opposer un ferme « ¡Adiós, Vidal ! » par Luisa Fernanda.  

En effet, voix ferme et agile, aux séduisantes couleurs, égale sur toute la tessiture, soprano passant sans peine au mezzo, avec les aigus déchirants du pur lyrique nostalgique des illusions fanées de la romanza « No corté más que una rosa », ‘Je n’ai cueilli qu’une rose’ de La del manojo de rosas (1934) de Pablo Sorozábal, ‘Le bouquet de roses’, boutique où travaille une noble demoiselle ruinée après la chute de la monarchie à l’avènement de la Seconde République, zarzuela avec des traits sociaux réalistes, pressentant la guerre. Composée presque à la fin de la Guerre Civile, en trois actes et en prose, La marchenera (1938), est d’une élégance typique andalouse, dont les pétillantes peteneras flamencas, «Tres horas antes del día ». de Federico Moreno Torroba qui en composa quelque cinquante, genre qu’il défendit jusqu’en 1960. Ami du père de Domingo, en1980, il composa un opéra, El poeta, ‘Le poète’, avec Plácido, mais sans succès.
En bis, toujours sans annonce, avec encore une grâce andalouse des plus piquantes, Ana María Martínez, animée d’une vélocité à couper le souffle sauf le sien, se lance dans «Al pensar en el dueño de mis amores », les virtuoses et vertigineuses carceleras de Las hijas del Zebedeo (1889), ‘Les filles du Zebedeo’, air plein d’humour brodé de roulades dont elle enchaîne les cadences flamencas sans coupure, œuvre du grand compositeur d’opéras et de zarzuelas Ruperto Chapí, qui a laissé un chef-d’œuvre absolu comique du genre bref, La revoltosa  (1897).
 En fin de première partie, elle avait partagé le pasodoble en duo , « Hace tiempo que vengo al taller», tiré de la zarzuela réaliste de Sorozábal, La del manojo de rosas, avec un Domingo, faux ouvrier mais vrai amoureux, seul rôle de la soirée où Plácido sera heureux  héros en amour.


         Plácido Domingo, héros en échec amoureux
En effet, notre Domingo, la voix d’or devenue de bronze bruni, sans tricher sur son âge, a-t-il malicieusement placé toute cette nuit espagnole sous le signe du barbon joué comme le héros de La Boda de Luis Alonso qui ouvrait le programme ? En tous les cas, ici, le ténor devenu ou redevenu le baryton qu’il fut à ses débuts, loin de se la jouer en vieux jeune homme, laisse élégamment la place de vainqueur amoureux, explicitement ou implicitement par le choix des œuvres, au jeune premier Ismael Jordi. Certes, c’est la tradition lyrique que de faire du baryton l’empêcheur de tourner rond les amours de la soprano et du ténor. Mais, même reprenant la tessiture de ténor dans El dúo de La Africana, c’est un refus qu’il reçoit de la diva andalouse rétive. Son premier air soliste d’entrée de La del soto del Parral  (Sotullo y Vert, 1929), « Quiero desterrar de mi pecho el temor», évoque dramatiquement « les heures heureuses perdues », « la désillusion, » l’amertume du temps qui passe.  Son second air, « ¡Mi aldea ! », ‘Mon village !’ de Los gavilanes (1923), ‘Les éperviers’, de Jacinto Guerrero, exprime la joie, le bonheur éclatant du retour triomphant sur la terre natale de l’indiano, l’émigré économique revenu riche des Amériques, au sommet de sa puissante maturité. Mais la suite, malgré sa lucidité : « Je n’espère plus être aimé » et son cynisme misant l’amour sur le « sublime talisman de la richesse », lui prouvera que l’argent ne peut pas tout et le prédateur, aspirant à épouser la fille de la femme vieillie autrefois aimée, devra renoncer à sa proie. Vidal, le puissant propriétaire terrien sûr de lui et de ses désirs, même au moment du mariage, renoncera à la jeune Luisa Fernanda mieux assortie en âge et sentiment à Javier.

En fin de première partie, tiré de la réaliste La tabernera del puerto (1936) de Sorozábal, ‘La tavernière du port’, sur fond de trafic de cocaïne, son air « No puede ser », ‘C’est impossible’, dont son charisme a fait un passage obligé dans les récitals de ténors, chante de façon intense, déchirante, véhémente et intimiste à la fois, toutes les interrogations d’un homme aimant passionnément une femme mal perçue de l’opinion publique. Mais, quand on connaît l’ouvrage, on sait que son amour sera enfin couronné de succès.
Succès, échec ? Son bis, toujours pas annoncé, est la superbe surprise de la soirée : une chanson célèbre sur la forcément éphémère nuit d’amour d’une prostituée et de son client.
Ojos verdes (1935). Ces ‘Yeux verts’ ont pour auteur du texte un aristocrate, Rafael de León, comte et deux fois marquis, poète de ladite fameuse Génération de 27, dont faisait partie Federico García Lorca, dont il fut ami. Préférant aux salons de la noblesse les cafés chantants, en trio avec l’auteur dramatique Antonio Quintero et le musicien Manuel Quiroga, il deviendra célèbre et ils enregistreront plus de cinq milles chansons populaires dont certaines sont devenues des classiques du patrimoine espagnol.  Narrée à la première personne, Ojos verdes traite du troc banal entre une prostituée et un beau client mais la poétise par l’élégance indirecte de l’échange :

         « Appuyée contre la porte du bordel,
Je regardais s’allumer la nuit de mai.
Les hommes passaient et je souriais
Et tu t’arrêtas à cheval devant moi. »

Le cavalier demande, non le prix mais, avec courtoisie :

« Ma belle, me donnerais-tu du feu ?
— Mon beau, viens le prendre sur mes lèvres,
Je te donnerai du feu. »

S’ensuit, pour la femme une inoubliable nuit illuminée par les yeux de son amant de passage,
« Yeux verts comme le basilic, verts comme le vert citron, avec des reflets de poignard à jamais cloué dans mon cœur. »

À l’aube de la séparation, encore l’élégance courtoise du client qui ne laisse pas le « petit cadeau » gênant, le prix de ce qui est plus qu’une passe, mais dit :
         « Ma belle, je veux t’offrir de quoi t’acheter une robe ».
À quoi, la prostituée, arrêtant son geste, répond avec la même dignité :
« Nous sommes quittes, tu n’as rien à me donner. »

La bêtise de la censure postérieure franquiste, époque de prostitution hypocrite à grande échelle, interdisait, sous peine d’amende, de prononcer le mot mancebía, ‘bordel’, choquant ses chastes oreilles et imposait de dire à la place un día , ‘un jour’, ce qui donnait :

« Appuyée contre ma porte un jour
Je regardais s’allumer la nuit de mai.
Les hommes passaient et je souriais… »

Bref, transformant la pute, dont c’est le métier, en quotidienne ménagère racolant devant sa porte. La créatrice du rôle, Concha Piquer, républicaine, préféra toujours payer les amendes plutôt que de changer la parole.

Domingo, comme d’autres interprètes masculins épris de cette musique, de ce texte superbe, s'est emparé de la chanson, la mettant à la troisième personne, au prix de quelque absurdité : ces yeux verts (de la femme dans cette version), cloués à jamais au cœur, inoubliables, il est toujours loisible à l’homme, au client, de les retrouver, pas à elle. La musique auréole les paroles, les mots importants brodés, bredouillés, fredonnés, frissonnés, même du bord des lèvres, de délicats mélismes andalous, impossibles certes à exécuter dans l’immensité du plein air et dans la pleine puissance de cette voix mythique, mâle et tendre : mais, une danseuse flamenca, jouant avec son immense châle de Manille, semble jouer, dessiner physiquement pour nous ce que le texte dit et orne avec une souveraine élégance physique : avec ce sublime parao, cet arrêt, brusque et graphique, châle déployé comme une aile immense, ce digne refus du prix, le foulard frangé symbolisant à la fois la robe proposée et la dignité de la femme, qui transcende la vénalité par la noblesse du geste gratuit.

Des projections murales d’images de l’Espagne, quelques tables de taverne, des chaises sur scène stylisent lieux et ambiances d’une nuit d’Espagne.
On ne peut que remercier les Chorégies d’Orange d’avoir offert à Plácido Domingo et ses amis, cette carte blanche, qui a pris les couleurs d’un rêve espagnol par la grâce, la magie de ce grand artiste qui, traversant et transcendant tous les genres musicaux, fait vivre la Musique pour tous.

Chorégies d’Orange
Théâtre Antique 
Samedi 6 juillet à 21h30
Direction musicale, Óliver Díaz
Ana María Martínez, soprano
Ismael Jordi, ténor
Plácido Domingo, baryton
Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo
Les ballets d'Antonio Gades
François Thoron, lumières,
Mayte Chico, chorégraphies



Photos 
1. Photo programme:

Photos Philippe Gromelle  :
1 et 2 : Ballet Antonio Gadès ;
3. Gitan jaloux : Ismael, Martínez ; 
4. Le viril Jordi affublé du féminin "costume de lumières";
5. Martínez ;
6. Domingo, Martínez :
7. Domingo : "No puede ser"; 
8 et 9 : "Ojos verdes".

Diffusion sur France 5 samedi 27 juillet, 22h30
On trouve quelques zarzuelas intégrales et de très nombreux extraits sur Youtube par les plus grands interprètes espagnols. Brefs exemples :
Ataulfo Argenta - Intermedio (La Boda de Luis Alonso)

La leyenda del beso, Intermedio :

El niño judío. Compañía Sevillana de Zarzuela. Direction d’orchestre : Elena Martínez:
https://www.youtube.com/watch?v=7wZy3Dwfqi8








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